L’Île au trésor

Chapitre 5La chasse au trésor : la voix d’entre les arbres

Sous l’influence déprimante de cette crainte, aussi bien quepour laisser reposer Silver et le malade, toute la bande s’assit enarrivant au haut de la montée.

Vu la légère inclinaison du plateau vers l’ouest, le point oùnous étions arrivés dominait des deux côtés une vaste étendue.Devant nous, par-delà les cimes des arbres, on découvrait le capdes Bois, frangé d’écume ; derrière, s’étalaient à nos piedsle mouillage et l’îlot du Squelette, et l’on voyait aussi versl’est – plus loin que la langue de terre et la plaine orientale –un grand espace de mer libre. Au-dessus de nous se dressait laLongue-Vue, tachetée de pins solitaires et striée de sombrescrevasses. On n’entendait que le bruit lointain du ressac s’élevantde toutes parts, joint au bourdonnement, dans la brousse, demyriades d’insectes. Pas un être humain, pas une voile enmer : l’immensité de la vue aggravait l’impression desolitude.

Silver s’assit, et releva au compas diverses orientations.

– Voilà, dit-il, trois « grands arbres », à peu prèsdans l’alignement de l’îlot du Squelette. « Contrefort de laLongue-Vue » désigne, je suppose, ce sommet inférieur là.Désormais ce n’est plus qu’un jeu d’enfant de trouver lamarchandise. J’ai presque envie de dîner d’abord.

– Je ne suis pas pressé, murmura Morgan. Quand je pense à Flint,je me sens tout chose…

– Ah ! pour ça, mon fils, dit Silver, tu peux remercier tabonne étoile qu’il soit mort.

– Il était laid comme un diable ! cria un troisième pirate,en frissonnant ; et puis cette figure bleue !…

– C’est le rhum qui l’a emporté, ajouta Merry. Bleu ! oui,j’en conviens, qu’il était bleu. C’est le vrai mot.

Depuis qu’ayant découvert le squelette ils avaient laisséprendre ce cours à leurs pensées, ils avaient parlé de plus en plusbas, si bien qu’ils finissaient par chuchoter presque, et que lebruit de leur conversation troublait à peine le silence du bois.Tout à coup, venant des arbres situés en face de nous, une voixgrêle, aiguë et tremblée entonna l’air et les parolesfamiliers :

Nous étions quinze sur le coffredu mort…

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

Jamais je n’ai vu d’hommes plus affreusement émus que nospirates. Leurs six visages se décolorèrent comme par enchantement.Les uns bondirent sur leurs pieds, les autres se cramponnèrent àleurs voisins. Morgan se débattait sur le sol.

– C’est Flint, de par… ! cria Merry.

Le chant s’arrêta aussi brusquement qu’il avait débuté ; onl’eût dit interrompu net au milieu d’une note, comme si une mains’était posée sur la bouche du chanteur. Venant ainsi des lointainsde l’atmosphère claire et ensoleillée, d’entre les vertsfeuillages, le son me semblait léger et mélodieux ; et l’effetqu’il produisit sur mes compagnons ne m’en parut que plusétrange.

– Allons, dit Silver, remuant péniblement ses lèvres couleur decendre, allons, ça ne prend pas. Pare à virer. Cette voix fait undrôle d’effet, et je ne peux pas mettre un nom sur elle, mais c’estquelqu’un qui nous fait une blague, quelqu’un en chair et en os,vous pouvez en être sûrs.

Tout en parlant il reprenait courage, et son visage serecolorait. Déjà les autres prêtaient l’oreille à sonencouragement, lorsque la même voix retentit de nouveau. Ce n’étaitplus un chant, cette fois, mais un appel faible et lointain, querépercutèrent encore plus faiblement les échos de laLongue-Vue.

– Darby Mac Graw ! gémissait la voix (si le mot gémir peuts’appliquer à des cris) ; Darby Mac Graw ! Darby MacGraw ! répété à dix reprises.

Puis elle s’éleva un peu, et lança dans un blasphème que jen’écris point :

– Passe-moi le rhum, Darby !

Les forbans, les yeux hors de la tête, restèrent cloués au sol.La voix s’était tue depuis longtemps qu’ils regardaient toujoursdevant eux, muets et terrifiés.

– La question est réglée, après ça ! bégaya l’un. Fichonsle camp !

– Ce sont là ses dernières paroles, soupira Morgan, sesdernières paroles dans ce monde.

Dick avait tiré sa bible et priait avec ardeur. Car Dick avaitété bien élevé, avant de naviguer et de rencontrer de mauvaiscompagnons.

Mais Silver doutait encore. Je l’entendais claquer des dents,mais malgré cela, il ne se rendait toujours pas.

– Personne dans cette île ne sait rien de Darby, murmura-t-il,personne en dehors de nous autres. (Et puis, faisant un grandeffort 🙂 Camarades, cria-t-il, je suis venu ici pour avoircette marchandise, et je ne reculerai devant homme ni diable. Flintvivant ne m’a jamais fait peur et, par tous les diables ! jele braverai mort. À moins d’un quart de mille d’ici, il y a septcent mille livres enterrées. Quand donc un gentilhomme de fortunea-t-il jamais tourné la poupe à autant de galette, à cause d’unvieux pochard de marin à gueule bleue… et qui est mort, avecça !

Mais nulle velléité de courage ne se manifestait chez sespartisans : leur terreur, au contraire, semblait accrue parl’impiété de ses paroles.

– Amarre ça, John ! dit Merry. Ne va pas offenser unesprit.

Les autres étaient trop épouvantés pour rien dire. Tous seseraient enfuis chacun de son côté s’ils avaient osé ; mais lapeur les tenait rassemblés et serrés tout contre John, dontl’audace les soutenait. Quant à lui, il avait presque entièrementsurmonté sa faiblesse.

– Un esprit ? Enfin, soit, dit-il. Mais il y a là-dedansquelque chose de pas clair pour moi. Il y avait un écho. Or,personne n’a jamais vu un esprit avec une ombre ! Eh biendonc, quel besoin aurait-elle d’un écho ? Je voudrais bien lesavoir. Ce n’est certes pas naturel.

Je trouvai l’argument assez faible. Mais on ne peut jamaissavoir d’avance ce qui touchera les gens superstitieux, et, à magrande surprise, George Merry en fut beaucoup soulagé.

– Au fait, c’est juste, approuva-t-il. Tu as une tête sur tesépaules, John, il n’y a pas d’erreur. À Dieu vat, les gars !Ce matelot-là se trompe de bordée, que je crois. Et en yréfléchissant, la voix ressemblait un peu à celle de Flint, je vousl’accorde, mais elle avait moins de largue, tout compte fait. Ondirait plutôt la voix de quelqu’un d’autre… on dirait celle…

– De Ben Gunn ! par tous les diables ! rugitSilver.

– Oui, c’est bien ça, s’écria Morgan, en se relevant sur lesgenoux. C’était Ben Gunn !

– Ça ne fait pas grande différence, trouvez-vous pas ?interrogea Dick. Ben Gunn, pas plus que Flint, n’est ici présentdans son corps.

Mais les aînés des matelots accueillirent cette remarque avecdédain.

– Eh ! personne ne craint Ben Gunn, cria Merry. Mort ouvivant, personne ne l’a jamais craint.

Je n’en revenais pas de voir à quel point ils avaient repriscourage, et combien leurs visages avaient retrouvé leurs couleursnaturelles. Bientôt ils se remirent à bavarder entre eux, tout enécoutant par intervalles ; et un peu plus tard, n’entendantplus rien, ils rechargèrent les outils sur leurs épaules et seremirent en marche, sous la conduite de Merry, qui portait lecompas de Silver pour les maintenir dans l’alignement de l’îlot duSquelette. Merry avait dit vrai : mort ou vivant, personne necraignait Ben Gunn.

Dick seul tenait toujours sa bible, et tout en marchant lançaitautour de lui des regards apeurés, mais il n’éveillait aucunesympathie, et Silver le plaisanta même sur ses précautions.

– Je te l’avais dit, railla-t-il, je te l’avais bien dit, que tuavais gâché ta bible. Si elle ne vaut plus rien pour jurer dessus,crois-tu qu’un esprit va en tenir compte ? Pas ça !…

Et s’arrêtant une seconde sur sa béquille, il fît claquer sesgros doigts.

Mais les encouragements n’avaient point prise sur Dick ;bien plus, je ne tardai pas à voir que ce garçon tenait à peinedebout : sous l’influence de la chaleur, de la lassitude et dela crainte, la fièvre prédite par le docteur Livesey montait en luiavec une indéniable rapidité.

Le terrain dégagé rendait la marche facile, sur ce sommet, quenotre chemin longeait un peu de flanc, car le plateau s’inclinaitvers l’ouest, comme je l’ai déjà dit. Les pins, grands et petits,s’espaçaient largement ; et même entre les bouquets demuscadiers et d’azalées, de vastes clairières dénudées setorréfiaient à l’ardeur du soleil. Comme nous coupions l’île endiagonale vers le quasi nord-ouest, nous nous rapprochions toujoursplus des contreforts de la Longue-Vue, d’une part, et de l’autre,nous découvrions toujours plus largement cette baie occidentale oùle coracle m’avait naguère ballotté durant des heuresd’angoisse.

On atteignit le premier des grands arbres ; mais laboussole montra que ce n’était pas le bon. De même pour le second.Le troisième s’élevait en l’air à près de deux cents piedsau-dessus d’un bois taillis ; ce géant végétal avait un fûtrouge aussi épais qu’une maisonnette, et il projetait une ombreassez spacieuse pour y faire manœuvrer une compagnie. Onl’apercevait du large, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, et ilaurait pu figurer comme amer sur la carte.

Mais ce qui impressionnait mes compagnons, ce n’était pas sataille, mais bien de savoir que sept cent mille livres en or setrouvaient enterrées quelque part dans l’étendue de son ombre. Lapensée de l’argent, à mesure qu’ils approchaient, résorbait leursterreurs de naguère. Leurs yeux flamboyaient, leur pas devenaitplus vif et plus léger, leur âme entière était captivée par cetterichesse qui les attendait là, et représentait pour chacun d’euxtoute une vie de plaisir et de débauche.

Silver sautillait sur sa béquille avec des grognements ;ses narines dilatées frémissaient ; il sacrait comme un fouquand les mouches se posaient sur son visage luisant desueur ; il secouait rageusement la longe qui me reliait à lui,et de temps à autre tournait vers moi des yeux où luisait un regardassassin. Il ne prenait certes plus la peine de me cacher sespensées, et je les lisais à livre ouvert. La proximité immédiate del’or lui faisait oublier tout le reste : sa promesse audocteur comme l’avertissement de celui-ci étaient déjà loin, pourlui, et sans nul doute il comptait bien s’emparer du trésor,retrouver l’Hispaniola et l’aborder à la faveur de lanuit, massacrer tout ce qu’elle renfermait d’honnêtes gens, etremettre à la voile suivant ses intentions primitives, chargé deforfaits et de richesses.

Ces craintes m’accablaient, et j’avais peine à soutenir l’allurerapide des chercheurs de trésor. À tout moment, jetrébuchais ; et c’est en ces occasions que Silver secouait sibrutalement mon filin et me lançait ses regards meurtriers. Dick,qui marchait maintenant à notre suite et formait l’arrière-garde,parlait tout seul dans l’excitation de sa fièvre croissante, etmêlait les blasphèmes aux prières. Ma détresse s’en augmenta, etpour la couronner, mon imagination évoquait le drame qui s’étaitautrefois déroulé sur ce plateau, lorsque le flibustier à la facebleue – cet impie qui était mort à Savannah en chantant etréclamant à boire – avait de sa propre main égorgé ses sixcomplices. Je songeais aux hurlements qui avaient dû emplir alorsce bois aujourd’hui si paisible, et je me figurais presque lesentendre résonner encore.

Nous arrivâmes à la lisière du taillis.

– Hardi, les gars, tous ensemble ! cria Merry.

Et les plus avancés se mirent à courir.

Ils n’avaient pas fait dix toises, que nous les vîmes soudains’arrêter. Un cri de désappointement retentit. Silver redoubla devitesse, piochant comme un possédé avec le bout de sa béquille, etun instant plus tard, lui et moi nous arrêtions net également.

Une large excavation s’ouvrait devant nous. Elle datait déjà,car ses parois s’éboulaient, et de l’herbe avait crû au fond. Ellerenfermait le manche d’une pioche cassé en deux et les plancheséparses de plusieurs caisses. Sur l’une de ces planches je lus,imprimé au fer chaud, le mot Walrus, le nom du navire deFlint.

Tout était clair jusqu’à l’évidence. On avait découvert la cacheet raflé son contenu : les sept cent mille livres s’en étaientallées.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer