L’Île au trésor

Chapitre 2 Àl’enseigne de la Longue-Vue

Après m’avoir laissé déjeuner, le chevalier me remit un billetadressé à John Silver, à l’enseigne de la Longue-Vue. Pourla trouver, il me suffisait de longer les bassins et de faireattention ; je verrais une petite taverne ayant pour enseigneun grand télescope de cuivre. C était là. Je me mis en route, ravide cette occasion de mieux voir navires et matelots, et mefaufilant parmi une foule épaisse de gens, de camions et de ballots– car l’affairement battait son plein sur le quai – je trouvai lataverne en question.

C’était un petit débit d’allure assez prospère. L’enseigne étaitpeinte de frais, on voyait aux fenêtres de jolis rideaux rouges, etle carreau était proprement sablé. Situé entre deux rues, il avaitsur chacune d’elles une porte ouverte, ce qui donnait assez de jourdans la salle grande et basse, malgré des nuages de fumée detabac.

La plupart des clients étaient des navigateurs, et ils parlaientsi fort que je m’arrêtai sur le seuil, intimidé.

Durant mon hésitation, un homme surgit d’une pièce intérieure,et un coup d’œil suffit à me persuader que c’était Long John. Ilavait la jambe gauche coupée au niveau de la hanche, et il portaitsous l’aisselle gauche une béquille, dont il usait avec unemerveilleuse prestesse, en sautillant dessus comme un oiseau Ilétait très grand et robuste, avec une figure aussi grosse qu’unjambon – une vilaine figure blême, mais spirituelle et souriante.Il semblait même fort en gaieté, sifflait tout en circulant parmiles tables et distribuait des plaisanteries ou des tapes surl’épaule à ses clients favoris.

À vrai dire, dès la première nouvelle de Long John contenue dansla lettre du chevalier Trelawney, j’avais appréhendé que ce ne fûtlui le matelot à une jambe que j’avais si longtemps guetté au vieuxBenbow. Mais un regard suffit à me renseigner sur l’hommeque j’avais devant moi. Connaissant le capitaine, Chien-Noir et Pewl’aveugle, je croyais savoir ce qu’était un flibustier : unindividu tout autre, à mon sens, que ce tavernier de bonne mine etd’humeur affable.

Je repris courage aussitôt, franchis le seuil et marchai droit ànotre homme, qui, étayé sur sa béquille, causait avec unconsommateur.

– Monsieur Silver, n’est-ce pas, monsieur ? fis-je, en luitendant le pli.

– Oui, mon garçon, c’est bien moi, répliqua-t-il. Et toi-même,qui es-tu ?

Mais en voyant la lettre du chevalier, il réprima unhaut-le-corps.

– Ah ! reprit-il, en élevant la voix, je comprends, tu esnotre nouveau garçon de cabine. Charmé de faire taconnaissance.

Et il m’étreignit la main dans sa vaste poigne.

Tout aussitôt, à l’autre bout de la salle, un consommateur seleva brusquement et prit la porte. Il en était proche, et uninstant lui suffit à gagner la rue. Mais sa hâte avait attiré monattention, et je le reconnus d’un coup d’œil. C’était l’homme auvisage de cire et privé de deux doigts qui était venu le premier àl’Amiral Benbow.

– Ah ! m’écriai-je, arrêtez-le ! C’estChien-Noir !

– Je ne donnerais pas deux liards pour savoir qui c’est,proclama Silver ; mais il part sans payer. Harry, cours aprèset ramène-le.

Harry, qui était tout voisin de la porte, bondit à la poursuitedu fugitif.

– Quand ce serait l’amiral Hawke en personne, il paiera sonécot ! reprit Silver.

Puis, lâchant ma main :

– Qui disais-tu que c’était ? Noir quoi ?

– Chien-Noir, monsieur, répondis-je. M. Trelawney a dû vousparler des flibustiers ? C’en est un.

– Hein ? Dans ma maison ! Ben, cours prêter main-forteà Harry. Lui, un de ces sagouins ?… Morgan, c’est vous quibuviez avec lui ? Venez ici.

Le nommé Morgan – un vieux matelot à cheveux gris et au teintd’acajou – s’avança tout piteux, en roulant sa chique.

– Dites, Morgan, interrogea très sévèrement Long John, vousn’avez jamais rencontré ce Chien-Noir auparavant, hein ?

– Non, monsieur, répondit Morgan, avec un salut.

– Vous ne saviez pas son nom, dites ?

– Non, monsieur.

– Par tous les diables, Tom Morgan, cela vaut mieux pourvous ! s’exclama le patron. Si vous aviez été en rapport avecdes gens comme ça, vous n’auriez plus jamais remis le pied chezmoi, je vous le garantis. Et qu’est-ce qu’il vousracontait ?

– Je ne sais pas au juste, monsieur.

– Crédié ! C’est donc une tête de mouton que vous avez surles épaules ? Vous ne savez pas au juste ! Vous ne saviezpeut-être pas que vous parliez à quelqu’un, hein ? Allons,vite, de quoi jasait-il ?… de voyages, de capitaines, debateaux ? Accouchez ! qu’est-ce que c’était ?

– Nous parlions de carénage, répondit Morgan.

– De carénage, vraiment ? C’est un sujet très édifiant, iln’y a pas de doute. Allez vous rasseoir, marin d’eau douce.

Et tandis que Morgan regagnait sa place, Silver me dit tout bas,sur un ton confidentiel, très flatteur à mon avis :

– C’est un très brave homme, ce Tom Morgan, quoique bête. Mais,voyons, continua-t-il tout haut… Chien-Noir ? Non, je neconnais pas ce nom-là. Et pourtant, j’ai comme une idée… oui, j’aidéjà vu le sagouin. Il venait parfois ici accompagné d’un mendiantaveugle, oui, parfois.

– Vous pouvez en être sûr, dis-je. Et j’ai connu aussi cetaveugle. Il se nommait Pew.

– C’est ça, s’écria Silver, maintenant très excité. Pew !pas de doute, c’était bien son nom. Et quelle tête de canaille ilavait ! Si nous attrapons ce Chien-Noir, c’est le capitaineTrelawney qui sera heureux de l’apprendre ! Ben est bon à lacourse ; peu de marins courent comme lui. Il doit le rattraperhaut la main, par tous les diables !… Il parlait de carénage,pas vrai ? Je vais te le caréner, moi !

Tout en lançant ces phrases, il béquillait de long en largeparmi la taverne, claquant de la main sur les tables, et affectantune telle chaleur qu’il eût convaincu un juge de cour d’assises ouun limier de la police. Mes soupçons s’étaient réveillés entrouvant Chien-Noir à la Longue-Vue, et j’observais attentivementle maître coq. Mais il était trop fort, trop prompt et trop rusépour moi. Quand les deux hommes rentrèrent tout hors d’haleine,avouant qu’ils avaient perdu la piste dans la foule, et qu’on lesavait pris pour des voleurs et houspillés, je me serais portégarant de l’innocence de Long John.

– Dis donc, Hawkins, fit-il, voilà une chose fichtrementdésagréable pour un homme comme moi, hein ! Le capitaineTrelawney, que va-t-il penser ? Voici que j’ai ce maudit filsde Hollandais installé dans ma maison, à boire mon rhum ;voici que tu arrives et me dis son fait, et voici, crénom !que je le laisse nous jouer la fille de l’air, sous mes yeux !Dis, Hawkins, tu me justifieras auprès du capitaine ? Tu es ungamin, pas vrai, mais tu es sage comme une image. Je l’ai vu dèston entrée. Eh bien, réponds, que pouvais-je faire, moi, clopinantsur cette vieille bûche ? Quand j’étais maître marinier depremière classe, je l’aurais rejoint haut la main et empoigné endeux temps trois mouvements ; mais à cette heure…

Soudain, il s’interrompit, et resta bouche bée, comme s’il serappelait quelque chose.

– L’écot ! lança-t-il. Trois tournées de rhum ! Mortde mes os, j’avais oublié l’écot !

Et s’affalant sur un escabeau, il se mit à rire, littéralementaux larmes. Je ne pus m’empêcher de l’imiter, et les éclatsréitérés de nos rires associés firent retentir la taverne.

– Vrai ! il faut que je sois un fameux veau marin !fit-il à la fin en s’essuyant le visage. Nous faisons bien lapaire, Hawkins, car on pourrait, ma foi, me cataloguer moussaillon.Mais maintenant, allons, pare à virer. Ce n’est pas tout ça. Ledevoir avant tout, camarade. Je mets mon vieux tricorne et fileavec toi chez le capitaine Trelawney, lui conter l’affaire. Car,note bien, jeune Hawkins, c’est grave, cette histoire, et j’oseraidire que ni toi ni moi n’en sortons guère à notre avantage. Non, nitoi non plus, dis ; nous n’avons pas été fins, pas plus l’unque l’autre. Mais, mort de mes os, c’est une bonne blague, celle del’écot !

Et il se remit à rire, de si bon cœur que, tout en ne voyant pasla plaisanterie comme lui, je fus à nouveau contraint de partagerson hilarité.

Durant notre courte promenade au long des quais, mon compagnonm’intéressa fort en me parlant des navires que nous passions enrevue, de leurs différents types, de leur tonnage, de leurnationalité ; il m’expliquait la besogne qui s’yfaisait : on déchargeait la cargaison de l’un, on embarquaitcelle de l’autre ; un troisième allait appareiller ; et àtout propos il me sortait de petites anecdotes sur les navires oules marins et me serinait des expressions nautiques pour me lefaire bien entrer dans la tête. Je le voyais de plus en plus, ceserait là pour moi un compagnon de bord inestimable.

En arrivant à l’auberge, nous trouvâmes le chevalier et ledocteur Livesey attablés devant une pinte de bière et desrôties ; ils s’apprêtaient à aller faire une tournéed’inspection sur la goélette.

Long John raconta l’histoire depuis A jusqu’à Z, avec beaucoupde verve et la plus exacte franchise.

– C’est bien ça, n’est-ce pas, Hawkins ? disait-il de tempsà autre.

Et chaque fois je ne pouvais que confirmer son récit.

Les deux messieurs regrettèrent que Chien-Noir eûtéchappé ; mais nous convînmes tous qu’il n’y avait rien àfaire, et après avoir reçu des félicitations, Long John reprit sabéquille et se retira.

– Tout le monde à bord pour cet après-midi à quatreheures ! lui cria de loin le chevalier.

– Bien, monsieur, répondit le coq, du corridor.

– Ma foi, chevalier, dit le docteur Livesey, je n’ai en généralpas grande confiance dans vos trouvailles, mais j’avouerai quandmême que ce John Silver me botte.

– C’est un parfait brave homme, déclara le chevalier.

– Et maintenant, conclut le docteur, Jim va venir à bord avecnous, n’est-ce pas ?

– Bien entendu. Mettez votre chapeau, Hawkins, et allons visiterle navire.

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