L’Île au trésor

Chapitre 3La poudre et les armes

Comme l’Hispaniola n’était pas à quai, il nous fallut,pour nous y rendre, passer sous les figures de proue et devant lesarrières de plusieurs autres navires dont les amarres tantôtraclaient la quille de notre canot et tantôt se balançaientau-dessus de nos têtes. À la fin, cependant, nous accostâmes etprîmes pied à bord. Nous fûmes reçus et salués par le second,M. Arrow, un vieux marin basané, à boucles d’oreilles et quilouchait.

Le chevalier semblait au mieux avec lui. Je m’aperçus vite queM. Trelawney s’entendait moins bien avec le capitaine.

Ce dernier était un homme à l’air sévère, qu’on eût ditmécontent de toute chose à bord. Et il ne tarda pas à nous en direla raison, car à peine étions-nous descendus dans la cabine, qu’unmatelot nous y rejoignit et annonça :

– Le capitaine Smollett, monsieur, qui demande à vousparler.

– Je suis toujours aux ordres du capitaine, répondit lechevalier. Introduisez-le.

Le capitaine, qui suivait de près son messager, entra aussitôtet ferma la porte derrière lui.

– Eh bien, capitaine Smollett, quelle nouvelle ? Tout vabien, j’espère ; tout est en bon ordre denavigation ?

– Eh bien, monsieur, répondit le capitaine, mieux vaut, jecrois, parler franc, même au risque de vous déplaire. Je n’aime pascette croisière, je n’aime pas l’équipage et je n’aime pas monsecond. Voilà qui est clair et net.

– Et peut-être, monsieur, n’aimez-vous pas le navire ?interrogea le chevalier, très irrité à ce que je pus voir.

– Quant à lui, monsieur, je ne puis rien en dire avant del’avoir vu à l’œuvre. Il m’a l’air d’un fin bâtiment ; c’esttout ce que j’en sais.

– Peut-être encore, monsieur, n’aimez-vous pas non plus votrearmateur ?

Mais le docteur Livesey intervint :

– Un instant ! un instant ! Des questions de ce genrene sont bonnes qu’à provoquer des malentendus. Le capitaine en adit trop, ou trop peu, et je dois dire que j’exige une explicationde ses paroles. Vous n’aimez pas, dites-vous, cette croisière.Pourquoi ?

– Je me suis engagé, monsieur, suivant le système dit desinstructions scellées, à mener le navire où m’ordonnera cemonsieur. C’est parfait. Tout va bien jusque-là. Mais je constateque chacun des simples matelots en sait plus que moi. Trouvez-vouscela bien, voyons, dites ?

– Non, fit le docteur Livesey, ce n’est pas bien, jel’admets.

– Ensuite j’apprends que nous allons à la recherche d’un trésor…c’est mon équipage qui me l’apprend, remarquez. Or, les trésors,c’est de la besogne délicate ; je n’aime pas du tout lesvoyages au trésor ; et je les aime encore moins quand ils sontsecrets et que (sauf votre respect, monsieur Trelawney) le secret aété raconté au perroquet.

– Quel perroquet ? demanda le chevalier. Celui deSilver ?

– Façon de parler. Quand il a été divulgué, je veux dire. Jecrois bien qu’aucun de vous deux, messieurs, ne sait ce quil’attend ; mais je vais vous dire ce que j’en pense :c’est une question de vie ou de mort, et où il faut jouerserré.

– Voilà qui est bien clair et, je dois le dire, assez juste,répliqua le docteur Livesey. Nous acceptons le risque ; maisnous ne sommes pas aussi naïfs que vous croyez… En second lieu,dites-vous, vous n’aimez pas l’équipage. N’avons-nous pas de bonsmarins ?

– Je ne les aime pas, monsieur, repartit le capitaine Smollett.Et puisque vous en parlez, j’estime qu’on aurait dû me laisserchoisir mon équipage moi-même.

– Possible, reprit le docteur, mon ami eût peut-être dû vousconsulter ; mais s’il l’a négligé, c’est sans mauvaiseintention. Et vous n’aimez pas non plus M. Arrow ?

– Non, monsieur, je ne l’aime pas. Je le crois bon marin ;mais il est trop familier avec l’équipage pour faire un bonofficier. Un second doit rester sur son quant-à-soi et ne pastrinquer avec les hommes de l’avant.

– Voulez-vous dire qu’il s’enivre ? lança le chevalier.

– Non, monsieur : simplement qu’il est trop familier.

– Et maintenant, le résumé de tout cela, capitaine ? émitle docteur. Exposez votre désir.

– Messieurs, êtes-vous résolus à poursuivre cettecroisière ?

– Dur comme fer, affirma le chevalier.

– Très bien, reprit le capitaine. Alors, puisque vous m’avezécouté fort patiemment vous dire des choses que je ne puis prouver,écoutez quelques mots de plus. On est en train de loger la poudreet les armes dans la cale avant. Or, vous avez sous la cabine uneplace excellente : pourquoi pas là ?… premier point.Puis, vous emmenez avec vous quatre de vos gens, et il paraît queplusieurs d’entre eux vont coucher à l’avant. Pourquoi ne pas leurdonner ces cadres-là, à côté de la cabine ?… second point.

– C’est tout ? demanda M. Trelawney.

– Encore ceci : on n’a déjà que trop bavardé.

– Beaucoup trop, acquiesça le docteur.

– Je vais vous répéter ce que j’ai entendu moi-même, poursuivitle capitaine Smollett. On dit que vous avez une carte de l’île,qu’il y a sur cette carte trois croix pour désigner l’emplacementdu trésor, et que cette île est située par… Et il énonça lalongitude et la latitude exactes.

– Je n’ai jamais dit cela, se récria le chevalier, jamais, àpersonne !

– Les matelots le savent pourtant, monsieur, riposta lecapitaine.

– Livesey, s’écria le chevalier, ce ne peut être que vous ouHawkins.

– Peu importe de savoir qui, répliqua le docteur. Pas plus quele capitaine, je le voyais bien, il ne tenait grand compte desprotestations de M. Trelawney. Moi non plus, du reste, car lechevalier était un bavard incorrigible ; mais en l’espèce jecrois qu’il disait vrai, et que personne n’avait révélé la positionde l’île.

– Eh bien, messieurs, reprit le capitaine, je ne sais pas qui devous détient cette carte ; mais je pose en principe qu’on mele laissera ignorer, aussi bien qu’à M. Arrow. Sinon je meverrais forcé de vous présenter ma démission.

– Je vois, dit le docteur. Il faut, à votre avis, nous tenir surla défensive, et faire de la partie arrière du navire une citadelleéquipée avec les serviteurs personnels de mon ami et pourvue detoutes les armes et munitions du bord. En d’autres termes, vousredoutez une mutinerie.

– Monsieur, riposta le capitaine Smollett, sans vouloir vouschercher noise, je vous conteste le droit de m’attribuer indûmentces paroles. Nul capitaine, monsieur, ne serait excusable mêmed’appareiller, s’il avait un motif suffisant de les prononcer.Quant à M. Arrow, il est, je le crois, foncièrementhonnête ; quelques-uns des hommes aussi ; tous peut-être,je ne sais. Mais je suis responsable de la sécurité du navire et del’existence de tous ceux qu’il porte. Je vois que les choses nevont pas tout à fait droit, à mon idée. Et je désire que vouspreniez certaines précautions, ou que vous me laissiezdémissionner. Voilà tout.

– Capitaine Smollett, commença le docteur avec un sourire,connaissez-vous la fable de la montagne qui accouche d’unesouris ? Vous m’excuserez, j’espère, mais vous m’en faitessouvenir. Quand vous êtes entré ici, j’aurais gagé ma perruque quevous attendiez de nous autre chose que cela.

– Docteur, vous voyez clair. Quand je suis entré ici, jem’attendais à recevoir mon congé. Je ne pensais pas queM. Trelawney m’écouterait au-delà du premier mot.

– Et je n’en écouterai pas davantage, s’écria le chevalier. SansLivesey, je vous aurais envoyé au diable. N’importe, grâce à lui,je vous ai écouté. J’agirai selon votre désir ; mais j’ai devous la plus triste opinion.

– Comme il vous plaira, monsieur, dit le capitaine. Vousreconnaîtrez que je fais mon devoir.

Et là-dessus il prit congé de nous.

– Trelawney, émit le docteur, contrairement à toutes mes idées,je crois que vous avez réussi à nous amener à bord deux honnêtesgens : cet homme-là et John Silver.

– Silver, soit ; mais quant à ce fumiste insupportable,sachez que j’estime sa conduite indigne d’un homme, d’un marin etplus encore d’un Anglais.

– Bien, dit le docteur, nous verrons.

Quand nous montâmes sur le pont, les hommes étaient déjà occupésau transfert des armes et de la poudre, et travaillaient encadence, sous la direction du capitaine et de M. Arrow.

J’approuvai tout à fait le nouvel arrangement qui modifiait toutsur la goélette. Nous avions à l’arrière six cabines, prises sur lapartie postérieure de la grande cale, et cette série de chambrettesne communiquait avec le gaillard d’avant que par une étroitecoursive à bâbord, donnant sur la cuisine. Suivant les dispositionsprimitives, le capitaine, M. Arrow, Hunter, Joyce, le docteuret le chevalier, devaient occuper ces six pièces. À présent, deuxétaient destinées à Redruth et à moi, tandis que M. Arrow etle capitaine logeraient sur le pont, dans le capot qu’on avaitélargi des deux côtés, en sorte qu’il méritait presque le nom dedunette. C’était toujours, bien entendu, fort bas de plafond, maisil y avait place pour suspendre deux hamacs, et le second lui-mêmeparut satisfait de cet arrangement. Il se méfiait peut-être ausside l’équipage ; mais ce n’est là qu’une supposition, car,comme on va le voir, il n’eut guère le loisir de nous donner sonavis.

Nous étions en pleine activité, transportant munitions etcouchettes, quand un ou deux retardataires, accompagnés de LongJohn, arrivèrent dans un canot du port.

Le cuisinier, agile comme un singe, escalada le bord, et vitaussitôt de quoi il s’agissait. Il s’écria :

– Holà, camarades ! qu’est-ce que vous faites ?

– Nous déménageons la poudre, répondit l’un.

– Mais, par tous les diables ! lança Long John, si on faitça, on va manquer la marée du matin !

– Mes ordres, dit sèchement le capitaine. Vous pouvez aller àvos fourneaux, mon garçon. L’équipage va réclamer son souper.

– Bien, monsieur, répondit le coq en saluant.

Et il se dirigea vers sa cuisine.

– Voilà un brave homme, capitaine, dit le docteur.

– C’en a tout l’air, monsieur… répliqua le capitaine. Doucementavec ça, les hommes, doucement, continua-t-il, en s’adressant auxgars qui maniaient la poudre.

Puis soudain, me surprenant à examiner la caronade[2] que portait le bateau par son milieu, unelongue pièce de neuf, en bronze :

– Dites donc, le mousse, cria-t-il, filez-moi de là. Allezdemander au cuisinier qu’il vous donne de l’ouvrage.

Je m’esquivai au plus vite, mais je l’entendis qui disait audocteur, très haut :

– Je ne veux pas de privilégiés sur mon navire. Je vous garantisque j’étais bien de l’avis du chevalier, et que je détestaiscordialement le capitaine.

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