L’Île au trésor

Chapitre 5L’ambassade de Silver

En effet, juste au-delà du retranchement, il y avait deuxhommes : l’un agitait une étoffe blanche, l’autre, rien moinsque Silver lui-même, se tenait paisiblement à son côté.

Il était encore très tôt, et il faisait ce matin-là plus froidque je ne l’ai jamais éprouvé dans ce voyage. On frissonnait,transi jusqu’aux moelles. Le ciel s’étalait clair et sans nuage, etle soleil rosissait les cimes des arbres. Mais l’endroit où setrouvait Silver et son acolyte était encore dans l’ombre, et ilsenfonçaient jusqu’aux genoux dans un brouillard épais et blanc quiétait monté du marigot pendant la nuit. Ce froid et ce brouillardpris ensemble donnaient de l’île une piètre opinion. C’étaitévidemment un endroit humide, fiévreux et malsain.

– Restez à l’intérieur, mes amis, ordonna le capitaine. Dixcontre un que c’est une ruse !

Puis, hélant le flibustier :

– Qui vive ? Halte-là, ou l’on fait feu !

– Pavillon parlementaire ! cria Silver.

Le capitaine était sous le vestibule, se défilant soigneusement,par crainte d’une balle tirée en traîtrise. Il s’adressa ànous :

– La bordée du docteur, à veiller ! Docteur Livesey, prenezle côté nord, s’il vous plaît ; Jim, l’est ; Gray,l’ouest. L’autre bordée, tout le monde à charger les mousquets.Vivement, les hommes, et méfiez-vous.

Puis, derechef aux mutins :

– Et qu’est-ce que vous voulez, avec votre pavillonparlementaire ?

Cette fois, ce fut l’autre individu qui répondit :

– C’est le capitaine Silver, monsieur, qui vient vous faire despropositions.

– Le capitaine Silver ? Connais pas ! Quiest-ce ? s’écria le capitaine.

Et nous l’entendîmes ajouter à part lui :« Capitaine ? ah bah ! Ma parole, en voilà del’avancement ! »

Long John répliqua lui-même :

– C’est moi, monsieur. Ces pauves gars m’ont choisi commecapitaine, monsieur, après votre désertion. (Et il appuya fortementsur le mot.) Nous sommes prêts à nous soumettre sans barguigner, sinous pouvons en venir à un accord avec vous. Tout ce que je vousdemande, capitaine Smollett, c’est votre parole de me laissersortir sain et sauf de cette palanque et de me donner une minutepour me mettre hors de portée, avant d’ouvrir le feu.

– Mon garçon, dit le capitaine Smollett, je n’ai pas la moindreenvie de causer avec vous. Si vous désirez me parler, vous pouvezvenir, voilà tout. S’il y a quelque traîtrise, elle viendra devotre côté, et que le Seigneur vous en préserve.

– Cela me suffit, capitaine, lança gaiement Long John. Un mot devous me suffit. Je sais reconnaître un galant homme, vous pouvez enêtre sûr.

Nous vîmes l’individu au drapeau blanc tenter de retenir Silver.Et cela se comprenait, vu la réponse cavalière faite par lecapitaine. Mais Silver lui éclata de rire au nez et lui donna uneclaque dans le dos, comme s’il eût été absurde de s’alarmer. Puisil s’approcha de la palissade, jeta sa béquille par-dessus, lançaune jambe en l’air, et à force de vigueur et d’adresse, réussit àescalader le retranchement et à retomber sans accident de l’autrecôté.

Je dois avouer que j’étais beaucoup trop occupé de ce qui sepassait pour être de la moindre utilité comme sentinelle. En effet,j’avais déjà abandonné ma meurtrière de l’est, pour me glisserderrière le capitaine. Il s’était assis sur le seuil, les coudesaux genoux, la tête entre les mains, et les yeux fixés sur l’eauqui gargouillait parmi le sable au sortir du vieux chaudron de fer.Il sifflait entre ses dents : « Venez, filles etgarçons. »

Silver eut une peine effroyable à parvenir au haut du monticule.Grâce à la roideur de la pente, aux multiples souches d’arbres etau sable mou, il était aussi empêtré avec sa béquille qu’un bateaupar vent debout. Mais il s’acharna muettement, comme un brave, etarriva enfin devant le capitaine, qu’il salua de la plus noblefaçon. Il s’était paré de son mieux : un habit bleu démesuré,surchargé de boutons de cuivre, lui pendait jusqu’aux genoux, et unchapeau superbement galonné se campait sur son occiput.

– Vous voilà, mon garçon, lui dit le capitaine en relevant latête. Je vous conseille de vous asseoir.

– N’allez-vous pas me laisser entrer, capitaine ? réclamaLong John. Il fait bien froid ce matin, monsieur, pour s’asseoirdehors sur le sable.

– Eh ! Silver, répondit le capitaine, si vous aviezconsenti à rester un honnête homme, vous seriez maintenant assisdans votre cuisine. C’est votre faute. Vous êtes, ou bien le coq demon navire – et vous n’aviez pas à vous plaindre – ou bien lecapitaine Silver, un vulgaire mutin, un pirate, et dans ce cas,vous pouvez aller vous faire pendre !

– Bien, bien, capitaine, répondit le maître coq, en s’asseyantsur le sable comme on l’y invitait, vous me donnerez un coup demain pour me relever, voilà tout. Un bien joli endroit que vousavez choisi là. Tiens, voici Jim ! Je te souhaite bien lebonjour, Jim. Docteur, je vous présente mes respects. Allons, vousêtes tous réunis comme une heureuse famille, pour ainsim’exprimer…

– Si vous avez quelque chose à dire, mon garçon, je vousconseille de parler, interrompit le capitaine.

– Vous avez raison, capitaine Smollett. Le devoir avant tout,pour sûr. Eh bien, dites donc, vous nous avez joué un bon tour lanuit dernière. Je ne le nie pas, c’était un bon tour. Certainsd’entre vous sont joliment habiles à manier l’anspect. Et je ne niepas non plus que plusieurs de mes gens en ont été un peu ébranlés…voire tous l’ont été ; voire je l’ai été moi-même, et c’estpeut-être pour cela que je suis venu ici offrir des conditions.Mais faites attention, capitaine, ça ne prendrait pas deux fois,cré tonnerre ! Nous allons monter la garde, et mollir d’unquart ou deux sur le chapitre du rhum. Vous pensez peut-être quenous étions tous complètement gris. Mais je puis vous affirmer que,moi, je n’avais pas bu ; seulement, j’étais crevé defatigue ; et si je m’étais réveillé une seconde plus tôt, jevous attrapais sur le fait. Il n’était pas mort quand je suisarrivé auprès de lui, non, pas encore.

– Après ! fit le capitaine Smollett, aussi impassible quejamais.

Tout ce que Silver venait de lui dire était pour lui del’hébreu, mais on ne l’aurait jamais cru à son intonation. Quant àmoi, je commençais à deviner. Les derniers mots de Ben Gunn merevinrent à la mémoire. Je compris qu’il avait rendu visite auxflibustiers pendant qu’ils gisaient tous ivres morts autour de leurfeu, et je me réjouis de calculer qu’il ne nous restait plus quequatorze ennemis à combattre.

– Eh bien, voici, dit Silver. Nous voulons ce trésor, et nousl’aurons : voilà notre point de vue. Vous désirez tout autantsauver vos existences, je suppose : voilà le vôtre. Vous avezune carte, pas vrai ?

– C’est bien possible, répliqua le capitaine.

– Oh ! si fait, vous en avez une, je le sais… Ce n’est pasla peine d’être si raide avec les gens, cela n’a rien à voir avecle service, croyez-moi… Ce que je veux dire, c’est qu’il nous fautvotre carte. Mais je ne vous veux pas de mal, pour ma part…

– Ça ne prend pas avec moi, mon garçon, interrompit lecapitaine. Nous connaissons exactement vos intentions, et peu nousimporte, car désormais, sachez-le, vous ne pouvez plus lesréaliser.

Et, le regardant avec placidité, le capitaine se mit à bourrerune pipe.

– Si Abraham Gray… commença Silver.

– Assez ! cria M. Smollett. Gray ne m’a rien raconté, et jene lui ai rien demandé ; et qui plus est, je préférerais vousvoir, vous et lui et toute cette île, sauter en l’air et retomberen mille morceaux. Voilà ce que vous devez savoir, mon garçon, à cesujet.

Cette petite bouffée d’humeur eut pour résultat de calmerSilver. Son début d’irritation tomba, et il se ressaisit :

– Ça se peut ben, dit-il. Je n’ai pas à déterminer ce que lesgens comme il faut peuvent juger correct ou non, suivant le cas. Etpuisque vous vous apprêtez à fumer une pipe, capitaine, je prendraila liberté d’en faire autant.

Il bourra sa pipe et l’alluma. Pendant un bon moment, les deuxhommes restèrent à fumer sans mot dire, tantôt se regardant commedes chiens de faïence, tantôt renforçant leur tabac, tantôt sepenchant pour cracher. On se serait cru au spectacle.

– Maintenant, reprit Silver, voici. Vous nous donnez la cartepour nous permettre de trouver le trésor, et vous cessez decanarder les pauvres matelots et de leur casser la tête pendantleur sommeil. Faites cela, et nous vous donnons à choisir… Ou bienvous venez à bord avec nous, une fois le trésor embarqué, et alorsje prends l’engagement, sur ma parole d’honneur, de vous déposer àterre quelque part sains et saufs. Ou, si cela n’est pas de votregoût, vu que plusieurs de mes hommes sont un peu brutaux et ont devieilles rancunes à cause des punitions, alors vous pouvez resterici. Nous partagerons les provisions avec vous, à partségales ; et je prends l’engagement, comme ci-devant, d’avertirle premier bateau que je rencontrerai et de l’envoyer ici vousprendre. Voilà qui est parler, vous le reconnaîtrez. De meilleureproposition, vous ne pouviez pas en attendre, c’est impossible. Etj’espère (il éleva la voix) que tous les matelots présents dans ceblockhaus réfléchiront à mes paroles, car ce que je dis pour l’un,je le dis pour tous.

Le capitaine Smollett se leva de sa place, et, d’un coup sec surla paume de sa main gauche, vida le culot de sa pipe.

– Est-ce tout ? demanda-t-il.

– C’est mon tout dernier mot, cré tonnerre ! répondit John.Refusez cela, et vous n’aurez plus de moi que des balles demousquet.

– Très bien, dit le capitaine. À mon tour de parler. Si vousvenez ici un par un, désarmés, je m’engage à vous flanquer tous auxfers, et à vous ramener en Angleterre où vous serez jugés dans lesformes. Si vous refusez, sachez que je m’appelle AlexandreSmollett, que j’ai hissé les couleurs de mon souverain, et que jevous expédierai tous à maître Lucifer… Vous ne pouvez pas découvrirle trésor. Vous ne pouvez pas manœuvrer le navire… il n’est pas unhomme parmi vous qui en soit capable. Vous ne pouvez pas nouscombattre… Gray, que voilà, est venu à bout de cinq des vôtres.Votre navire est livré au vent, maître Silver ; vous êtes prêtà faire côte, et vous ne tarderez pas à vous en apercevoir. Jereste ici, je vous le déclare ; et c’est la dernière fois queje vous parle en ami, car, j’en atteste le ciel, la prochaine foisque je vous rencontrerai, je vous logerai une balle dans le dos.Ouste, mon garçon. Débarrassez-nous le plancher, je vous prie, unpeu vite, et au trot.

Le visage de Silver était à peindre : de fureur, les yeuxlui sortaient de la tête. Il secoua sa pipe encore en feu.

– Aidez-moi à me relever ! s’écria-t-il.

– Jamais de la vie, répliqua le capitaine.

– Qui va m’aider à me relever ? hurla-t-il.

Personne ne bougea. Poussant les plus affreuses imprécations, ilse traîna sur le sable jusqu’à ce qu’il pût s’accrocher à la paroidu vestibule et se réinstaller sur sa béquille. Puis il cracha dansla source.

– Voilà, cria-t-il, voilà ce que je pense de vous. Avant quel’heure soit écoulée, je vous flamberai comme un bol de punch, dansvotre vieux blockhaus. Riez, cré tonnerre ! riez ! avantque l’heure soit écoulée, vous rirez à l’envers. Ceux qui mourrontseront les plus heureux.

Et avec un effroyable blasphème, il s’éloigna péniblement,labourant le sable mou ; puis, après quatre ou cinq tentativesinfructueuses, il franchit la palissade avec l’aide de l’homme aupavillon blanc, et disparut entre les arbres.

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