L’Île au trésor

Chapitre 7Et dernier…

Le matin venu, on se mit au travail de bonne heure. Ils’agissait de faire parcourir à tout cet or, d’abord près d’unmille par terre jusqu’au rivage, et ensuite trois milles par merjusqu’à l’Hispaniola ; c’était là une tâcheconsidérable pour un si petit nombre de travailleurs. Les troisbandits qui erraient encore sur l’île ne nous troublaientguère : une simple sentinelle postée sur la hauteur suffisaità nous prémunir contre une attaque soudaine, et nous pensionsd’ailleurs qu’ils n’avaient plus aucune envie de se battre.

On se mit activement à la besogne. Gray et Ben Gunn faisaient lanavette avec le canot, et les autres profitaient de leur absencepour entasser les richesses sur la plage. Deux lingots, noués auxdeux bouts d’une corde, constituaient une bonne charge pour unadulte, et encore, il lui fallait marcher lentement. Quant à moi,étant de peu d’utilité pour le transport, on m’occupa toute lajournée dans la grotte à emballer dans des sacs à pain les espècesmonnayées.

Elles formaient une collection singulière, analogue à la réservede Billy Bones pour la diversité des pièces, mais tellement plusabondante et variée que je crois n’avoir jamais eu plus de plaisirqu’à les assortir.

Pièces anglaises, françaises, espagnoles, portugaises, georgeset louis, doublons, doubles guinées, moïdores[11] etsequins, aux effigies de tous les rois d’Europe depuis un siècle,bizarres pièces orientales marquées de signes qu’on eût pris pourdes pelotons de ficelle ou des fragments de toiles d’araignée,pièces rondes et pièces carrées, pièces avec un trou au milieu,comme des grains de collier, – presque toutes les variétés demonnaie du monde figuraient, je crois, dans cette collection ;et quant à leur nombre, elles égalaient sûrement les feuillesd’automne, car j’en avais mal aux reins de me baisser, et mal auxdoigts de les trier.

Ce travail dura plusieurs jours : chaque soir une fortunese trouvait entassée à bord, mais une autre attendait son tour pourle lendemain ; et de tout ce temps-là les trois mutins nedonnèrent pas signe de vie.

À la fin – ce devait être le troisième soir–je flânais avec ledocteur sur la montagne à l’endroit où elle domine les bassesterres de l’île, lorsque du fond des épaisses ténèbres le vent nousapporta un son qui tenait du chant et du hurlement. Un seul lambeauen parvint à nos oreilles, et le silence primitif se rétablit.

– Le ciel leur pardonne ! dit le docteur ; ce sont lesmutins.

– Et tous ivres, monsieur, prononça derrière nous la voix deSilver.

Silver, je dois le dire, jouissait d’une entière liberté, etquoiqu’on le rabrouât chaque jour, semblait se considérer denouveau tout à fait comme un subalterne favorisé de privilèges etd’égards. Je m’étonnais de le voir supporter si bien ces mépris ets’efforcer avec son inlassable politesse de rentrer en grâce auprèsde tous. Mais personne ne le traitait guère mieux qu’unchien ; sauf peut-être Ben Gunn, qui gardait toujours une peuraffreuse de son ancien quartier-maître, ou encore moi-même, quiavais envers lui de réels motifs de gratitude, bien que sur cepoint j’eusse des raisons de penser de lui plus de mal quen’importe qui, après l’avoir vu sur le plateau méditer une nouvelletraîtrise. En conséquence, ce fut d’un ton fort bourru, que ledocteur lui répliqua :

– Ivres ou dans le délire…

– Vous avez raison, monsieur, reprit Silver, et peu nous importelequel des deux, à vous comme à moi.

Avec un ricanement le docteur repartit :

– Vous ne prétendez sans doute pas au titre d’homme humain,maître Silver ? Aussi mes sentiments vous surprendrontpeut-être. Mais si j’étais certain qu’ils délirent – et je suismoralement sûr que l’un d’eux, au moins, est malade de la fièvre –je quitterais ce camp et risquerais ma peau afin de leur porter lessecours de mes lumières.

– Sauf votre respect, monsieur, vous auriez bien tort, déclaraSilver. Vous y laisseriez votre précieuse vie, soyez-en sûr. Jesuis de votre côté, à présent, nous sommes de mèche, et je nedésire pas voir notre parti diminué, surtout de votre personne,après ce que je vous dois. Non, ces hommes-là sont incapables detenir leur parole, même à supposer qu’ils le veuillent ; et,de plus, ils ne croiraient pas que vous sauriez, vous, tenir lavôtre.

– Évidemment, fit le docteur, vous êtes, vous, celui qui tientsa parole, nous savons ça.

Ce furent à peu près les dernières nouvelles que nous eûmes destrois pirates. Une seule fois seulement nous entendîmes un coup defeu très lointain : ils chassaient probablement. On tintconseil, et – à la jubilation de Ben Gunn, je regrette de le dire,et avec la pleine approbation de Gray – on décida de les abandonnersur l’île. Nous leur laissâmes de la poudre et des balles en bonnequantité, le plus gros de la chèvre salée, quelques médicaments etautres objets de nécessité, des outils, des vêtements, une voile derechange, deux ou trois brasses de corde, et, sur les instances dudocteur, une jolie provision de tabac.

Il ne nous restait plus après cela qu’à quitter l’île. Déjà nousavions arrimé le trésor et embarqué de l’eau, avec le restant de laviande de chèvre, pour parer à toute éventualité. Finalement, unbeau matin, on leva l’ancre – ce qui était presque au-dessus de nosforces – et sortîmes de la baie du Nord, sous le même pavillon quele capitaine avait hissé et défendu à la palanque.

Les trois hommes nous observaient de plus près que nous nepensions, et nous en eûmes bientôt la preuve. Car en sortant dugoulet il nous fallut côtoyer de très près la pointe sud, et ilsétaient là tous trois, agenouillés l’un à côté de l’autre sur lesable et nous tendant des mains suppliantes. Nous avions tous lecœur serré, je pense, de les abandonner dans cette tristecondition ; mais on ne pouvait risquer une nouvellemutinerie ; et les ramener chez eux pour les envoyer à lapotence eût été un genre de bonté plutôt cruel. Le docteur les hélaet leur expliqua où ils trouveraient les provisions laissées poureux. Mais ils ne cessaient de nous appeler par nos noms, noussuppliant pour l’amour de Dieu d’avoir pitié et de ne pas lesabandonner à la mort en un tel lieu.

Enfin, voyant que le navire poursuivait sa course rapide etallait arriver hors de portée de la voix, l’un d’eux – j’ignorelequel – sauta sur ses pieds avec un cri sauvage, épaula vivementson mousquet, et une balle vint siffler par-dessus la tête deSilver et transpercer la grand-voile.

Après cela, nous nous tînmes à l’abri des bastingages, etlorsque je regardai de nouveau, ils avaient disparu de la pointe,qui déjà se perdait dans l’éloignement. C’en était du moins finiavec eux ; et avant midi, à ma joie indicible, le plus hautsommet de l’île au trésor s’était enfoncé sous le cercle bleu del’horizon marin.

Nous étions si à court d’hommes que tout le monde à bord devaittravailler, à l’exception du capitaine qui donnait ses ordrescouché à l’arrière sur un matelas ; car, malgré les progrès desa guérison, il avait encore besoin de repos. Comme nous nepouvions sans un nouvel équipage tenter le voyage de retour, nousmîmes le cap sur le port le plus prochain de l’Amérique espagnole.Quand nous y atteignîmes, après des vents contraires et quelquesviolentes brises, nous étions déjà tous à bout de forces.

Ce fut au coucher du soleil que nous jetâmes l’ancre au fondd’un très beau golfe abrité, où nous fûmes aussitôt entourés pardes embarcations pleines de nègres, d’Indiens du Mexique, demulâtres, qui vendaient des fruits et des légumes, ou offraient deplonger pour une pièce de monnaie. La vue de tant de visagesépanouis – et en particulier des noirs – la saveur des fruitstropicaux, et surtout les lumières qui s’allumaient dans la ville,formaient un contraste enchanteur avec notre séjour sur l’île,sinistre et sanglant. Le docteur et le chevalier, me prenant aveceux, s’en allèrent passer la soirée à terre. Là, ils rencontrèrentle capitaine d’un vaisseau de guerre anglais, qui lia connaissanceavec eux et les emmena à bord de son navire ; bref, le tempspassa si agréablement que le jour se levait lorsque nous accostâmesl’Hispaniola.

Ben Gunn était seul sur le pont, et en nous voyant monter àbord, il se mit à se tortiller fantastiquement et nous fit un aveu.Silver avait fui. Le marron l’avait aidé à s’échapper dans un canotquelques heures plus tôt, et il nous assura qu’il l’avait faituniquement pour sauvegarder nos existences, qui eussent sans nuldoute été compromises, « si cet homme à une jambe étaitdemeuré à bord ». Mais ce n’était pas tout. Le coq ne s’enallait pas les mains vides. Il avait subrepticement percé unecloison, et emporté un des sacs de monnaie, valant peut-être troisou quatre cents guinées, pour subvenir à ses besoinsultérieurs.

Je crois bien que nous fûmes tous heureux d’être quittes de luià si bon marché.

Enfin, pour abréger cette longue histoire, nous embarquâmesplusieurs matelots, fîmes un bon voyage, et M. Blandlys’apprêtait justement à armer notre conserve quandl’Hispaniola rentra à Bristol. De tous ceux qui étaientpartis avec elle, il ne restait plus que cinq hommes. « Laboisson et le diable avaient expédié les autres »,impitoyablement ; mais à vrai dire nous n’étions pas tout àfait aussi mal en point que le navire de la chanson :

Avec un seul survivant de toutl’équipage

Qui avait pris la mer au nombrede soixante-quinze.

Nous eûmes tous notre large part du trésor, que chacun employasagement ou follement selon sa nature. La capitaine Smollett estaujourd’hui retiré de la navigation. Gray non seulement sut garderson argent, mais, soudain mordu par l’ambition, il étudia sonmétier ; et il est aujourd’hui second sur un beau navire dontil possède une part ; marié, en outre, et père de famille.Quant à Ben Gunn, il reçut mille livres, qu’il dilapida en troissemaines – ou plus exactement en dix-neuf jours, car il revint àsec le vingtième. Alors, on lui donna une loge de portier à garder,tout comme il l’avait craint sur l’île ; et il vit encore,très admiré des enfants du pays, qui en font aussi un peu leurplastron, et chanteur distingué à l’église les dimanches et joursde fête.

De Silver nous ne savons plus rien. Ce redoutable homme de mer àune jambe a enfin disparu de ma vie ; mais je pense qu’il aretrouvé sa vieille négresse, et peut-être vit-il toujours, heureuxavec elle et Capitaine Flint. Il faut l’espérer, du moins, car seschances de bonheur dans l’autre monde sont des plus faibles.

Les lingots d’argent et les armes sont toujours enfouis, que jesache, là où Flint les a mis ; ce n’est certes pas moi quiirai les chercher. Un attelage de bœufs ne réussirait pas à metraîner dans cette île maudite ; et les pires de mescauchemars sont ceux où j’entends le ressac tonner sur ses côtes etoù je me dresse en sursaut dans mon lit à la voix stridente deCapitaine Flint qui me corne aux oreilles :

– Pièces de huit ! pièces de huit !

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