L’Île au trésor

Chapitre 5Israël Hands

Nous servant à souhait, le vent avait passé à l’ouest. Nous n’endevions courir que plus aisément depuis la pointe nord-est de l’îlejusqu’à l’entrée de la baie du Nord. Mais, comme nous étions dansl’impossibilité de mouiller l’ancre et que nous n’osions nouséchouer avant que la marée eût monté encore passablement, nousavions du temps de reste. Le quartier-maître indiqua la façon demettre le navire en panne : j’y réussis après plusieurstentatives, et nous nous installâmes en silence pour faire un autrerepas.

– Capitaine, me dit-il enfin, avec le même sourire inquiétant,il y a là mon vieux camarade O’Brien ; je suppose que tu vasle balancer par-dessus bord. Je ne suis pas trop délicat engénéral, et je ne me reproche pas de lui avoir fait sonaffaire ; mais je ne le trouve pas très décoratif. Ettoi ?

– Je ne suis pas assez fort, répondis-je, et la corvée ne meplaît pas. Pour ce qui me concerne, il peut rester là.

– C’est un navire de malheur que cette Hispaniola, Jim,continua-t-il en clignant de l’œil. Il y a eu un tas d’hommes tués,sur cette Hispaniola… une flopée de pauvres marins mortset disparus depuis que toi et moi nous avons embarqué à Bristol. Jen’ai jamais vu si triste chance. Tiens, cet O’Brien-là… maintenantil est mort, hein ? Moi, je ne suis pas instruit, et tu es ungarçon qui sais lire et écrire ; eh bien, parlonsfranchement : crois-tu qu’un homme mort soit mort pour de bon,ou bien est-ce qu’il revit encore ?

– On peut tuer le corps, maître Hands, mais non pas l’esprit,vous devez le savoir déjà. Cet O’Brien est dans un autre monde, etpeut-être qu’il nous voit en cet instant.

– Oh ! fit-il. Eh bien, c’est malheureux : on perd sontemps, alors, à tuer le monde. En tout cas, les esprits ne comptentpas pour grand-chose, à ce que j’ai vu. Je courrai ma chance avecles esprits, Jim. Et maintenant que tu as parlé librement, ceserait gentil à toi de descendre dans la cabine et de m’enrapporter une… allons allons, une… mort de mes os ! je neparviens pas à le dire… ah oui, tu m’apporteras une bouteille devin, Jim : cette eau-de-vie est trop forte pour moi.

Mais l’hésitation du quartier-maître ne me sembla pasnaturelle ; et quant à son affirmation qu’il préférait le vinà l’eau-de-vie, je n’en crus pas un mot. Toute l’histoire n’étaitqu’un prétexte. Il voulait me faire quitter le pont, cela étaitnet ; mais dans quel dessein, je n’arrivais pas à le deviner.Ses yeux fuyaient obstinément les miens : ils erraient sanscesse de droite  et de gauche, en haut et en bas, tantôt levésau ciel, tantôt lançant un regard furtif au cadavre d’O’Brien. Iln’arrêtait pas de sourire, tout en tirant la langue d’un air sicoupable et embarrassé qu’un enfant aurait deviné qu’il machinaitquelque ruse. Néanmoins, je fus prompt à la réplique, car je merendais compte de ma supériorité sur lui et qu’avec un être aussiabjectement stupide, je n’aurais pas de peine à lui cacher messoupçons jusqu’au bout.

– Du vin ? dis-je. À la bonne heure. Voulez-vous du blancou du rouge ?

– Ma foi, j’avoue que c’est à peu près la même chose pour moi,camarade : pourvu qu’il soit fort et qu’il y en ait beaucoup,cré nom, qu’est-ce que ça fait ?

– Très bien. Je vais vous donner du porto, maître Hands. Mais ilme faudra chercher après.

Là-dessus, je m’engouffrai dans le capot avec tout le fracaspossible, retirai mes souliers, filai sans bruit par la coursive,montai l’échelle du gaillard d’avant, et passai ma tête hors ducapot avant. Je savais qu’il ne s’attendrait pas à me voir là, maisje ne négligeais aucune précaution, et assurément les pires de messoupçons se trouvèrent confirmés.

Il s’était dressé sur les mains et les genoux, et, bien que sajambe le fît beaucoup souffrir à chaque mouvement – car jel’entendis étouffer une plainte – il n’en traversa pas moins lepont à une bonne allure. En une demi-minute, il avait atteint lesdalots de bâbord, et extrait d’un rouleau de filin un long coutelasou plutôt un court poignard, teinté de sang jusqu’à la garde. Il leconsidéra d’un air féroce, en essaya la pointe sur sa main, puis,le cachant en hâte sous sa vareuse, regagna précipitamment sa placeprimitive contre le bastingage.

J’étais renseigné. Israël pouvait se mouvoir ; il étaitarmé à présent, et tout le mal qu’il s’était donné pour m’éloignerme désignait clairement pour être sa victime. Que ferait-ilensuite ? s’efforcerait-il de traverser l’île en rampantdepuis la baie du Nord jusqu’au camp du marigot, ou bientirerait-il le canon, dans l’espoir que ses camarades viendraient àson aide ? Là-dessus, j’étais entièrement réduit auxconjectures.

Toutefois, je pouvais certainement me fier à lui sur un point,auquel nous avions un intérêt commun, et qui était le sort de lagoélette. Nous souhaitions, lui comme moi, l’échouer en un lieu sûret abrité, de sorte qu’elle pût être remise à flot en tempsopportun avec un minimum de peine et de danger. Jusque-là, mesemblait-il, je n’avais assurément rien à craindre.

Tout en retournant ce problème dans mon esprit, je n’étais pasresté physiquement inactif. J’avais volé derechef à la cabine,remis mes souliers et attrapé au hasard une bouteille de vin. Puis,muni de cette dernière pour justifier ma lenteur, je fis maréapparition sur le pont.

Hands gisait tel que je l’avais quitté, tout affaissé surlui-même, les paupières closes, comme s’il eût été trop faible poursupporter la lumière. Il leva les yeux, néanmoins, à ma venue,cassa le cou de la bouteille comme un homme qui en a l’habitude, etabsorba une bonne goulée, en portant sa santé favorite :« À notre réussite ! » Puis il se tint tranquille unmoment, et alors, tirant un rôle de tabac, me demanda de lui couperune chique.

– Coupe-moi un bout de ça, me dit-il, car je n’ai pas decouteau ; et même si j’en avais un, ma force n’est passuffisante. Ah ! Jim, Jim, j’avoue que j’ai manqué àvirer ! Coupe-moi une chique, ça sera probablement ladernière, mon gars, car je vais m’en aller d’où on ne revient plus,il n’y a pas d’erreur.

– Soit, répliquai-je, je vais vous couper du tabac ; maissi j’étais à votre place et que je me sente si bas, je dirais mesprières, comme un chrétien.

– Pourquoi ? fit-il. Allons, dis-moi pourquoi.

– Pourquoi ? m’écriai-je. Vous venez de m’interroger àpropos du mort. Vous avez manqué à vos engagements ; vous avezvécu dans le péché, le mensonge et le sang ; l’homme que vousavez tué gît à vos pieds en ce moment même, et vous me demandezpourquoi ? Que Dieu me pardonne, maître Hands, mais voilàpourquoi !

Je parlais avec une certaine chaleur, à l’idée du poignardensanglanté que le misérable avait caché dans sa poche, à desseind’en finir avec moi. Quant à lui, il but un long trait de vin etparla avec la plus extraordinaire solennité :

– Pendant trente ans j’ai parcouru les mers, j’ai vu du bon etdu mauvais, du meilleur et du pire, du beau temps et de latempête ; j’ai vu les provisions épuisées, les couteaux enjeu, et le reste. Eh bien, sache-le donc, je n’ai jamais vu encorele bien sortir de la bonté. Je suis pour celui qui frappe lepremier : les morts ne mordent pas ; voilà mon opinion…amen, ainsi soit-il. Et maintenant, écoute, ajouta-t-il, changeantsoudain de ton, ça suffit de ces bêtises ! La marée est assezhaute à présent. Je vais te donner mes ordres, capitaine Hawkins,et nous allons nous mettre au plein et en finir.

Tout compte fait, nous n’avions guère plus de deux milles àparcourir ; mais la navigation était délicate, l’accès de cemouillage nord était non seulement étroit et peu profond, maisorienté de l’est à l’ouest, en sorte que la goélette avait besoind’une main habile pour l’atteindre. J’étais, je crois, un bon etprompt subalterne, et Hands était, à coup sûr, un excellent pilote,car nous exécutâmes des virages répétés et franchîmes la passe enfrôlant les bancs de sable avec une précision et une élégance quifaisaient plaisir à voir.

Sitôt l’entrée du goulet dépassée, la terre nous entoura detoutes parts. Les rivages de la baie du Nord étaient aussiabondamment boisés que ceux du mouillage sud ; mais elle étaitde forme plus étroite et allongée, et ressemblait davantage àl’estuaire d’une rivière, comme elle l’était en effet. Droit devantnous, à l’extrémité sud, on voyait les débris d’un navire naufragé,au dernier degré du délabrement : jadis un grand trois-mâts,ce vaisseau était resté si longtemps exposé aux injures des saisonsque les algues pendaient alentour en larges réseaux dégouttants, etque les buissons du rivage s’étaient propagés sur le pont et lecouvraient d’une floraison dense. Spectacle mélancolique, mais quinous démontrait le calme du mouillage.

– Maintenant, dit Hands, regarde : voilà un joli endroitpour y échouer un navire. Un fond plat de sable fin, pas une ride,des arbres tout autour, et des fleurs poussant comme un jardin surce vieux navire.

– Et une fois échoués, demandai-je, comment nous remettre àflot ?

– Eh bien, voilà : à marée basse, tu portes une amarre àterre là-bas de l’autre côté ; tu la tournes sur un de cesgros pins ; tu la ramènes, tu la tournes autour du cabestan ettu attends le flot. À marée haute, tout le monde hale sur l’amarre,et le bateau part en douceur. Et maintenant, mon garçon, attention.Nous sommes tout près de l’endroit, et nous gardons encore tropd’erre. Tribord un peu… bien… tout droit… tribord… bâbord… un peu…tout droit… tout droit !

Il lançait ses commandements, auxquels j’obéissais sanssouffler. Enfin tout à coup il s’écria :

– Et maintenant, hardi ! lofe !

Je mis la barre au vent toute, et l’Hispaniola virarapidement et courut l’étrave haute vers le rivage bas etboisé.

L’excitation de ces dernières manœuvres avait un peu relâché lavigilance que j’exerçais jusque-là, avec assez d’attention, sur lequartier-maître. Tout absorbé dans l’attente que le navire touchât,j’en avais complètement oublié le péril suspendu sur ma tête, etdemeurais penché sur le bastingage de tribord, regardant lesondulations qui s’élargissaient devant le taille-mer. Je seraistombé sans lutter pour défendre ma vie, n’eût été la soudaineinquiétude qui s’empara de moi et me fit tourner la tête. Peut-êtreavais-je entendu un craquement ou aperçu du coin de l’œil son ombrese mouvoir ; peut-être fut-ce un instinct analogue à celui deschats ; en tout cas, lorsque je me retournai, je vis Hands, lepoignard à la main, déjà presque sur moi.

Quand nos yeux se rencontrèrent, nous poussâmes tous deux ungrand cri ; mais tandis que le mien était le cri aigu de laterreur, le sien fut le beuglement de furie d’un taureau quicharge. À la même seconde il s’élança, et je fis un bond de côtévers l’avant. Dans ce geste, je lâchai la barre, qui se rabattitviolemment sur bâbord ; et ce fut sans doute ce qui me sauvala vie, car elle frappa Hands en pleine poitrine et l’arrêta, pourun moment, tout étourdi.

Il n’en était pas revenu que je me trouvais en sûreté, hors ducoin où il m’avait acculé, avec tout le pont devant moi. Juste aupied du grand mât, je m’arrêtai, tirai un pistolet de ma poche, etvisai avec sang-froid, bien que l’ennemi eût déjà fait volte-faceet revînt encore une fois sur moi. Je pressai la détente. Le chiens’abattit, mais il n’y eut ni éclair ni détonation. L’eau de meravait gâté la poudre. Je maudis ma négligence. Pourquoi n’avoir pasdepuis longtemps renouvelé l’amorce et rechargé mes seulesarmes ? Je n’aurais pas été comme à présent un mouton en fuitedevant le boucher.

Malgré sa blessure, c’était merveille comme il allait vite, avecses cheveux grisonnants lui voltigeant sur la figure, et son visagelui-même aussi rouge de précipitation, et de furie, que le rouged’un pavillon. Je n’avais pas le temps d’essayer mon autrepistolet, et guère l’envie non plus, car j’étais sûr que ce seraiten vain. Je voyais clairement une chose : il ne me fallait passimplement reculer devant mon adversaire, car il m’aurait bientôtacculé contre l’avant, comme il venait, un instant plus tôt, dem’acculer presque à la poupe. Une fois pris ainsi, neuf ou dixpouces du poignard teinté de sang mettraient fin à mes aventures dece côté-ci de l’éternité. J’appliquai mes paumes contre le grandmât, qui était de bonne grosseur, et attendis, tous les nerfs ensuspens.

Voyant que je m’apprêtais à me dérober, il s’arrêta lui aussi,et une minute ou deux se passèrent en feintes de sa part, et enmouvements correspondants de la mienne. C’était là un jeu decache-cache auquel je m’étais maintes fois amusé durant monenfance, parmi les rochers de la crique du Mont-Noir ; mais jen’y avais encore jamais joué, on peut le croire, d’une façon aussiâprement palpitante que cette fois-ci. Pourtant, je le répète,c’était un jeu d’enfant, et je me croyais capable de surpasser enagilité un marin d’un certain âge, et blessé à la cuisse. En somme,mon courage s’accrut tellement que je me permis quelques furtivesréflexions sur l’issue de l’affaire. Mais tout en constatant que jepouvais la retarder longtemps, je ne voyais nul espoir de salutdéfinitif.

Les choses en étaient là, quand soudain l’Hispaniolatoucha, hésita, racla un instant le sable de sa quille, puis,prompte comme un coup de poing, chavira sur bâbord, de telle sorteque le pont resta incliné sous un angle de quarante-cinq degrés, etque la valeur d’une demi-tonne d’eau jaillit par les ouvertures desdalots et s’étala en une flaque entre le pont et le bastingage.

Nous fûmes tous deux renversés en même temps, et roulâmespresque ensemble dans les dalots, où le cadavre roidi deBonnet-Rouge, les bras toujours en croix, vint s’affaler aprèsnous. Nous étions si proches, en vérité, que ma tête donna contrele pied du quartier-maître, avec un heurt qui fit s’entrechoquermes dents. En dépit du coup, je fus le premier relevé, car Handss’était empêtré dans le cadavre. La soudaine inclinaison du navireavait rendu le pont impropre à la course : il me fallaittrouver un nouveau moyen d’échapper à mon ennemi, et celasur-le-champ, car il allait m’atteindre. Prompt comme la pensée, jebondis dans les haubans d’artimon, escaladai les enfléchures l’uneaprès l’autre, et ne repris haleine qu’une fois établi sur lesbarres de perroquet.

Ma promptitude m’avait sauvé : le poignard frappa moinsd’un demi-pied au-dessous de moi, tandis que je poursuivais mafuite vers les hauteurs. Israël Hands resta là, la bouche ouverteet le visage renversé vers moi : on eût dit en vérité lastatue de la surprise et du désappointement.

Profitant de ce répit, je rechargeai sans plus attendre l’amorcede mon pistolet qui avait raté, et lorsque celui-ci fut en état,pour plus de sécurité je me mis à vider l’autre et à le rechargerentièrement de frais.

En présence de ma nouvelle occupation, Hands demeura toutébaubi : il commençait à s’apercevoir que la chance tournaitcontre lui ; et après une hésitation visible, lui aussi sehissa pesamment dans les haubans et, le poignard entre les dents,se mit à monter avec lenteur et maladresse. Cela lui coûta un tempsinfini et maint grognement, de tirer après lui sa jambeblessée ; et j’avais achevé en paix mes préparatifs, qu’iln’avait pas encore dépassé le tiers du trajet. À ce moment, unpistolet dans chaque main, je l’interpellai :

– Un pas de plus, maître Hands, et je vous fais sauter lacervelle !… Les morts ne mordent pas, vous savez bien,ajoutai-je avec un ricanement.

Il s’arrêta aussitôt. Je vis au jeu de sa physionomie qu’ilessayait de réfléchir, mais l’opération était si lente etlaborieuse que, dans ma sécurité recouvrée, je poussai un éclat derire. Enfin, et non sans ravaler préalablement sa salive, il parla,le visage encore empreint d’une extrême perplexité. Il dut, pourparler, ôter le poignard de sa bouche, mais il ne fit pas d’autremouvement.

– Jim, dit-il, je vois que nous sommes mal partis, toi et moi,et que nous devons conclure la paix. Je t’aurais eu, sans ce coupde roulis ; mais moi je n’ai pas de chance, et je vois qu’ilme faut mettre les pouces, ce qui est dur, vois-tu, pour un maîtremarinier, à l’égard d’un blanc-bec comme toi, Jim.

Je buvais ses paroles en souriant, aussi vain qu’un coq sur unmur, quand, tout d’une haleine, il ramena sa main droite par-dessusson épaule. Quelque chose siffla en l’air comme une flèche ;je sentis un choc suivi d’une douleur aiguë, et me trouvai cloué aumât par l’épaule. Dans l’excès de ma douleur et dans la surprise dumoment – je ne puis dire si ce fut de mon plein gré, et je suis entout cas certain que je ne visai pas – mes pistolets partirent tousles deux à la fois, et tous les deux m’échappèrent des mains. Ilsne tombèrent pas seuls : avec un cri étouffé, lequartier-maître lâcha les haubans et plongea dans l’eau la tête lapremière.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer