L’Île au trésor

Chapitre 2Suite du récit par le docteur : le dernier voyage du petitcanot

Ce cinquième voyage différa complètement des autres. En premierlieu, la coque de noix qui nous portait se trouvait fortementsurchargée. Cinq hommes adultes, dont trois – Trelawney, Redruth etle capitaine – dépassaient six pieds, c’en était déjà plus qu’ellene devait porter. Ajoutez-y la poudre, le lard et les sacs de pain.Le plat-bord affleurait par l’arrière ; à plusieurs reprisesnous embarquâmes un peu d’eau, et nous n’avions pas fait cinquantebrasses que mes culottes et les pans de mon habit étaient touttrempés.

Le capitaine nous fit arrimer le canot, et nous réussîmes àl’équilibrer un peu mieux. Malgré cela, nous osions à peinerespirer.

En second lieu, le jusant se faisait : un fort courantclapoteux portait vers l’ouest, à travers le bassin, puis au sud etvers le large par le goulet que nous avions suivi le matin. Leclapotis à lui seul mettait en péril notre esquif surchargé ;mais le pis était que le flux nous drossait hors de notre vraieroute et loin du débarcadère convenable situé derrière la pointe.Si nous avions laissé faire le courant, nous aurions abordé à côtédes yoles, où les pirates pouvaient surgir à tout instant.

Je gouvernais tandis que le capitaine et Redruth, dispos tousles deux, étaient aux avirons.

– Je n’arrive pas à maintenir le cap sur la palanque, monsieur,dis-je au capitaine. La marée nous emporte. Pourriez-vous souquerun peu plus fort ?

– Pas sans remplir le canot, répondit-il. Il vous faut laisserporter, monsieur, si vous voulez bien… laisser porter jusqu’à ceque vous gagniez.

J’essayai, et vis par expérience que la marée nous drossait versl’ouest, tant que je ne mettais pas le cap en plein est,c’est-à-dire précisément à angle droit de la route que nous devionssuivre. Je prononçai :

– De cette allure, nous n’arriverons jamais.

– Si c’est la seule route que nous puissions tenir, monsieur,tenons-la, répliqua le capitaine. Il nous faut continuer à remonterle courant… Voyez-vous, monsieur, si jamais nous tombons sous levent du débarcadère, il est difficile de dire où nous ironsaborder… outre le risque d’être attaqués par les yoles… D’ailleurs,dans la direction où nous allons, le courant doit diminuer, ce quinous permettrait de retourner en nous défilant le long de lacôte.

– Le courant est déjà moindre, monsieur, dit le matelot Gray,qui était assis à l’avant ; vous pouvez mollir un peu.

– Merci, mon garçon, répondis-je, absolument comme si rien nes’était passé.

Nous avions, en effet, tacitement convenu de le traiter comme undes nôtres.

Soudain, le capitaine reprit la parole, et sa voix me parutlégèrement altérée :

– Le canon ! fit-il.

Je me figurai qu’il pensait à un bombardement de fortin.

– J’y ai songé, répliquai-je. Mais ils ne pourront jamais amenerle canon à terre, et même s’ils y parvenaient, ils seraientincapables de le haler à travers bois.

– Regardez en arrière, docteur, reprit le capitaine.Horreur ! Nous avions totalement oublié la caronade de neuf.Autour de la pièce, les cinq bandits s’affairaient à lui enleverson paletot, comme ils appelaient le grossier étui de toilegoudronnée qui la revêtait d’ordinaire. Et, au même instant, je meressouvins que les boulets et la poudre à canon étaient restés àbord, et d’un coup de hache mettrait le tout à la disposition desscélérats.

– Israël a été canonnier de Flint, dit Gray d’une voixrauque.

À tout risque, nous tînmes le cap du canot droit sur ledébarcadère. Nous avions alors suffisamment échappé au fort ducourant pour pouvoir gouverner, même à notre allure de nageobligatoirement lente, et je réussis à nous diriger vers le but.Mais le pis était qu’avec la route ainsi tenue, nous présentions àl’Hispaniola notre flanc au lieu de notre arrière, ce quioffrait une cible comme une grand-porte.

Je pus non seulement voir mais entendre Israël Hands jeter unboulet rond sur le pont.

– Qui de vous deux est le meilleur tireur ? demanda lecapitaine.

– M. Trelawney, sans conteste, répondis-je.

– Monsieur Trelawney, reprit le capitaine, voudriez-vous avoirl’obligeance de m’attraper un de ces hommes ? Hands, sipossible.

Avec une impassibilité d’airain, Trelawney vérifia l’amorce deson fusil.

– Maintenant, dit le capitaine, doucement avec ce fusil,monsieur, ou sinon vous allez remplir le canot. Attention, que toutle monde s’apprête à nous équilibrer quand il ajustera.

Le chevalier épaula, la nage cessa, et nous nous portâmes surl’autre bord pour faire contrepoids. Tout se passa si bien que l’onn’embarqua pas une goutte d’eau.

Cependant, là-bas, ils avaient fait pivoter le canon sur sonaxe, et Hands, qui se tenait à la bouche avec l’écouvillon, étaiten conséquence le plus exposé. Mais nous n’eûmes pas de chance, caril se baissa juste au moment où Trelawney faisait feu. La ballesiffla pardessus sa tête, et ce fut un de ses quatre compagnons quitomba.

Son cri fut répété, non seulement par ceux du bord, mais par unefoule de voix sur le rivage, et regardant dans cette direction, jevis les pirates déboucher en masse du bois et se précipiter pourprendre place dans les canots.

– Voilà les yoles qui arrivent, monsieur ! m’écriai-je.

– En route, alors ! lança le capitaine. Et vite ! aurisque d’embarquer. Si nous n’arrivons pas à terre, tout estperdu.

– Une seule des yoles est garnie, monsieur, repris-je,l’équipage de l’autre va sans doute faire le tour par le rivageafin de nous couper.

– Ils auront chaud à courir, monsieur, riposta le capitaine.Vous connaissez les mathurins à terre. Ce n’est pas d’eux que je mepréoccupe, c’est du boulet. Un vrai jeu de salon ! Une jeunepersonne ne nous manquerait pas. Avertissez-nous, chevalier, quandvous verrez mettre le feu, et nous nagerons à culer.

Entre-temps, nous avions fait route à une allure passable pourun canot tellement surchargé, et dans notre marche nous n’avionsembarqué que peu d’eau. Nous étions maintenant presquearrivés : encore trente ou quarante coups d’avirons et nousaccosterions la plage ; car déjà le reflux avait découvert uneétroite bande de sable au pied du bouquet d’arbres. La yole n’étaitplus à craindre : la petite pointe l’avait déjà cachée à nosyeux. Le jusant, qui nous avait si fâcheusement retardés, faisaitmaintenant compensation et retardait nos adversaires. L’uniquesource de danger était le canon.

– Si j’osais, dit le capitaine, je stopperais pour abattreencore un homme.

Mais il était clair que nos gens ne voulaient plus laisserdifférer leur coup par rien. Ils n’avaient même pas jeté les yeuxsur leur camarade tombé, qui pourtant n’était pas mort ets’efforçait de se traîner plus loin.

– Attention ! cria le chevalier.

– Nage à culer ! commanda le capitaine, prompt comme unécho.

Redruth et lui déramèrent avec une grande secousse qui envoyanotre arrière en plein sous l’eau. Le coup tonna au même instant.Ce fut le premier entendu par Jim, le coup de feu du chevaliern’étant pas arrivé jusqu’à ses oreilles. Où passa le boulet, aucunde nous ne le sut exactement, mais j’imagine que ce fut au-dessusde nos têtes, et son vent contribua sans doute à lacatastrophe.

Quoi qu’il en fût, le canot sombra par l’arrière, toutdoucement, dans trois pieds d’eau, nous laissant, le capitaine etmoi, debout et face à face. Les trois autres prirent un baincomplet, et réapparurent tout ruisselants et barbotants.

Jusqu’ici, le mal n’était pas grand. Il n’y avait personne demort, et nous pouvions en sûreté gagner la terre à gué. Mais toutesnos provisions se trouvaient au fond et, ce qui empirait leschoses, il ne nous restait plus en état de service que deux fusilssur cinq. Le mien, je l’avais ôté de mes genoux et levé en l’air,par un geste instinctif. Quant au capitaine, il portait le sien surle dos en bandoulière et la crosse en haut par prudence. Les troisautres avaient coulé avec le canot.

Pour ajouter à notre souci, des voix se rapprochaient déjà parmiles bois du rivage. Au danger de nous voir couper du fortin, dansnotre état de quasi-impuissance, s’ajoutait notre inquiétude ausujet de Hunter et de Joyce. Attaqués par une demi-douzained’ennemis, auraient-ils le sang-froid et le courage de tenirferme ? Hunter était résolu, nous le savions ; mais Joycenous inspirait moins de confiance : ce valet agréable et civilétait plus apte à brosser des habits qu’à devenir un foudre deguerre.

Avec toutes ces préoccupations, nous gagnâmes le rivage à guéaussi vite que possible, laissant derrière nous l’infortuné petitcanot et une bonne moitié de notre poudre et de nos provisions.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer