VII
L’amour de Pippo et de Béatrice avait pu secomparer d’abord à une source qui s’échappe de terre ; ilressemblait maintenant à un ruisseau qui s’infiltre peu à peu et secreuse un lit dans le sable. Si Pippo eût été noble, il eûtcertainement épousé Béatrice ; car, à mesure qu’ils seconnaissaient mieux, ils s’aimaient davantage ; mais, quoiqueles Vecelli fussent d’une bonne famille de Cador en Frioul, unepareille union n’était pas possible. Non seulement les prochesparents de Béatrice s’y seraient opposés, mais tout ce qui portaità Venise un nom patricien se serait indigné. Ceux qui toléraient leplus volontiers les intrigues d’amour, et qui ne trouvaient rien àredire à ce qu’une noble dame fût la maîtresse d’un peintre,n’eussent jamais pardonné à cette même femme si elle eût épousé sonamant. Tels étaient les préjugés de cette époque, qui valaitpourtant mieux que la nôtre.
La petite maison était meublée ; Pippotenait parole en y allant tous les jours. Dire qu’il travaillait,ce serait trop, mais il en faisait semblant, ou plutôt il croyaittravailler. Béatrice, de son côté, tenait plus qu’elle n’avaitpromis, car elle arrivait toujours la première. Le portrait étaitébauché ; il avançait lentement, mais il était sur lechevalet, et, quoiqu’on n’y touchât pas la plupart du temps, ilfaisait du moins l’office de témoin, soit pour encourager l’amour,soit pour excuser la paresse.
Tous les matins, Béatrice envoyait à son amantun bouquet par sa négresse, afin qu’il s’accoutumât à se lever debonne heure. – Un peintre doit être debout à l’aurore,disait-elle ; la lumière du soleil est sa vie et le véritableélément de son art, puisqu’il ne peut rien faire sans elle.
Cet avertissement paraissait juste à Pippo,mais il en trouvait l’application difficile. Il lui arrivait demettre le bouquet de la négresse dans le verre d’eau sucrée qu’ilavait sur sa table de nuit, et de se rendormir. Quand, pour aller àla petite maison, il passait sous les fenêtres de la comtesseOrsini, il lui semblait que son argent s’agitait dans sa poche. Ilrencontra un jour à la promenade ser Vespasiano, qui lui demandapourquoi on ne le voyait plus.
– J’ai fait serment de ne plus tenir uncornet, répondit-il, et de ne plus toucher à une carte ; mais,puisque vous voilà, jouons à croix ou pile l’argent que nous avonssur nous.
Ser Vespasiano, qui, bien qu’il fut vieux etnotaire, n’en était pas moins le jeu incarné, n’eut garde derefuser cette proposition. Il jeta une piastre en l’air, perdit unetrentaine de sequins et s’en fut très peu satisfait. – Queldommage, pensa Pippo, de ne pas jouer dans ce moment-ci ! jesuis sûr que la bourse de Béatrice continuerait à me porterbonheur, et que je regagnerais en huit jours ce que j’ai perdudepuis deux ans.
C’était pourtant avec grand plaisir qu’ilobéissait à sa maîtresse. Son petit atelier offrait l’aspect leplus gai et le plus tranquille. Il s’y trouvait comme dans un mondenouveau, dont cependant il avait mémoire, car sa toile et sonchevalet lui rappelaient son enfance. Les choses qui nous ont étéjadis familières nous le redeviennent aisément, et cette facilité,jointe au souvenir, nous les rend chères sans que nous sachionspourquoi. Lorsque Pippo prenait sa palette, et que, par une bellematinée, il y écrasait ses couleurs brillantes ; puis quand illes regardait disposées en ordre et prêtes à se mêler sous sa main,il lui semblait entendre derrière lui la voix rude de son père luicrier comme autrefois : Allons, fainéant ; à quoirêves-tu ? qu’on m’entame hardiment cette besogne ! À cesouvenir, il tournait la tête ; mais, au lieu du sévère visagedu Titien, il voyait Béatrice les bras et le sein nus, le frontcouronné De perles, qui se préparait à poser devant lui, et qui luidisait en souriant : Quand il vous plaira, mon seigneur.
Il ne faut pas croire qu’il fût indifférentaux conseils qu’elle lui donnait, et elle ne les lui épargnait pas.Tantôt elle lui parlait des maîtres vénitiens, et de la placeglorieuse qu’ils avaient conquise parmi les écoles d’Italie ;tantôt, après lui avoir rappelé à quelle grandeur l’art s’étaitélevé, elle lui en montrait la décadence. Elle n’avait que tropraison sur ce sujet, car Venise faisait alors ce que venait defaire Florence : elle perdait non seulement sa gloire, mais lerespect de sa gloire. Michel-Ange et le Titien avaient vécu tousdeux près d’un siècle ; après avoir enseigné les arts à leurpatrie, ils avaient lutté contre le désordre aussi longtemps que lepeut la force humaine ; mais ces deux vieilles colonness’étaient enfin écroulées. Pour élever aux nues des novateursobscurs, on oubliait les maîtres à peine ensevelis. Brescia,Crémone, ouvraient de nouvelles écoles, et les proclamaientsupérieures aux anciennes. À Venise même, le fils d’un élève duTitien, usurpant le surnom donné à Pippo, se faisait appeler commelui le Tizianello, et remplissait d’ouvrages du plus mauvais goûtl’église patriarcale.
Quand même Pippo ne se fût pas soucié de lahonte de sa patrie, il devait s’irriter de ce scandale. Lorsqu’onvantait devant lui un mauvais tableau, ou lorsqu’il trouvait dansquelque église une méchante toile au milieu des chefs-d’œuvre deson père, il éprouvait le même déplaisir qu’aurait pu ressentir unpatricien en voyant le nom d’un bâtard inscrit sur le livre d’or.Béatrice comprenait ce déplaisir, et les femmes ont toutes plus oumoins un peu de l’instinct de Dalila : elles savent saisir àpropos le secret des cheveux de Samson. Tout en respectant les nomsconsacrés, Béatrice avait soin de faire de temps en temps l’élogede quelque peintre médiocre. Il ne lui était pas facile de secontredire ainsi elle-même, mais elle donnait à ces faux éloges,avec beaucoup d’habileté, un air de vraisemblance. Par ce moyen,elle parvenait souvent à exciter la mauvaise humeur de Pippo, etelle avait remarqué que, dans ces moments, il se mettait àl’ouvrage avec une vivacité extraordinaire. Il avait alors lahardiesse d’un maître, et l’impatience l’inspirait. Mais soncaractère frivole reprenait bientôt le dessus, il jetait tout àcoup son pinceau. – Allons boire un verre de vin de Chypre,disait-il, et ne parlons plus de ces sottises.
Un esprit aussi inconstant eût peut-êtredécouragé une autre que Béatrice ; mais, puisque nous trouvonsdans l’histoire le récit des haines les plus tenaces, il ne fautpas s’étonner que l’amour puisse donner de la persévérance.Béatrice était persuadée d’une chose vraie, c’est que l’habitudepeut tout ; et voici d’où lui venait cette conviction. Elleavait vu son père, homme extrêmement riche et d’une faible santé,se livrer, dans sa vieillesse, aux plus grandes fatigues, auxcalculs les plus arides, pour augmenter de quelques sequins sonimmense fortune. Elle l’avait souvent supplié de se ménager, maisil avait constamment fait la même réponse : que c’était unehabitude prise dès l’enfance, qui lui était devenue nécessaire, etqu’il conserverait tant qu’il vivrait. Instruite par cet exemple,Béatrice ne voulait rien préjuger tant que Pippo ne se serait pasastreint à un travail régulier, et elle se disait que l’amour de lagloire est une noble convoitise qui doit être aussi forte quel’avarice.
En pensant ainsi, elle ne se trompaitpas ; mais la difficulté consistait en ceci, que, pour donnerà Pippo une bonne habitude, il fallait lui en ôter une mauvaise. Oril y a de mauvaises herbes qui s’arrachent sans beaucoup d’efforts,mais le jeu n’est pas de celles-là ; peut-être même est-ce laseule passion qui puisse résister à l’amour, car on a vu desambitieux, des libertins et des dévots céder à la volonté d’unefemme, mais bien rarement des joueurs, et la raison en est facile àdire. De même que le métal monnayé représente presque toutes lesjouissances, le jeu résume presque toutes les émotions ;chaque carte, chaque coup de dé entraîne la perte ou la possessiond’un certain nombre de pièces d’or ou d’argent, et chacune de cespièces est le signe d’une jouissance indéterminée. Celui qui gagnesent donc une multitude de désirs, et non seulement il s’y livre enliberté, mais il cherche à s’en créer de nouveaux, ayant lacertitude de les satisfaire. De là le désespoir de celui qui perd,et qui se trouve tout à coup dans l’impossibilité d’agir, aprèsavoir manié des sommes énormes. De telles épreuves, répétéessouvent, épuisent et exaltent à la fois l’esprit, le jettent dansune sorte de vertige, et les sensations ordinaires sont tropfaibles, elles se présentent d’une manière trop lente et tropsuccessive, pour que le joueur, accoutumé à concentrer les siennes,puisse y prendre le moindre intérêt.
Heureusement pour Pippo, son père l’avaitlaissé trop riche pour que la perte ou le gain pussent exercer surlui une influence aussi funeste. Le désœuvrement, plutôt que levice, l’avait poussé ; il était trop jeune, d’ailleurs, pourque le mal fût sans remède ; l’inconstance même de ses goûtsle prouvait ; il n’était donc pas impossible qu’il secorrigeât, pourvu qu’on sût veiller attentivement sur lui. Cettenécessité n’avait pas échappé à Béatrice, et, sans s’inquiéter dusoin de sa propre réputation, elle passait près de son amantpresque toutes ses journées. D’autre part, pour que l’habituden’engendrât pas la satiété, elle mettait en œuvre toutes lesressources de la coquetterie féminine ; sa coiffure, saparure, son langage même, variaient sans cesse, et, de peur quePippo ne vînt à se dégoûter d’elle, elle changeait de robe tous lesjours. Pippo s’apercevait de ces petits stratagèmes ; mais iln’était pas si sot que de s’en fâcher ; tout au contraire, carde son côté il en faisait autant ; il changeait d’humeur et defaçons autant de fois que de collerette. Mais il n’avait pas, pourcela, besoin de s’y étudier ; le naturel y pourvoyait, et ildisait quelquefois en riant : Un goujon est un petit poisson,et un caprice est une petite passion.
Vivant ainsi et aimant tous deux le plaisir,nos amants s’entendaient à merveille. Une seule chose inquiétaitBéatrice. Toutes les fois qu’elle parlait à Pippo des projetsqu’elle formait pour l’avenir, il se contentait de répondre :Commençons par faire ton portrait.
– Je ne demande pas mieux, disait-elle,et il y a longtemps que cela est convenu. Mais que comptes-tu faireensuite ? Ce portrait ne peut être exposé en public, et ilfaut, dès qu’il sera fini, penser à te faire connaître. As-tuquelque sujet dans la tête ? Sera-ce un tableau d’église oud’histoire ?
Quand elle lui adressait ces questions, iltrouvait toujours moyen d’avoir quelque distraction qui l’empêchaitd’entendre, comme, par exemple, de ramasser son mouchoir, derajuster un bouton de son habit, ou toute autre bagatelle de mêmesorte. Elle avait commencé par croire que ce pouvait être unmystère d’artiste, et qu’il ne voulait pas rendre compte de sesplans ; mais personne n’était moins mystérieux que lui, nimême plus confiant, du moins avec sa maîtresse, car il n’y a pasd’amour sans confiance. – Serait-il possible qu’il me trompât, sedemandait Béatrice, que sa complaisance ne fût qu’un jeu, et qu’iln’eût pas l’intention de tenir sa parole ?
Lorsque ce doute lui venait à l’esprit, elleprenait un air grave et presque hautain. – J’ai votre promesse,disait-elle ; vous vous êtes engagé pour un an, et nousverrons si vous êtes homme d’honneur. Mais, avant qu’elle eûtachevé sa phrase, Pippo l’embrassait tendrement. – Commençons parfaire ton portrait, répétait-il. Puis il savait s’y prendre defaçon à la faire parler d’autre chose.
On peut juger si elle avait hâte de voir ceportrait terminé. Au bout de six semaines, il le fut enfin.Lorsqu’elle posa pour la dernière séance, Béatrice était sijoyeuse, qu’elle ne pouvait rester en place ; elle allait etvenait du tableau à son fauteuil, et elle se récriait à la foisd’admiration et de plaisir. Pippo travaillait lentement et secouaitla tête de temps en temps ; il fronça tout à coup le sourcil,et passa brusquement sur sa toile le linge qui lui servait àessuyer ses pinceaux. Béatrice courut à lui aussitôt, et elle vitqu’il avait effacé la bouche et les yeux. Elle en fut tellementconsternée, qu’elle ne put retenir ses larmes ; mais Pipporemit tranquillement ses couleurs dans sa boîte. – Le regard et lesourire, dit-il, sont deux choses difficiles à rendre ; ilfaut être inspiré pour oser les peindre. Je ne me sens pas la mainassez sûre ; et je ne sais même pas si je l’aurai jamais.
Le portrait resta donc ainsi défiguré, ettoutes les fois que Béatrice regardait cette tête sans bouche etsans yeux, elle sentait redoubler son inquiétude.