Sir Nigel

Chapitre 17LES ESPAGNOLS SUR MER

Le jour n’était pas encore levé que déjà Nigelse trouvait dans la chambre de Chandos, préparant le départ de sonmaître, tout en écoutant ses derniers conseils. Et ce même matin,avant que le soleil eût parcouru la moitié de sa course, la grandenef du roi, le Philippa, renfermant la plus grande partiede ceux qui avaient assisté au festin de la veille, hissait sonimmense voile ornée des léopards d’Angleterre et des lys de Francepuis tournait sa proue d’airain vers la mère patrie. Elle futsuivie de cinq prames bourrées d’écuyers, d’archers et d’hommesd’armes.

Nigel et ses compagnons étaient alignés surles remparts du château et agitaient leurs bonnets vers l’immenseet puissant vaisseau qui gagnait lentement le large, dans leroulement des tambours et les éclats de trompes, avec plus de centbannières de chevaliers flottant au-dessus de son pont, surmontéespar la grande croix rouge d’Angleterre. Puis, lorsque les bateauxeurent disparu, ils se retournèrent, le cœur lourd d’avoir étédélaissés, et allèrent se préparer à prendre le départ pour leurpropre aventure.

Il leur fallut quatre jours d’un travail arduavant que les préparatifs fussent terminés, car nombreux étaientles besoins d’un petit ost faisant voile vers un pays étranger.Trois bateaux leur avaient été laissés : le Thomas deRomney, le Grâce-Dieu de Hythe et le Basilisk deSouthampton, dans chacun desquels cent hommes prirent place en plusdes trente matelots qui constituaient l’équipage. Il y avait aussiquarante chevaux, parmi lesquels Pommers, rendu maussade par unlong désœuvrement et regrettant les coteaux du Surrey où sesmembres puissants pouvaient se livrer à l’exercice qui leurconvenait. Puis il y eut le ravitaillement et l’eau, les arcs, lesfaisceaux de flèches, les fers à cheval, les clous, marteaux,couteaux, haches et cordes, les tonneaux de fourrage et de verdureet beaucoup d’autres choses. Toujours à côté des bateaux, se tenaitle jeune chevalier Sir Robert, notant, vérifiant, observant etcontrôlant, ne parlant que très peu car c’était un homme taciturnequi ne s’exprimait qu’avec les mains ou les yeux ou, lorsqu’il lefallait, avec sa cravache.

Les matelots du Basilisk, appartenantà un port libre, avaient une vieille inimitié contre les hommes desCinq Ports, injustement favorisés par le roi aux yeux des autresmariniers d’Angleterre. Un bateau des comtés occidentaux ne pouvaitque rarement en rencontrer un autre venant d’un port de la mer duNord sans que le sang coulât. Il s’éleva donc des querelles sur lesquais lorsque ceux du Thomas et du Grâce-Dieu, àgrand renfort de cris et de coups – saint Léonard aux lèvres et larage au cœur –, se jetaient sur ceux du Basilisk. Alors,au milieu du tournoiement des gourdins et des éclairs lancés parles lames des couteaux, surgissait soudain la silhouette souple dujeune chef, donnant sans pitié des coups de fouet à gauche et àdroite, comme un dompteur au milieu de ses fauves, jusqu’à ce qu’illes eût chassés vers leur travail. Au matin du quatrième jour, toutétait prêt et, lorsque les amarres furent larguées, les troispetits bateaux furent toués à travers le port par leurs proprespinasses jusqu’à ce qu’ils fussent ensevelis dans les profondeursdu brouillard sur le détroit.

Quoique de modeste effectif, ce n’était pasune petite force qu’Édouard avait envoyée pour soulager lesgarnisons oppressées de Bretagne. Rares étaient les hommes parmieux qui ne fussent point de vieux soldats, et ils étaient conduitspar des gens d’expérience, tant dans les conseils qu’au combat.Knolles avait fait flotter son étendard au cordeau de sable sur lemât du Basilisk. Avec lui se trouvaient son propre écuyer,John Hawthorn, et Nigel. Sur ces cent hommes, quarante étaient deshabitants des vallées du Yorkshire et quarante, des hommes duLincolnshire, tous archers éprouvés, conduits par Wat de Carlisle,vétéran grisonnant.

Déjà Aylward, par son adresse et sa force,avait obtenu un commandement en second et partageait avec Long NedWiddington, son imposant concitoyen du Nord, la réputation d’êtreun autre Wat de Carlisle en tout ce qui faisait un bon archer. Leshommes d’armes aussi étaient des habitués des guerres ; lescommandait Black Simon, de Norwich, qui avait fait la traversée deWinchelsea avec Nigel. Le cœur rempli de haine pour les Françaisqui avaient tué tous ceux qui lui étaient chers, il se lançaitcomme un chien d’arrêt, sur terre et sur mer, partout où ilespérait assouvir sa vengeance. Quant à ceux qui voguaient sur lesautres bâtiments, ils étaient à l’avenant : des hommes duCheshire, près de la frontière galloise, sur le Thomas, etdes hommes du Cumberland, habitués des guerres d’Écosse, sur leGrâce-Dieu.

Sir James Astley avait suspendu sur leThomas son bouclier à la quintefeuille d’hermine. LordThomas Percy, cadet d’Alnwick, célèbre déjà par le haut esprit decette maison qui, pendant des siècles, avait été la clé de sûretésur la porte de l’Angleterre, avait fixé son lion rampant d’azursur le Grâce-Dieu. Telle était la noble compagnie àdestination de Saint-Malo, halée dans le port de Calais avantd’être plongée dans l’odeur épaisse du brouillard sur le pas deCalais.

Une brise légère soufflait de l’est et lesbateaux bien arrondis roulaient doucement dans la Manche. Parmoments, le brouillard se levait, leur permettant de se voir l’unl’autre voguer sur la mer d’huile, mais il retombait aussitôt,s’accrochant au grand mât, ouatant le pont jusqu’à ce que la merelle-même ne leur fût plus visible et qu’ils eussent l’impressiond’être à la dérive sur un océan de vapeur. Une froide pluie finetombait ; les archers étaient groupés sous l’abri en surplombde la poupe ou dans le château avant où certains passaient desheures à jouer aux dés, d’autres à dormir, et beaucoup à affûterleurs flèches et à polir leurs armes.

À l’autre bout, assis sur un tonneau comme surun trône, des plateaux et des boîtes de plumes autour de lui, setenait Bartholomew, l’armoïer ou fabricant d’armes et spécialementd’arcs et de flèches, homme gras et chauve dont la tâche consistaità veiller à ce que les armes de chacun fussent aussi bonnes quepossible et qui avait le privilège de leur vendre le supplémentdont ils pouvaient avoir besoin. Un groupe d’archers, portant leursarcs et leurs carquois, faisaient la queue devant lui avec leursdoléances et leurs requêtes, sous les yeux d’une demi-douzaine degradés rassemblés derrière qui écoutaient ses commentaires engrimaçant.

– Tu ne peux pas le bander ?demanda-t-il à un jeune archer. Eh bien, c’est que la corde esttrop courte ou le bois trop long. À moins que ce ne soientpeut-être tes bras de bébé qui sont plus propres à tirer teshouseaux qu’à bander un arc. Allons, paresseux, ton arc !

De la main droite, il saisit le bois par lecentre, en appuya un bout sous le pied droit puis, tirant de lamain gauche sur l’autre, il abaissa l’encoche et y passa facilementle nœud de la corde.

– Et maintenant, je te prie de ledébander, fit-il en rendant l’arme au garçon.

Ce dernier obéit en faisant un très groseffort mais il fut trop lent à retirer les doigts et la corde, sedétendant brusquement vers le bas après avoir été dégagée del’encoche supérieure, les lui pinça violemment contre le bois. Unéclat de rire roula comme une grosse vague et balaya le pont poursaluer l’infortuné qui sautillait en se frottant la main.

– Voilà qui est bien fait,imbécile ! gronda le vieil armoïer. Un aussi bon arc ne sert àrien dans de pareilles mains. Holà, Samkin ! Je crois que jen’ai rien à t’apprendre de ton métier. Voici un arc préparé commeil sied. Mais il vaudrait mieux qu’une bande blanche marque lepoint de visée au milieu de cette poignée de soie rouge.Laisse-le-moi, je le ferai plus tard. Et toi, Wat ? Te faut-ilune nouvelle tête sur ton corps monumental ? Seigneur !qu’un homme soit obligé de faire quatre métiers : être cordieret fabricant d’arcs, de flèches et… de têtes ! Le travail dequatre hommes pour le vieux Bartholomew et la paye d’unseul !

– Ah non, ne parle pas de ça ! fitun petit archer à la peau parcheminée et aux yeux en boules. Ilvaut mieux, de nos jours, fabriquer des arcs que les bander. Toiqui n’as jamais vu un Français en face, tu gagnes tes neuf pencepar jour alors que moi qui ai combattu sur cinq champs de bataille,je n’en gagne que quatre.

– J’ai dans l’idée que tu as vu de faceplus de pots d’hydromel que de Français, John Tuxford ! fit levieux. Je m’échine depuis l’aube jusqu’à la nuit et toi, pendant cetemps, tu t’empiffres de pots d’ale. Et alors, jeunot ? Troptendu ? Mets ton arc sur la barre… Non, il tire à six livres,ce qui n’est pas un gramme de trop pour un homme de ta taille. Pèseun peu plus sur ton corps, l’ami, et tu verras, cela ira tout seul.Si ton arc n’était pas raide, comment voudrais-tu fairemouche ?… Des plumes ? J’en ai tout plein et desmeilleures. Voici des plumes de paon à un groat la pièce. Je suisbien sûr qu’un bon archer comme toi, Tom Beverley, qui portes desboucles d’oreilles en or, n’en voudrait pas d’autres que depaon !

– Que m’importent les plumes, pourvu queles flèches volent droit ! répondit l’autre, un grandYorkshireman, en comptant les pièces dans la main calleuse.

– Les plumes d’oie ne sont qu’à unfarthing ! Celles de gauche sont à un demi-penny car ellesproviennent d’oies sauvages, et les secondes plumes d’un oiseau desmarais ont plus de valeur que les rémiges d’un oiseau domestique.Là, dans ce plateau de cuivre, se trouvent des plumes tombées, quisont meilleures que des plumes arrachées. Achètes-en vingt decelles-ci, mon garçon, taille-les en dos d’âne ou en dos de cochon,et personne ne balancera un meilleur carquois que le tien.

Il se fit que l’opinion du marchand sur cepoint et sur bien d’autres différait de celle de Long NedWiddington, Yorkshireman bourru à la barbe blonde, qui avait écoutétous ces conseils en ricanant. Il interrompit brusquement leboniment de l’artisan.

– Tu ferais beaucoup mieux de vendre tesarcs plutôt que de vouloir apprendre à d’autres la façon de s’enservir, car il n’y a pas plus de bon sens à l’intérieur de ta têtequ’il n’y a de cheveux à l’extérieur, mon vieux Bartholomew. Si tuavais tiré à l’arc autant de mois que je compte d’années depratique, tu saurais qu’une plume taillée droit vole mieux qu’uneautre coupée de façon arrondie. Il est regrettable que ces jeunesarchers n’aient personne d’autre pour les instruire.

Cette attaque portée contre ses connaissancesprofessionnelles toucha le vieux fabricant au plus profond delui-même. Son visage gras était congestionné et ses yeux lançaientdes éclairs, lorsqu’il se tourna vers l’archer.

– Sale tonneau à mensonges !hurla-t-il. Que tous les saints me viennent en aide, et jet’apprendrai, moi, à oser ouvrir ta bouche de vipère ! Allons,prends ton épée et mets-toi sur le pont, que nous puissions voirqui de nous deux est un homme ! Que jamais plus mes mains netouchent une flèche si je ne te mets la marque de Bartholomew surla figure !

Une vingtaine de voix se mirent aussitôt de lapartie, les unes soutenant le fabricant, les autres prenant leparti de l’homme du Nord. Un rouquin saisit une épée qu’un coup depoing de son voisin lui fit aussitôt lâcher. Instantanément, aumilieu d’un grondement semblable à celui d’un essaim de frelonsirrités, tous les archers se trouvèrent sur le pont. Mais avantmême qu’un seul coup fût porté, Knolles surgissait au milieu d’eux,le visage impassible et les yeux lançant des éclairs :

– Séparez-vous, c’est un ordre ! Jevous promets assez de combats pour vous refroidir les sangs avantque vous ne revoyiez l’Angleterre. Loring, Hawthorn, abattez lepremier qui lève la main… Alors, tu as quelque chose à dire, maraudà la tête de renard ?

Il avança le visage jusqu’à deux pouces decelui du rouquin qui, le premier, avait saisi une épée. L’hommerecula, effrayé par les yeux dominateurs de son commandant.

– Maintenant, cessez ce tapage, bande demarauds, et tendez vos longues oreilles ! Trompette, sonnezune fois encore.

Un appel de trompe avait été lancé tous lesquarts d’heure de façon à maintenir le contact avec les deux autresbâtiments, invisibles dans le brouillard. La note haute et clairesonna une fois encore, mais aucune réponse ne fut renvoyée par lemur épais qui les entourait. L’appel fut répété à plusieursreprises et, chaque fois, le cœur battant, ils attendirent uneréponse.

– Où est le commandant de cebateau ? demanda Knolles. Quel est votre nom, mongaillard ? Alors, vous osez vous prétendre maîtremarinier ?

– Mon nom est Nat Dennis, messire,répondit le vieux marin à la barbe grisonnante. Trente années ontpassé déjà depuis que j’ai montré mon cartel pour la première foiset que j’ai fait sonner de la trompe dans le port de Southamptonpour recruter un équipage. S’il est un homme qui se puisse diremaître marinier, c’est bien moi !

– Et où sont les deux autresbateaux ?

– Qui pourrait le dire avec cebrouillard, messire ?

– Il était de votre devoir de garder lecontact.

– Je n’ai que les yeux que Dieu m’adonnés, messire, et ils ne peuvent voir au travers d’un nuage.

– S’il eût fait beau, moi qui suis unsoldat, je les aurais gardés ensemble. Mais comme le temps étaitmauvais, nous nous sommes fiés à vous qui êtes un marinier, et vousn’y avez point réussi. Vous avez perdu deux de mes bateaux avantmême que l’aventure soit commencée.

– Mais, messire, je vous prie deconsidérer…

– Assez de mots ! fit Knollessèchement. Ils ne me ramèneront point mes deux cents hommes. Àmoins que je ne les retrouve avant d’arriver à Saint-Malo, je vousjure par saint Wilfrid de Ripon que ceci sera un mauvais jour pourvous. Assez ! Allez et faites votre possible.

Durant cinq heures, avec une brise légère dansle dos, ils croisèrent dans l’épais brouillard, sous une pluiefroide qui trempait leur barbe et leur dégoulinait sur le visage.Parfois, ils apercevaient un peu d’eau jusqu’à une archie ou portéede flèche, de part et d’autre du bateau, mais aussitôt le nuage serefermait sur eux. Depuis longtemps, ils avaient cessé de sonner dela trompe pour retrouver leurs compagnons, mais ils gardaientl’espoir de les revoir lorsque le temps s’éclaircirait. D’après lesestimations du marinier, ils devaient se trouver à mi-chemin entreles deux côtes.

Nigel était accoudé au bastingage, les penséesperdues dans les vallons de Cosford et sur les pentes couvertes debruyère, lorsque quelque chose lui frappa l’oreille. C’était unbruit métallique, s’élevant au-dessus du murmure de la mer, dugrincement du bout-dehors et du claquement de la voile. Il écouta,et de nouveau le même son lui parvint.

– Oyez, messire, dit-il à Sir Robert. N’ya-t-il point un bruit dans le brouillard ?

Tous deux tendirent l’oreille. Le son résonnaclairement une fois de plus, mais dans une autre direction. Lapremière fois, c’était à la proue, et maintenant cela provenait dugaillard arrière. Puis le son se répéta encore et encore. Ils’était déplacé. Désormais, c’était à l’avant de l’autre côté puisà l’arrière de nouveau ; il venait de plus près puis,faiblement, de très loin. À ce moment, tous les hommes à bord,matelots, archers et hommes d’armes étaient rassemblés sur lepourtour du bateau. Tout autour d’eux, il y avait des bruits dansl’obscurité et la muraille de brouillard leur collait toujours auvisage. Et les bruits qui sonnaient si étrangement à leurs oreillesavaient toujours la même haute résonance musicale.

Le vieux capitaine secoua la tête et sesigna.

– En trente années passées en mer, jen’ai rien entendu de semblable, dit-il. Le diable est toujoursperdu dans le brouillard. C’est bien pour cela qu’on l’appelle leprince des ténèbres.

Une vague de panique passa sur le vaisseau etles rudes hommes qui ne craignaient aucun ennemi mortel se mirent àtrembler de frayeur devant les ombres créées par leur imagination.Le visage blafard et les yeux hagards, ils regardèrent le nuagecomme si à tout moment quelque forme étrange et terrifiante dût ensurgir et fondre sur eux. Comme ils épiaient, il y eut un coup devent. Pendant un instant, le banc de brouillard se dissipa et unepartie de la mer se dévoila.

Elle était couverte de bateaux. Il y en avaitde tous les côtés.

C’étaient d’immenses caraques à la hauteproue, aux bastingages sculptés et incrustés d’or. Chacune avaitune grande voile et suivait la même route que le Basilisk.Les ponts étaient couverts d’hommes et c’était des hautes poupesque provenaient les résonances qui remplissaient l’air. Pendant unmoment, les navires furent visibles, flotte immense progressantlentement et auréolée d’une vapeur grise. Puis les nuages serefermèrent et la flotte s’évanouit de nouveau. Il y eut un longsilence, après quoi éclata un concert de voix surexcitées.

– Les Espagnols ! crièrent unedouzaine d’archers et de marins.

– J’aurais dû m’en douter, fit lecommandant. Je me souviens de la côte de Biscaye, quand ilsfaisaient résonner leurs cymbales à la façon des Maures païenscontre qui ils se battaient. Mais que voulez-vous que je fasse,messire ? Si le brouillard se lève, nous sommes perdus.

– Il y avait trente bateaux pour lemoins, fit Knolles en fronçant le sourcil. Et si nous les avonsvus, je gage qu’eux aussi nous auront découverts. Ils vont nousaborder.

– Non, messire, je crois que notre bateauest plus léger et plus rapide que les leurs. Si le brouillard tientune heure encore, nous en serons débarrassés.

– À vos armes ! hurla Knolles. À vosarmes ! Ils sont sur nous !

En effet, le Basilisk avait étérepéré par le bateau amiral espagnol avant que le brouillard se fûtrefermé. Avec un vent aussi léger et dans un tel brouillard, iln’avait aucun espoir de le retrouver à la voile. Et par malchance,à moins d’une archie de la grande caraque espagnole se trouvait unegalère basse, fine et rapide, munie de rames qui lui permettaientde lutter contre vents et marées. Elle aussi avait vu leBasilisk, et ce fut à cette galère que le commandantespagnol donna ses ordres. Pendant quelques minutes, elle fouilladans le brouillard puis, soudain, elle bondit comme une bêtepuissante et souple fonçant sur sa proie. C’était la vue de cettelongue ombre filant derrière eux qui avait provoqué le cri d’alarmedu chevalier anglais. Tout aussitôt les rames de tribord furentramenées sur la galère, les flancs des deux bateaux grincèrent etune nuée d’Espagnols basanés au teint bistre s’agrippèrent auxflancs du Basilisk puis sautèrent sur le pont en poussantdes cris de triomphe.

Pendant un instant, on put croire que levaisseau allait être capturé sans coup férir, car les hommes dubateau anglais s’étaient mis à courir en tous sens pour prendreleurs armes. On pouvait voir dans l’ombre du gaillard d’avant et àla poupe des dizaines d’archers anglais bandant leur arc pour yfixer la corde. D’autres bondissaient sauvagement au-dessus decaisses et de fûts à la recherche de leur carquois. Quant à ceuxqui trouvaient leurs flèches, ils en prenaient quelques-unes qu’ilsprêtaient à leurs compagnons. Pris d’une folle hâte, les hommesd’armes aussi tâtaient dans les coins, saisissant des casquesd’acier qui n’étaient pas les leurs, les rejetant sur le pont etempoignant n’importe quelle épée ou lance qui leur tombait sous lamain.

Le centre du bateau était occupé par lesEspagnols qui, après avoir exterminé tous ceux qui se trouvaientdevant eux, tentèrent de pousser vers les extrémités, lorsqu’ils serendirent compte que ce n’était pas un mouton mais bien un vieuxloup féroce qu’ils avaient saisi aux oreilles.

Si la leçon vint trop tard, elle n’en fut queplus dure. Attaqués des deux côtés et bientôt écrasés par lenombre, les Espagnols, qui n’avaient jamais douté que cette petiteembarcation fût un bateau marchand, furent mis en pièces. Ce ne futpas un combat, mais une boucherie. En vain les survivants coururenten implorant tous leurs saints ou se jetèrent sur la galère. Elleavait été criblée de flèches de la poupe du Basilisk et,des marins du pont jusqu’aux galériens, tous étaient morts. Del’étrave au gouvernail, chaque pied du pont était hérissé deflèches. C’était un véritable tombeau flottant, couvert de morts etde mourants, qui dériva au gré des vagues quand leBasilisk l’abandonna dans le brouillard.

Lors de leur assaut sur le Basilisk,les Espagnols s’étaient emparés de six membres de l’équipage et dequatre archers désarmés. Ils leur avaient tranché la gorge et lesavaient jetés par-dessus bord. Après l’attaque, les Espagnolsblessés et morts, qui jonchaient le pont, furent traités de la mêmefaçon. L’un d’eux courut se cacher ; il dut être poursuivi etachevé, hurlant comme un rat. Une demi-heure plus tard, àl’exception des taches de sang sur le pont et le bastingage, il nerestait pas trace de la violente rencontre dans le brouillard. Lesarchers tout heureux débandaient leurs arcs car, malgré la poix,l’humidité de l’air enlevait de leur force aux cordes. Certainsrecherchaient les flèches qui étaient tombées sur le bateau,d’autres pansaient de légères égratignures. Cependant une ombreanxieuse planait sur le visage de Sir Robert qui regardait fixementderrière lui dans le brouillard.

– Allez parmi les archers, Hawthorn,dit-il à son écuyer. Recommandez-leur sur leur vie de ne pointfaire de bruit. Et vous aussi, Loring, allez voir les gardes-poupeet faites-leur la même recommandation. Car c’en est fait de nous sil’un de ces grands bateaux nous repère.

Pendant près d’une heure, retenant leursouffle, ils épièrent la flotte dans le brouillard, entendanttoujours le roulement des cymbales autour d’eux car c’était decette façon que les Espagnols restaient groupés. Une fois, cettemusique sauvage parut venir d’au-dessus même de leur proue, lesavertissant qu’ils avaient à changer leur cap. Une autre fois, unimmense vaisseau apparut pendant un moment à leur côté, mais ilsdévièrent de deux degrés et l’autre aussitôt s’évanouit. Bientôt,les cymbales ne furent plus qu’un lointain tintement qui se mourutenfin.

– Il était temps, fit le vieux commandanten désignant une lueur jaunâtre au-dessus d’eux. Voyezlà-bas ! C’est le soleil qui perce. Il sera là bientôt. Nel’avais-je point dit ?

Un faible soleil, pas plus grand et bien moinsbrillant que la lune, s’était enfin montré dans un écrin de nuages.Peu à peu, il grandit en taille et en force, puis un halo jaunes’élargit tout autour, un rayon perçant, bientôt suivi d’uneabondante lumière dorée. Quelques minutes plus tard, ils voguaientsur une mer d’un bleu clair sous un ciel d’azur sans nuages, etdevant un décor tel que tous le porteraient à jamais dans leurmémoire tant qu’il leur en resterait une once.

Ils se trouvaient au milieu du détroit. Lesblanches et vertes côtes de Picardie et du Kent s’étendaient depart et d’autre. Devant eux, la mer allait en s’élargissant, virantdu bleu foncé à la proue du bateau au pourpre sous la ligne del’horizon. Derrière eux traînait encore l’épais banc de nuages dontils venaient de sortir, qui formait comme un mur gris entre l’estet l’ouest et d’où émergeaient les hautes lignes des naviresconstituant la flotte espagnole. Quatre d’entre eux avaient déjàparu, leurs grands corps rouges, leurs flancs dorés et leurs voilescolorées brillant dans le soleil du soir. À tout moment, unenouvelle tache dorée surgissait du brouillard, scintillant uninstant comme une étoile, avant de devenir le bec d’airain du grandvaisseau rouge qui le portait. Tout le banc de nuages avait rompula ligne des nobles bateaux. Le Basilisk se trouvait à unmille devant eux. Cinq milles plus loin, en direction de la côte deFrance, deux autres petits bateaux descendaient le long du détroit.Les deux compagnons disparus, le Thomas et leGrâce-Dieu, furent salués par un cri de joie de RobertKnolles et une profonde prière de gratitude adressée à tous lessaints par le vieux commandant.

Mais, si agréable que leur fût l’apparition deleurs amis perdus, et si merveilleuse que fût la vue des bateauxespagnols, ce ne fut point eux que les hommes du Basiliskregardèrent surtout. Une vision plus gigantesque encore s’offrait àleurs yeux, une vision qui les attira à la proue, les yeux agrandiset les doigts pointés. La flotte anglaise arrivait de Winchelsea.Déjà, avant même que le brouillard fût levé, une galéasse rapideavait apporté la nouvelle que la flotte espagnole était en mer etles vaisseaux du roi s’étaient mis en route. Avec leur multitude devoiles, ornés aux armes et aux couleurs des villes qui les avaientfournis, ils se détachaient nettement sur la côte du Kent, entreDungeness Point et Rye. Vingt-neuf vaisseaux se trouvaientrassemblés là, venant de Southampton, de Shoreham, de Winchelsea,de Hasting, de Rye, de Hythe, de Romney, de Folkestone, de Deal, deDouvres et de Sandwich. Ils fonçaient, grand-voile dehors, de façonà capter le vent, tandis que les Espagnols, aussi vaillantsadversaires qu’ils l’avaient toujours été, viraient de bord pourles affronter. Bannières au vent et voiles peintes, les deuxflottes, dans la sonnerie claironnante des trompes et les coups decymbales, se rapprochaient l’une de l’autre.

Durant tout le jour, le roi Édouard étaitresté couché dans son grand bateau, le Philippa, à unmille au large de Camber Sands, attendant la venue des Espagnols.Au-dessus de l’immense voile qui portait les armes réales, flottaitla croix rouge d’Angleterre. Tout au long de la rambarde, onpouvait voir les boucliers de quarante chevaliers, fleur de lachevalerie anglaise, et autant de bannières flottaient au-dessus dupont. Les extrémités surélevées du bateau scintillaient sous lesécussons des hommes d’armes, les archers s’étant massé surl’embelle. De temps à autre, un roulement de tambourin ou unesonnerie de trompette s’élevait du bateau royal, auquel répondaientses grands voisins : le Lion battant pavillon duPrince Noir, le Christopher avec le comte de Suffolk, leSalle du Roi de Robert de Namur, le Grâce-Mariede Sir Thomas Holland. Plus loin étaient mouillés le CygneBlanc, aux armes de Mowbray, le Pèlerin de Deal avecla Tête Noire d’Audley, et l’Homme de Kent avec LordBeauchamp. Les autres étaient à l’ancre, mais prêts à partir, dansla baie de Winchelsea.

Le roi était assis sur un tonnelet à l’avantdu bateau, avec le petit John de Richmond, qui n’était guère plusqu’un petit garçon, assis sur ses genoux. Édouard portait latunique de velours noir qu’il préférait et un petit chapeau brunsur le côté duquel était plantée une plume blanche. Un richemantelet de fourrure bordé de menu-vair lui couvrait les épaules.Derrière lui étaient groupés une vingtaine de chevaliers, tousrevêtus de soieries et de satin, les uns assis sur des barquesretournées, les autres sur le bastingage, balançant les jambes.

Devant lui se tenait John Chandos, vêtu d’unsurcot bicolore, un pied sur une ancre, qui pinçait les cordes deson luth en modulant un chant qu’il avait appris à Marienburg, ladernière fois qu’il avait aidé les chevaliers de l’ordre Teutoniqueà combattre les infidèles. Le roi, les chevaliers et même lesarchers serrés dans l’embelle éclataient de rire devant les rimesjoyeuses et reprenaient en chœur le refrain, et les hommes desbâtiments voisins tendaient l’oreille pour entendre cette mélodieprofonde qui s’en allait en roulant sur les flots.

Il fut soudain interrompu : la vigiepostée dans la gabie poussait un cri rauque maispuissant :

– Une voile !… Deuxvoiles !

John Bunce, le batelier du roi, portant samain au front pour s’abriter les yeux, regarda le grand banc denuages qui bouchait le nord ; Chandos, les doigts encore surles cordes de son luth, le roi, les chevaliers, tous scrutèrent dumême côté. Deux petites formes sombres étaient apparues, bientôtsuivies d’une troisième.

– Ce sont les Espagnols ? s’enquitle roi.

– Non, sire, répondit le marin. Lesespagnols sont plus grands et peints en rouge. J’ignore ce quepeuvent être ceux-ci.

– Quant à moi, je m’en doute !s’écria Chandos. Ce sont, sans aucun doute, les trois vaisseauxfaisant voile avec mes hommes pour la Bretagne.

– Vous avez deviné juste, Chandos, fit leroi. Mais voyez donc ! Au nom de la Vierge, qu’estceci ?

Quatre étoiles projetant une lumière éclatantevenaient de surgir à leur tour du banc de brouillard. Un momentplus tard, autant de grands bateaux se balançaient au soleil. Unlong hurlement s’éleva sur le bateau du roi et se répercuta surtoute la ligne jusqu’à ce que toute la côte, de Dungeness àWinchelsea, vibrât sous ce cri de guerre. Le roi bondit, le visageilluminé par la joie.

– Les jeux sont faits, mes amis !dit-il. Habillez-vous, John ! Et vous, Walter ! Vite,vous tous ! Écuyers, mon armure ! Que chacun ne s’occupeque de soi-même : nous n’avons guère de temps.

Étrange vision que ces quarante chevaliersarrachant leurs vêtements, jonchant le pont de velours et de satin,pendant que chacun de leurs écuyers, aussi affairés que despalefreniers avant la course, poussaient et tiraient, tendaient,fixaient et assujettissaient les bassinets, les cuissots, lesplastrons et les dossières, jusqu’à faire de ces courtisans de soiedes hommes d’acier. Et lorsqu’ils furent prêts, il ne resta plusqu’un groupe de farouches guerriers là où de folâtres gentilshommesavaient ri et chanté autour du luth de Sir John. En contrebas, dansle plus grand silence, les archers subissaient l’inspection deleurs officiers et occupaient les places qui leur avaient étédésignées. Une douzaine d’entre eux tenaient un dangereux postedans les gabies en haut des mâts.

– Du vin, Nicholas ! cria le roi.Messires, devant que d’abaisser votre visière, je vous prie delever le verre avec moi. Je vous promets que vous aurez les lèvressèches avant qu’elles soient de nouveau libérées. À quoiboirons-nous, John ?

– Aux hommes d’Espagne ! réponditChandos, dont le visage dur apparaissait dans l’ouverture ducasque. Puissent-ils avoir le cœur fort et le courage au combat, cejour !

– Voilà qui est bien parler, John !s’écria le roi, dont la voix s’éleva sur le chœur des chevaliersqui trinquaient et riaient. Et maintenant, mes bons amis, quechacun regagne son poste ! Je me charge de la défense dugaillard d’avant. Vous, John, vous vous occupez de l’arrière.Walter, James, William, Fitz-Alan, Goldesborought, Reginald, vousresterez avec moi. John, faites aussi votre choix, et les autresresteront avec les archers. Et maintenant, allez droit en leurmilieu, maître timonier. Avant que le soleil se couche, nous auronsramené une de ces galères écarlates pour en faire don à nos gentesdames, ou nous ne verrons jamais plus l’une d’entre elles.

L’art de naviguer contre le vent n’avait pasencore été inventé, pas plus qu’il n’existait encore de voileaurique, sauf les petites qui permettaient à un navire de virer. Laflotte anglaise dut donc effectuer un grand crochet pour se porterà la rencontre de l’ennemi, mais ce ne fut pas long, car lesEspagnols, qui arrivaient avec le vent, étaient aussi avides qu’euxd’engager le combat. Les deux flottes se rapprochèrent dans unedébauche de pompe et de dignité.

Il se fit qu’une fine caraque avait devancéles autres bateaux et faisait route, rouge et or dans unscintillement d’acier, à environ un demi-mille au-devant desAnglais. Édouard la regarda, avec admiration, car elle en valait lapeine, avec l’eau bleue bouillonnant devant sa proue dorée.

– Que voici un beau vaisseau, masterBunce ! dit-il au marin à côté de lui. Il me plairaitd’engager le combat avec lui. Continuez donc tout droit afin de lepouvoir couler.

– Si je continue tout droit, sire, un desdeux coulera, si ce n’est point les deux.

– Je ne doute point que nous ne jouionsnotre rôle avec l’aide de la Vierge. Tout droit, maître timonier,ainsi que je l’ai dit !

Les deux bateaux se trouvaient à une archie dedistance et les carreaux des arbalétriers espagnols fouettèrentl’anglais. Ces traits du diable, courts et épais, sifflaientpartout dans l’air comme des abeilles, s’écrasant contre lebastingage, tombant sur le pont, résonnant fortement sur lesarmures des chevaliers ou s’enfonçant avec un bruit sourd et matdans le corps de leurs victimes.

Sur les deux flancs du Philippa, lesarchers étaient restés immobiles, attendant les ordres. Soudain,leur chef poussa un cri perçant et toutes les cordes vibrèrent enmême temps. L’air était plein de ce son, coupé par le sifflementdes flèches et les aboiements des chefs de groupes.

– Doucement ! Tirez doucement !Tous ensemble ! À cent vingt pas ! Cent pas !Quatre-vingts pas ! Tirez tous ensemble !

Lorsque les deux grands bateaux s’abordèrent,l’espagnol vira de quelques degrés afin d’adoucir le choc qui n’enfut pas moins terrifiant. Dans le haut mât de la caraque, unedouzaine d’hommes balançaient un énorme bloc de pierre dans ledessein de le précipiter sur le pont anglais. Mais ils poussèrentun hurlement d’horreur en sentant le mât craquer sous eux,basculant, doucement d’abord, puis plus vite, en projetant leshommes à l’eau, à l’instar de pierres que lance une fronde. Un tasde corps meurtris jonchait le pont à l’endroit où le mât étaittombé. Cependant l’anglais avait lui aussi subi des dégâts. Son mâtavait tenu il est vrai, mais le choc, non content de jeter tous leshommes sur le pont, avait également projeté dans l’eau unevingtaine de ceux qui garnissaient ses bords. Un archer fut enlevéde la pointe du mât et vint s’écraser aux pieds mêmes du roi, surle château avant. Nombreux étaient ceux qui s’étaient fracturé unbras ou une jambe en tombant d’un des gaillards dans l’embelle.Mais le plus grave était que des coutures avaient été ouvertes parle choc et que la muraille avait une douzaine de voies d’eau.

Par bonheur, il n’y avait là que des hommesaguerris et disciplinés, des hommes qui avaient déjà combattu côteà côte sur terre comme sur mer. Chacun savait où était sa place etson devoir. Ceux qui le pouvaient se remirent sur pied et vinrenten aide à une vingtaine de chevaliers qui roulaient sur le pontdans tous les sens, incapables de se relever à cause du poids deleur armure. Les archers se regroupèrent. Les matelots coururentavec de l’étoupe et du goudron pour boucher les déchirures. Enmoins de dix minutes, l’ordre avait été rétabli et lePhilippa, quoique affaibli, se trouvait prêt à reprendrele combat. Le roi regardait sauvagement autour de lui comme unsanglier blessé.

– Que mon bateau s’attaque à cela !s’écria-t-il en désignant du doigt l’espagnol. Je veux m’enemparer.

Mais déjà la brise les avait portés plus loinet une douzaine de vaisseaux espagnols fonçaient sur eux.

– Nous ne pouvons plus le rattraper, àmoins de découvrir notre flanc aux autres, fit le maîtrenautonier.

– Laissez-le aller ! crièrent leschevaliers. Vous trouverez mieux que cela.

– Par saint Georges, vous ditesvrai ! Car ce bateau sera nôtre lorsque nous aurons le tempsde le prendre. Et ceux qui viennent vers nous ont aussi l’air devaisseaux de grande valeur. Je vous prie, maître nautonier, de vousattaquer au plus proche d’entre eux.

Une grande caraque se trouvait à une archie delà. Bunce leva la tête et regarda son mât qui déjà penchaitdangereusement. Au moindre choc, il basculerait et le bateau neserait plus qu’un misérable sabot sur la mer. Il fit donc virer labarre et aborda l’espagnol de flanc, en jetant aussitôt lesgrappins et les chaînes de fer.

Les Espagnols, non moins ardents, agrippèrentle Philippa à l’avant et à l’arrière et les deux bateauxainsi enchaînés se mirent à se balancer doucement sur les flotsbleus. Sur les bastingages pendaient des grappes d’hommes enlacésdans un combat désespéré, tantôt basculant sur le pont del’espagnol, tantôt reculant sur le pont du bateau royal, armésd’épées scintillant comme des flammes d’argent, cependant que delongs cris de rage et d’agonie flottaient sous le calme ciel bleu,tels les hurlements des loups.

Mais chacun des bateaux anglais s’étaitapproché et, ayant jeté les grappins sur l’espagnol le plus proche,tentait de saisir ses hauts bastingages rouges. Vingt bateauxétaient engagés dans de furieux combats singuliers tout comme lePhilippa, jusqu’à ce que la mer tout entière en fûtcouverte. La caraque démâtée que le bateau royal avait abandonnéederrière lui avait été emmenée par le Christopher du comtede Suffolk et l’eau était parsemée des têtes de ceux qu’elle avaitportés dans ses flancs. Un anglais avait coulé sous un immense blocde rocher lancé par une machine de guerre, et ses hommes aussi sedébattaient dans l’eau dans l’indifférence générale. Un autreanglais fut coincé entre deux espagnols et envahi des deux côtés,si bien qu’aucun de ses occupants n’en sortit vivant. En revanche,Mowbray et Audley s’étaient tous deux emparés de la caraque àlaquelle ils s’étaient attaqués, et la bataille en général, aprèsque la victoire eut paru changer plusieurs fois de camp, tourna enfaveur des Anglais.

Le Prince Noir, avec le Lion, leGrâce-Marie et quatre autres vaisseaux, avait exécuté unemanœuvre pour prendre les Espagnols de flanc. Mais leur tentativeavait été éventée, et les Espagnols les attendirent avec dixbateaux dont une de leurs plus grandes caraques, le Santiago deCompostela. C’était sur ce dernier que le prince avait jetéses grappins, tentant de monter à l’abordage. Mais il avait lesflancs si hauts et il était si bien défendu que les assaillants,incapables de franchir le bastingage, furent, après chaquetentative, rejetés sur le pont au-dessous d’eux. Le flanc de lacaraque était garni d’arbalétriers qui canardaient d’en haut leshommes entassés sur le Lion, à telle enseigne que lescadavres s’y amoncelaient. Mais le plus dangereux de tous était ungéant à barbe noire, tapi au haut d’un mât, de sorte que personnene pouvait le voir. Il se dressait de temps à autre et, une grossemassue de fer entre les mains, il la lançait avec une telle forceque rien ne pouvait l’arrêter. À plusieurs reprises, ces lourdsmissiles crevèrent le pont pour s’écraser au fond même du navire,brisant tout ce qui se trouvait sur leur chemin.

Le prince, revêtu de l’armure noire qui luiavait valu son nom, dirigeait l’attaque de la poupe, lorsque lenautonier courut vers lui, le visage pâle de frayeur.

– Seigneur, cria-t-il, le bateau ne peuttenir contre de pareils coups. Quelques-uns encore, et nouscoulons. L’eau pénètre déjà de partout.

Le prince leva les yeux pour apercevoir lasombre barbe et deux puissants bras bronzés qui se montraient denouveau. Un gros boulet, qui tomba en sifflant, ouvrit un grandtrou dans le pont et s’écroula dans la cale. Le maître mariniers’arracha les cheveux.

– Un trou de plus ! hurla-t-il. Jeprie saint Léonard de nous soutenir aujourd’hui. Vingt de mesmarins s’affairent à écoper, mais l’eau les gagne de vitesse. Lebateau ne tiendra plus une heure.

Le prince arracha une arbalète des mains del’un de ses suivants et ajusta l’Espagnol dans la mâture. Au momentmême où l’homme se tenait droit, avec une autre masse dans lesmains, le carreau l’atteignit en plein visage et son corpss’effondra sur le bastingage, y restant pantelant. Un hurlement detriomphe s’éleva du navire anglais, auquel répondit un grondementde rage des Espagnols. Cependant un matelot traversa leLion en courant et vint murmurer quelque chose à l’oreilledu maître nautonier, qui se tourna aussitôt vers le prince.

– C’est bien ce que j’ai dit, messire. Lebateau coule sous nos pieds.

– Raison de plus pour nous emparer d’unautre ! répondit le prince. Sir Henry Stokes, sir ThomasStourton, Williams, John de Clifton, notre voie nous esttracée ! Faites avancer mon étendard, Thomas de Mohun. Enavant, et que la journée nous soit propice !

Dans un élan désespéré, une douzaine d’hommes,le prince à leur tête, parvinrent à s’accrocher au bord du bateauespagnol. Certains jouaient furieusement de l’épée pour s’ouvrir unpassage, d’autres, cramponnés d’une main au bastingage, hissaientleurs amis qui se trouvaient au-dessous d’eux. Chaque minute quipassait augmentait leur force : de vingt, ils devinrenttrente, et de trente, quarante, lorsque les nouveaux arrivants, sepenchant à leur tour pour aider ceux qui les suivaient, virent lepont du navire au-dessous d’eux disparaître sous l’eau. Le bateaudu prince venait de sombrer.

À grand renfort de cris, les Espagnols setournèrent vers le petit groupe qui avait atteint leur pont. Maisdéjà le prince et ses hommes avaient enlevé la poupe et de cetteposition surélevée repoussaient les vagues ennemies. Mais lescarreaux d’arbalète frappaient durement leurs rangs, et bientôt untiers d’entre eux couvrit le plancher. Formant ligne en travers dupont, ils arrivaient à peine à tenir un front continu devant lamasse qui se pressait contre eux. Assaut après assaut, ils allaientavoir le dessous car les Espagnols, endurcis par une récente guerredésespérée contre les Maures, étaient de rudes combattants. Mais ily eut soudain un remous de l’autre côté du bateau.

– Saint Georges ! SaintGeorges ! Knolles vient à la rescousse.

Une petite embarcation avait abordé la grandecaraque et une soixantaine d’hommes avaient bondi sur le pont duSantiago. Pris entre deux feux, les Espagnols s’enfuirenten débandade et la lutte devint un massacre. Les hommes du princebondirent de la poupe, et les nouveaux venus montaient del’embelle. Il s’écoula alors cinq horribles minutes de coups, dehurlements, de prières, avec des silhouettes luttant, accrochées aubastingage, s’écrasant soudain dans un grand éclaboussement d’eau.Puis ce fut la fin, et les hommes, éreintés, s’appuyèrent sur leursarmes pour reprendre leur souffle cependant que d’autress’étendaient sur le pont de la caraque conquise.

Le prince avait relevé sa visière. Il eut unfier sourire en regardant autour de lui. Puis il s’essuya le visageruisselant de transpiration.

– Où est le nautonier ?demanda-t-il. Qu’il nous mène vers un autre bateau !

– Non, monseigneur. Le nautonier et tousses hommes ont coulé avec le Lion, répondit Thomas deMohun, jeune chevalier et porte-étendard du prince. Nous avonsperdu notre bateau et la moitié de nos suivants. Je crains que nousne puissions plus combattre.

– La chose importe peu, puisque lavictoire est nôtre, fit le prince en regardant alentour. Je vois labannière royale de mon noble père qui flotte là-bas, sur cevaisseau espagnol. Mowbray, Audley, Suffolk, Beauchamp, Namur,Tracey, Stafford et Arundel ont tous leur bannière flottant au mâtd’une caraque rouge, comme la mienne sur celle-ci. Voyez, cetteescadre là-bas est déjà hors d’atteinte. Mais il nous faut vousremercier, vous qui êtes venus à notre aide en un moment aussicritique… J’ai déjà vu votre visage et vos armoiries, jeuneseigneur, bien que ma langue ne se puisse souvenir de votre nom.Veuillez me le rappeler afin qu’il me soit possible de vousremercier.

Il s’était tourné vers Nigel qui se tenait,rougissant et heureux, à la tête des hommes duBasilisk.

– Je ne suis qu’un écuyer, messire, et jen’ai aucun droit à vos remerciements, car je n’ai rien fait. Voicinotre commandant.

Les yeux du prince se portèrent sur unbouclier chargé du corbeau noir et sur le jeune visage sérieux decelui qui le portait.

– Sir Robert Knolles ! Je croyaisque vous faisiez route pour la Bretagne !

– En effet, messire, je m’y rendaislorsque j’eus la bonne fortune d’assister à la bataille qui sedéroulait.

Le prince se mit à rire.

– C’eût été trop demander, Robert, jeveux le croire, que souhaiter vous voir poursuivre votre cheminalors qu’un gain d’honneur se trouvait à portée de main. Maismaintenant je vous prie de revenir avec nous à Winchelsea, car jesuis certain que mon père voudra vous remercier pour ce que vousavez fait aujourd’hui.

Mais Robert Knolles secoua la tête.

– J’ai reçu un ordre de votre père,messire, et je ne puis changer d’avis sans un autre ordre de lui.Nos gens sont serrés de près en Bretagne et je n’ai point le droitde traîner en chemin. Je vous prie donc, bon seigneur, s’il vousplaît, de parler de moi au roi, de le supplier de me pardonner pouravoir ainsi interrompu mon voyage.

– Vous avez raison, Robert. Dieu vousgarde ! Je souhaiterais pouvoir naviguer sous votre bannière,car je suis sûr que vous allez conduire vos hommes là où il y a del’honneur à gagner. Peut-être aurai-je, moi aussi, la chance de metrouver en Bretagne, avant que l’année soit passée.

Le prince s’occupa alors de rassembler sesgens, pendant que les hommes du Basilisk regagnaient leurbord. Ils ôtèrent les grappins à l’espagnol, mirent à la voile ettournèrent la proue vers le sud. Loin devant eux se trouvaientleurs deux compagnons qui accouraient à l’aide, tandis qu’unevingtaine de bateaux espagnols fuyaient plus loin encore,poursuivis par quelques anglais. Le soleil se couchait sur l’eau etses rayons horizontaux faisaient flamboyer la grande caraque rougeet or sur laquelle flottait la croix de saint Georges. Elledominait l’escadre anglaise qui, dans un déploiement d’étendards etde musique, se dirigeait lentement vers la côte du Kent.

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