Sir Nigel

Chapitre 13COMMENT LES DEUX COMPAGNONS CHEMINÈRENT SUR LA VIEILLE ROUTE

La saison des nuits sans lune approchait et ledessein du roi prenait tournure. Les préparatifs étaient faits dansle plus grand secret. Déjà la garnison de Calais, qui comprenaitcinq cents archers et deux cents hommes d’armes, pourrait en casd’attaque prématurée soutenir l’assaut porté contre elle. Mais leprojet du roi était non seulement de résister, mais encore decapturer les assaillants. Par-dessus tout, il avait le désir detrouver l’occasion d’une de ces passes d’armes qui avaient renduson nom célèbre dans toute la chrétienté comme le parangon du chefet du chevalier.

Mais l’affaire devait être menée avecprudence. L’arrivée de renforts et même le passage de guerrierscélèbres auraient alerté les Français et dévoilé les plans auxennemis. Ce fut donc par groupes de deux ou trois, dans de petitesembarcations commerciales faisant le trafic de côte à côte, que lesguerriers choisis et leurs écuyers furent transportés à Calais. Delà, ils étaient amenés par les conduites d’eau à l’intérieur duchâteau où ils pouvaient se cacher de la population en attendantque sonnât l’heure de l’action.

Nigel avait reçu un mot de Chandos luienjoignant de le retrouver à l’enseigne du Genêt, àWinchelsea. Trois jours avant, il quitta Tilford avec Aylward, tousdeux armés de pied en cap et prêts à la guerre. Nigel portait uncostume de chasse, clair et gai, avec sa précieuse armure et sonmaigre bagage fixés sur le dos d’un cheval de réserve qu’Aylwardmenait par la bride. L’archer avait lui-même une bonne jumentnoire, lourde et paisible, mais suffisamment forte pour porter lepuissant gaillard. Avec sa brigandine et son casque d’acier, salourde épée droite au côté, son long arc jaune sur l’épaule et lesflèches dans son carquois, il était l’image parfaite du guerrierqu’un chevalier serait fier de compter dans sa suite. Tout Tilfordles suivit tandis qu’ils gravissaient la pente de terre, couvertede bruyère, qui formait le flanc de Crooksbury Hill.

Arrivé au sommet, Nigel tira les rênes dePommers et, se retournant vers le vieux manoir, contempla la finesilhouette courbée sur un bâton qui du seuil le suivait des yeux.Il regarda le toit, les murs avec leurs traverses de gros madriers,la volute de fumée bleuâtre qui s’élevait de l’unique cheminée, etle groupe des vieux serviteurs qui restaient figés devant laporte : John le cuisinier, Weathercote le ménestrel, et RedSwire le soldat blessé. Au-delà de la rivière, parmi les arbres, sedressait la sombre tour grise de Waverley et, comme il laregardait, la lourde cloche de fer qui lui avait si souvent paru lecri de guerre de l’ennemi lança son appel à la prière. Nigelsouleva son bonnet de velours et pria pour que la paix continuât derégner sur son foyer et pour que la guerre qu’il allait cherchersur le continent ne lui procurât que gloire et honneur. Puis,faisant adieu à tous de la main, il poussa son cheval en directionde l’est. Un moment plus tard, Aylward quitta le groupe d’archerset de riantes jeunes femmes qui s’accrochaient en lançant desbaisers par-dessus l’épaule. Et c’est ainsi que les deux compagnonspartirent pour l’aventure.

L’avait-il désiré, ce jour ! Enfin, ilétait arrivé sans laisser d’ombre derrière lui. Dame Ermyntrude setrouvait sous la protection du roi. L’avenir des vieux serviteursétait assuré. Son conflit avec les moines de Waverley avait étéréglé. Il était monté sur un cheval noble, il possédait lesmeilleures armes et un vigoureux suivant. Par-dessus tout, il étaiten route pour quelque chevaleresque aventure sous la bannière duplus brave chevalier que comptât l’Angleterre. Toutes ces penséesse pressèrent dans son esprit et il se mit à siffloter et àchanter, chevauchant un Pommers qui trottait et caracolait commepour répondre à la bonne humeur de son maître.

Ils avaient déjà parcouru un beau bout dechemin dans la bruyère lorsque la petite colline deSainte-Catherine et le vieux sanctuaire qui la couronnaitapparurent devant eux. C’est là qu’ils coupèrent la route du sudmenant à Londres. À cet endroit attendaient deux personnes quiagitèrent la main pour les saluer : l’une était une grandejeune femme élancée et noire, montée sur un genet blanc, et l’autreun homme d’âge, épais et apoplectique, dont le poids semblait faireployer le dos du bidet gris qui le portait.

– Holà, Nigel ! cria-t-il. Mary m’adit que tu partais ce matin et nous avons attendu ici plus d’uneheure pour avoir la chance de te voir passer. Allons, mon garçon,buvons une dernière pinte de bonne ale anglaise, car plus d’unefois devant les vins français tu auras envie de sentir la mousseblanche sous ton nez.

Mais Nigel dut décliner l’invitation, car illui aurait fallu aller à Guildford, à un mille en dehors de saroute. Par contre il accepta la proposition que lui fit Mary desuivre le sentier jusqu’au sanctuaire, où ensemble ils feraient unedernière prière. Le vieux chevalier et Aylward attendirent en basavec les chevaux, et c’est ainsi que Nigel et Mary se trouvèrentseuls sous les vieilles arches gothiques, devant le renfoncement oùscintillait le reliquaire d’or de la sainte. Ils s’agenouillèrenten silence côte à côte et se mirent à prier, puis sortirent del’ombre pour reparaître dans la lumière éclatante de ce matinensoleillé. Ils s’arrêtèrent avant de redescendre et regardèrentautour d’eux les vertes pâtures et le Wey bleu serpentant au fondde la vallée.

– Pour quoi avez-vous prié, Nigel ?demanda-t-elle.

– J’ai prié pour que Dieu et Ses saintsme gardent mon courage et me permettent de revenir de Francecouvert de gloire, afin que je puisse me présenter devant votrepère et lui demander votre main.

– Réfléchissez bien à ce que vous dites,Nigel, répondit-elle. Mon cœur seul pourrait dire ce que vous êtespour moi. Mais je préférerais ne plus jamais porter le regard survous plutôt que de rabattre, ne fût-ce que d’un pouce, ce degréd’honneur auquel vous voulez atteindre.

– Que non, chère et douce Dame. Commentpourriez-vous le rabattre, puisque c’est votre pensée qui armeramon bras et soutiendra mon cœur ?

– Réfléchissez encore, mon doux seigneur,et ne vous considérez comme lié par aucune des paroles que vousvenez de prononcer. Qu’il en soit de ces mots comme de la brise quinous souffle au visage et qui s’efface pour ne plus jamaisreparaître. Votre âme a un grand besoin d’honneur, et c’est tenduevers ce but qu’elle lutte. Y aurait-il donc encore place en ellepour de l’amour ? Serait-il possible que ces deux sentimentsvivent au même degré dans un seul esprit ? Souvenez-vous doncque Galaad et d’autres grands chevaliers de l’ancien temps ont rayéles femmes de leur vie afin de pouvoir consacrer tout leur cœur ettoutes leurs forces à la conquête de l’honneur. Ne craignez-vouspoint que je ne vous sois une charge et que votre cœur ne reculedevant quelque tâche honorable, afin de ne me point causer de lapeine ou du chagrin ? Réfléchissez bien devant que de merépondre, mon bon seigneur, car mon cœur se briserait s’il devaitse faire que, par amour pour moi, vous ne puissiez accomplir lesespoirs et les promesses que vous avez en vous.

Nigel, ébloui, la regarda. L’âme quitransparaissait sur le visage hâlé de la jeune femme lui conféraitune beauté plus rare encore que celle de sa sœur. Il s’inclina,saisi par la noblesse de la jeune femme, et lui baisa la main.

– Vous serez sur mon chemin l’étoile quime guidera pour m’aider à progresser. Nos deux âmes sont unies dansla conquête de l’honneur. Comment, dès lors, pourrions-nous reculerpuisque notre but est le même ?

Elle secoua fièrement la tête.

– C’est ce qu’il vous semble en cemoment, mon bon seigneur, mais il en sera peut-être autrementlorsque les ans passeront. Comment prouverez-vous que je suiseffectivement une aide et non une gêne ?

– Par mes actions d’éclat, belle et nobleDame. Et ici même, dans ce sanctuaire de Sainte-Catherine, en cejour de la fête de sainte Marguerite, je fais serment d’accomplirtrois faits d’armes en votre honneur, comme preuve de mon amourpour vous et avant de reporter les yeux sur vous. Et cela vousprouvera que, même si je vous aime, je ne laisserai cependant pointvotre pensée s’interposer entre moi et les actions honorables.

Le visage de Mary s’illumina de fierté etd’amour.

– Moi aussi, je fais un vœu, dit-elle, aunom de sainte Catherine dont le sanctuaire se dresse ici près denous. Je jure de vous attendre jusqu’à ce que vous ayez accomplivos trois gestes et que nous puissions alors nous revoir. Au cas où– mais le Christ vous en garde ! vous succomberiez dansl’accomplissement de ces gestes, je jure encore de prendre le voileau couvent de Shalford et de ne jamais plus porter le regard sur unautre homme. Donnez-moi la main, Nigel.

Elle avait retiré de son bras un petitbracelet fait d’un filigrane d’or qu’elle fixa sur le poignetbronzé tout en lui lisant le texte français qui y étaitgravé : « Fais ce que dois, advienne que pourra – c’estcommandé au chevalier. » Pendant un moment ils se tinrentenlacés et, au milieu de leurs baisers, cet homme aimant et cettetendre femme se jurèrent un éternel amour. Mais le vieux chevalierles appelait à grands cris. Ils descendirent donc en courant lepetit sentier courbe qui les mena où les attendaient leschevaux.

Sir John chevaucha aux côtés de Nigel jusqu’aucroisement de la route de Shalford sans cesser de l’abreuver deconseils sur la connaissance de la forêt, tant il redoutait de levoir confondre un brocard avec un daguet, et l’un ou l’autre avecune biche. Enfin, lorsqu’ils parvinrent sur la berge du Weycouverte de roseaux, le vieux chevalier et sa fille arrêtèrentleurs montures. Nigel leur jeta un dernier regard avant de pénétrerdans la sombre forêt de Chantry et il les vit qui le suivaientencore des yeux, en lui faisant adieu de la main. Puis la pistetourna entre les arbres et il les perdit de vue. Mais, un peu plustard, lorsqu’une nouvelle clairière dégagea les pâtures deShalford, Nigel aperçut le vieil homme qui, sur la jument grise,remontait vers le sanctuaire de Sainte-Catherine, mais la jeunefille se tenait toujours à l’endroit où il l’avait quittée, penchéesur sa selle et tentant de percer l’obscurité de la forêt quidérobait à ses yeux celui qu’elle aimait. Ce ne fut qu’une rapidevision dans la trouée du feuillage, cependant, après des jours decombats et de fatigues en pays lointains, cette petite image – laverte prairie, les roseaux, la lente rivière bleue au cours sinueuxet la gracieuse silhouette sur le cheval blanc – devait rester laplus claire et la plus chère de cette Angleterre qu’il avaitlaissée derrière lui.

Mais si les amis de Nigel avaient appris quece matin-là était celui de son départ, ses ennemis aussi étaient enéveil. Les deux compagnons avaient à peine quitté les bois deChantry, s’engageant sur la piste qui s’élevait vers la vieillechapelle du Martyr, que, tel un serpent lançant son sifflement, unelongue flèche blanche vint se ficher dans l’herbe verte entre lespattes de Pommers. Une autre siffla aux oreilles de Nigel au momentoù il voulut faire demi-tour, mais Aylward cravacha la croupe dugrand cheval de guerre, qui parcourut au galop plusieurs centainesde yards avant que son cavalier pût l’arrêter. Aylward suivit commeil put, couché sur l’encolure de sa monture, sous les flèches quicontinuaient de siffler alentour.

– Par saint Paul ! fit Nigel blancde rage en tirant sur les rênes, ils ne vont tout de même pas mechasser de mon pays comme un vulgaire brigand ! Archer,comment as-tu osé cravacher mon cheval alors que j’allais fairevolte-face pour m’élancer sur eux ?

– J’ai bien fait d’agir de la sorte ou,par mes dix doigts ! notre voyage aurait commencé et se seraitterminé le même jour. En jetant un coup d’œil autour de moi, j’enai vu une douzaine au moins, cachés dans les buissons. Voyez commela lumière reluit maintenant sur leurs casques d’acier, là-bas dansla fougère sous le hêtre. Non, mon bon maître, je vous prie de nepoint aller plus avant. Quelle chance un homme exposé peut-il avoircontre toute une bande bien installée sous le couvert ? Sivous ne pensez point à vous-même, songez du moins à votre chevalqui aurait quelques pouces de bois dans la peau avant que d’avoirpu atteindre le bois.

Nigel éclata en une impuissante colère.

– Me faudra-t-il donc me laisser abattrecomme un papegai à la foire par le premier hors-la-loi venu quicherche une cible pour sa flèche ? Par saint Paul !Aylward, je vais mettre mon armure et liquider cette affaire.Aide-moi donc à m’en revêtir.

– Non, mon bon seigneur, je ne vousaiderai point dans ce qui serait votre perte. C’est un jeu de déspipés qu’un combat entre un homme monté et des archers dissimulésdans la forêt. Mais ces gens ne sont point des hors-la-loi, car ilsn’oseraient point tirer leur arc dans un rayon de moins d’une lieuedu shérif de Guildford.

– Oui, Aylward, je crois que tu dis vrai.Il se peut que ce soient là les hommes de Paul de la Fosse, à quij’ai donné quelque raison de ne me point aimer… Ah ! mais, eneffet, voici le gaillard lui-même.

Ils tournèrent aussitôt le dos à la longuepente menant à la vieille chapelle sur la colline. Devant eux setrouvait la sombre orée de la forêt où les éclairs jetés parl’acier trahissaient les ennemis tapis dans l’ombre. Mais il y eutun long meuglement lancé par un olifant et aussitôt, tout un grouped’archers vêtus de tissus de bure se déploya en une longue ligne encherchant à se refermer sur les voyageurs. Au milieu se tenait,monté sur un grand cheval gris, un petit homme difforme, criant etgesticulant comme un chasseur lançant sa meute derrière unblaireau, tournant la tête de tous côtés en hurlant, le bras tendupressant les hommes d’escalader la colline.

– Attirez-les, mon bon seigneur !Attirez-les jusqu’à ce que nous les tenions dans le down !cria Aylward, les yeux scintillants de joie. Cinq cents pas encoreet nous pourrons nous occuper d’eux. Allons, ne traînez pas, maistenez-vous tout juste hors de portée des flèches, en attendant quenotre tour soit venu d’entrer en action.

Nigel frémissait d’impatience en suivant desyeux, la main sur la garde de son épée, les hommes qui couraient.Mais il se souvint à ce moment que Chandos lui avait dit que latête valait mieux pour le guerrier que le cœur chaud. Les parolesd’Aylward étaient sages. Il fit donc pivoter Pommers et, au milieudes cris de dérision derrière eux, les deux amis se mirent àtrotter vers le haut de la colline. Les archers aussitôt coururentplus vite, exhortés par les cris de colère de leur chef. Aylward àchaque instant lançait un coup d’œil derrière lui par-dessus sonépaule.

– Encore un peu plus loin ! Un peuplus loin ! Ils ont le vent contre eux, et les sots n’ontpoint réfléchi que mon arc peut porter à cinquante pas de plus queles leurs. Et maintenant, mon bon seigneur, veuillez tenir leschevaux car mon arme aujourd’hui a plus de valeur que la vôtre. Cesont d’autres cris qu’ils vont pousser avant d’avoir pu regagnerl’abri de la forêt.

Il avait sauté à bas de son cheval et, avecune torsion du bras vers le bas et une poussée du genou, il glissala corde dans l’entaille supérieure de son grand arc. Puis, vifcomme l’éclair, il prit une flèche et l’ajusta, l’œil bleu luisantsous le sourcil froncé. Les jambes écartées et solidement plantées,le corps porté sur l’arc, le bras gauche aussi immobile que s’ileût été de bois, le bras droit ramassé en une double masse demuscles bandant la corde blanche soigneusement cirée, il avaitl’air d’un si valeureux guerrier que la ligne d’assaut s’arrêta unmoment à sa vue. Deux ou trois hommes décochèrent leurs flèches quiluttèrent lourdement contre le vent et tombèrent sur le sol àplusieurs douzaines de pas devant leur cible. Un seul d’entre eux,un bonhomme court sur jambes et dont la silhouette trapue dénotaitune grande force musculaire, fit rapidement quelques pas en avantet lâcha un trait si puissant qu’il vint se ficher dans le sol auxpieds mêmes d’Aylward.

– C’est Will le Noir de Lynchmere !J’ai participé à plus d’un concours avec lui, et je sais très bienqu’il n’est point un autre homme dans les marches du Surrey quipuisse décocher un trait pareil. Je crois que tu as de la chance,Will, car je te connais depuis trop longtemps pour avoir tadamnation sur ma conscience.

Il leva son arc tout en parlant et la corde sedétendit en un son musical, riche et profond. Aylward se pencha surson arme, en suivant des yeux la longue trajectoire de saflèche.

– Sur lui ! Sur lui ! Non,au-delà ! Il y a plus de vent que je ne le croyais ! Non,non, mon ami, maintenant que je connais la distance, tu n’as plusaucune chance de tirer.

Will le Noir avait déjà pris une autre flècheet levait son arc quand le second trait d’Aylward lui traversal’épaule au-dessus du bras. Il lâcha son arme avec un hurlement derage et de douleur et se mit à sauter en brandissant le poing et eninvectivant son rival.

– Je pourrais l’abattre mais ne le feraipoint car les bons archers ne sont point monnaie courante, fitAylward. Et maintenant, mon bon seigneur, il nous faut continuercar ils nous débordent de part et d’autre et s’ils arriventderrière nous, notre voyage sera vite terminé. Mais avant que dem’en aller, j’aimerais transpercer d’une flèche ce cavalier qui lesconduit.

– Non, Aylward, je te prie de le laisser,répondit Nigel. Si vilain soit-il, il n’en est pas moins ungentilhomme qui doit mourir par une autre arme que la tienne.

– Comme il vous plaira, fit Aylward enfronçant le sourcil. J’ai ouï dire que, lors des dernières guerres,plus d’un prince ou baron français avait eu le malheur d’êtremortellement blessé par les traits des yeomen anglais, et que lesnobles d’Angleterre n’avaient été que trop heureux de se comporteren simples spectateurs.

Nigel secoua tristement la tête.

– Ce que tu dis là est pure vérité,archer, et ce n’est point chose neuve, puisque ce bon chevalierRichard Cœur de Lion trouva une mort aussi basse, de même queHarold le Saxon. Mais il s’agit ici d’une question privée et je neveux point que tu tires sur lui. Je ne puis non plus l’allerprovoquer moi-même car il est faible de corps, bien que pernicieuxd’esprit. C’est pourquoi nous poursuivrons notre chemin puisqu’iln’y a ni profit ni honneur à gagner.

Et c’est ainsi, au milieu de l’amour et de lahaine, que Nigel fit ses adieux au pays de son enfance.

Ni Nigel ni Aylward n’avaient jamais quittéleur terre. Ils s’élancèrent donc, le cœur léger et l’œil en éveil,détaillant les tableaux variés de la nature et des hommes quidéfilaient devant eux car, aussi loin qu’on pouvait voir, la granderoute poussiéreuse qui traversait tout le Sud de l’Angleterrefourmillait de monde : des pèlerins surtout, qui donnèrentd’ailleurs à cette voie le nom de route des Pèlerins ; desmoines aussi, se rendant d’un monastère à l’autre :bénédictins en noir, chartreux en blanc ou cisterciens aux deuxcouleurs ; des frères des trois ordres mendiants :dominicains noirs, carmes blancs ou franciscains gris ; desmarchands transportant vers l’est l’étain des Cornouailles, lalaine des comtés occidentaux ou le fer du Sussex, ou s’enrevenaient avec des velours de Gênes, des produits de Venise, desvins de France, des armes d’Italie ou d’Espagne ; dessoldats : archers, couteliers ou hommes d’armes ; desvagabonds enfin : ménestrels allant de foire en foire,jongleurs, acrobates, dresseurs, charlatans et arracheurs de dents,étudiants et mendiants, ou artisans libres.

Les deux premiers jours de voyage se passèrentainsi sans incidents, les deux compagnons étant trop avides deregarder autour d’eux les gens qu’ils rencontraient et les paysagesqu’ils traversaient. Ils logèrent la première nuit au prieuré deGodstone et, la seconde, dans une auberge sordide, rendez-vous desrats et des moustiques, à un mille au sud du hameau de Mayfield.Aylward se gratta avec vigueur et jura avec ferveur, mais Nigelresta allongé, immobile et silencieux. Pour qui avait appris lavieille loi de la chevalerie, ces petits maux de la vien’existaient pas. Il eût été contraire à sa dignité de lesremarquer. Le froid et la chaleur, la faim et la soif étaientchoses de peu d’importance pour un gentilhomme. L’armure de son âmeétait si complète qu’elle était à l’épreuve non seulement desgrands malheurs de la vie, mais encore de ses petits inconvénients.Ainsi donc Nigel, assailli par les mouches, demeura stoïquementimmobile sur sa couche, Aylward ne cessant, lui, de s’agiter.

Ils n’étaient plus loin du but de leur voyage,mais à peine eurent-ils repris la route, à l’aube du troisièmejour, qu’ils firent une rencontre qui remplit le cœur de Nigel desplus grands espoirs.

Au long de l’étroit sentier serpentant entreles grands chênes chevauchait un homme sombre au teint bilieux,vêtu d’un tabard écarlate et qui soufflait si fort dans une tromped’argent qu’ils entendirent ses appels bien avant que leurs yeuxpussent l’apercevoir. Il avançait avec lenteur, s’arrêtant tous lescinquante pas pour faire résonner la forêt autour de lui d’un longappel guerrier. Les deux compagnons allèrent à sa rencontre.

– Je vous prie, fit Nigel, de me dire quivous êtes et pour quelle raison vous soufflez ainsi dans cetolifant !

Le bonhomme secoua la tête et Nigel répéta laquestion en français, qui était pour lors la langue de lachevalerie, parlée par tous les gentilshommes de l’Europeoccidentale. L’homme porta la trompe aux lèvres et en tira unelongue note avant de répondre :

– Je suis Gaston de Castrier, humbleécuyer du très noble et très vaillant chevalier Raoul de Tubiers,de Pestels, de Grimsard, de Mersac, de Leoy, de Bastanac, qui sedit aussi Lord de Pons. J’ai pour ordre de chevaucher toujours à unmille devant lui afin que chacun se prépare à le recevoir et, s’ildésire que je sonne de la trompe, ce n’est point par vaine gloiremais par grandeur d’âme, afin qu’aucun de ceux qui le voudraientrencontrer n’ignore point sa venue.

Nigel bondit à bas de son cheval en poussantun cri de joie et se mit à déboutonner son pourpoint.

– Vite, Aylward ! Vite ! Voicivenir un paladin. Aurons-nous jamais plus belle occasion ?Détache mon armure cependant que je me dévêts. Bon seigneur, jevous prie d’avertir votre très noble et vaillant maître qu’unpauvre squire d’Angleterre le supplie de lui prêter attention et devouloir bien échanger quelques passes d’armes avec lui.

Mais Lord de Pons était déjà en vue. C’étaitun homme de grande taille, monté sur un immense cheval : à euxdeux, ils semblaient remplir la sombre arche sous les chênes. Ilétait vêtu d’une armure complète de couleur d’airain, n’exposantque son visage dont on ne voyait que deux yeux arrogants et unegrande barbe noire qui s’échappait de l’ouverture et s’élargissaitsur son pectoral. Sur le cimier de son casque était fixé un petitgant brun qui se balançait au rythme de la marche. Il portait unelongue lance munie en son bout d’une courte bannière rouge etcarrée, portant une hure de sanglier noire. Le même symbole étaitgravé sur son bouclier. Il s’avançait lentement au travers de laforêt, lourd et menaçant, dans le martèlement monotone des pattesde son destrier, cependant que, devant lui, se faisait toujoursentendre la trompe, invitant tous les hommes à reconnaître sagrandeur et à lui faire place avant qu’on les y forçât.

Jamais dans ses rêves Nigel n’avait eupareille vision pour lui réjouir le cœur et, tout en luttant avecses vêtements, les yeux fixés sur le prestigieux cavalier, ilmarmonnait des prières d’actions de grâces au bon saint Paul quiavait fait preuve de tant de bienveillance envers son humble etindigne serviteur en le plaçant sur le chemin d’un aussi grandgentilhomme.

Mais hélas, comme il arrive souvent que lacoupe nous soit arrachée des lèvres au dernier moment, cette chanceallait tourner soudain en un désastre tragique et inattendu –désastre si étrange et si complet que, durant toute sa vie, Nigel,à son seul souvenir, ne devait jamais manquer de s’empourprer. Ils’activait à défaire son costume de chasse et, en hâte, s’étaitdéjà débarrassé de ses bottes, de son chapeau, de son manteau, deses chausses et de son pourpoint. Il ne lui restait qu’une sorte dejupon rose et un caleçon de soie. Durant ce temps, Aylwarddétachait le chargement avec l’intention de tendre son armure piècepar pièce à son maître, lorsque l’écuyer lança un appel de trompedans l’oreille même du cheval de bât.

Au même instant, la bête se cabra et, avec laprécieuse armure qui lui battait les talons, s’élança au grandgalop sur la route qu’ils venaient de suivre. Aylward bondit sur sajument, lui laboura les flancs de ses éperons et se mit à galoper àbride abattue derrière le fuyard. Ce fut ainsi que, en un instant,Nigel se trouva privé de toute sa dignité, ayant perdu à la foisdeux de ses chevaux, son serviteur et son armure. Il resta doncseul, en chemise et caleçon, au bord du chemin cependant que serapprochait la silhouette solennelle de Lord de Pons.

Le preux chevalier, dont l’esprit n’étaitoccupé que par la pensée de la jeune fille qu’il avait laissée àSaint-Jean – celle même dont un des gants se balançait à son cimier– n’avait rien remarqué de ce qui s’était passé. Tout ce que sesyeux lui découvrirent donc, ce fut un grand cheval jaune entravé etun petit homme, qui avait tout l’aspect d’un dément, puisqu’ils’était hâtivement dévêtu dans la forêt et se tenait là, l’airfurieux et couvert seulement de ses sous-vêtements, au milieu desdébris épars de son costume. Le noble Lord de Pons ne pouvaitattacher le moindre intérêt à pareil personnage. Il poursuivit doncinexorablement son chemin, ses yeux arrogants fixés droit devantlui, et ses pensées accrochées à la petite jeune fille deSaint-Jean. C’est à peine s’il se rendit compte que le petit hommeen caleçon courait à côté de lui en le suppliant, enl’implorant.

– Une heure seulement, très nobleseigneur, rien qu’une heure et un humble écuyer d’Angleterre seconsidérera comme votre débiteur. Condescendez seulement à arrêtervotre cheval jusqu’à ce que me revienne mon armure. Ne voulez-vouspoint vous arrêter pour vous livrer à quelques passesd’armes ? Je vous implore, bon seigneur, de me consacrer unpeu de votre temps.

Lord de Pons fit un geste impatient de sa maingantée, comme on chasse une mouche inopportune, mais lorsque lesclameurs de Nigel s’amplifièrent, il piqua son destrier de l’éperonet, aussi bruyant qu’une paire de cymbales, disparut dans la forêt.Il poursuivit ainsi sa route de façon majestueuse jusqu’à ce quedeux jours plus tard il fût occis par Lord Reginald Cobham dans unchamp près de Weybridge.

Quand, après une longue poursuite, Aylward eutcapturé le cheval de bât et l’eut ramené, il trouva son maîtreassis sur un tronc d’arbre, le visage enfoui dans les mains etl’esprit embrumé par la rage et l’humiliation. Ils ne dirent riencar les mots étaient impuissants à exprimer ce qu’ils ressentaient,et ils poursuivirent donc leur chemin en silence.

Mais ils découvrirent bientôt un paysage quiarracha Nigel à ses sombres pensées. Devant eux se dressaient lestours d’un immense bâtiment autour duquel s’étendait un petitvillage grisâtre. Ils apprirent par un passant que c’étaient lehameau et l’abbaye de Battle. Ils arrêtèrent leurs chevaux sur lacolline et regardèrent la vallée de la mort d’où, maintenantencore, semble s’élever une odeur de sang. En bas, auprès du lacsinistre et au milieu des buissons épars sur les flancs nus duravin, s’était déroulée cette longue bataille entre deux noblesennemis, bataille dont l’Angleterre entière fut le prix. Là, enhaut et au bas de la colline, pendant des heures, le combat avaitfait rage, jusqu’à ce que l’armée saxonne, le roi, sa cour, seschevaliers et ses affranchis eussent péri. Mais après tant deluttes et de peines, de tyrannie, de sauvages révoltes etd’oppression, Dieu avait enfin accompli son dessein, car Nigel leNormand et Aylward le Saxon se trouvaient réunis le cœur débordantde franche camaraderie et l’esprit plein du même respect, enrôléssous la même bannière et pour la même cause, partant livrerbataille pour leur vieille mère l’Angleterre.

La longue chevauchée touchait à sa fin. Devanteux s’étendait la mer bleue tachetée par les voiles blanches desbateaux. Une fois encore, la route s’éleva de la plaine boisée versles maigres touffes herbeuses des downs calcaires. Au loin, à leurdroite, se dressait l’horrible forteresse de Pevensey, trapue etpuissante, semblable à un immense tas de pierres, avec des créneauxscintillants sous les casques d’acier, et surmontée de la bannièreroyale d’Angleterre. À gauche s’étendait une grande plaine,couverte de marais et de roseaux, d’où s’élevait une seule collineboisée, couronnée de tours, avec une nuée de mâts se dressant hautau-dessus de la verdure à peu de distance vers le sud. Nigelregarda en se protégeant les yeux de la main puis lança Pommers autrot. La ville était Winchelsea. Au milieu de ces maisons sur leshauteurs l’attendait le vaillant Chandos.

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