Sir Nigel

Chapitre 2COMMENT LE DIABLE S’EN VINT À WAVERLEY

On était au premier jour de mai, fête dessaints apôtres Philippe et Jacques, et en l’an de grâce 1349 deNotre-Seigneur.

De tierce à sexte, et de sexte à none, l’abbéde la maison de Waverley s’était trouvé assis dans son bureau às’occuper des nombreux devoirs qui lui incombaient. Tout autour delui, dans un rayon de plusieurs lieues, s’étendait le fertile etflorissant domaine dont il était le maître. Au milieu se dressaitl’imposante abbaye avec la chapelle, les cloîtres, l’hospice, lamaison du chapitre et celle des frères, bâtiments qui grouillaientde vie. Par les fenêtres ouvertes, on entendait le bourdonnementdes voix des frères qui déambulaient dans les promenoirs enpoursuivant quelque pieuse conversation. À travers tout le cloîtreroulait, montant et descendant, un chant grégorien que le maître dechapelle faisait répéter au chœur ; dans la salle capitulairetonnait la voix stridente du frère Peter qui exposait aux novicesla règle de saint Bernard.

L’abbé John se leva pour détendre ses membresengourdis. Il regarda au-dehors vers les pelouses vertes du cloîtreet les lignes gracieuses des arcs gothiques qui entouraient unpréau couvert pour les frères, lesquels, deux par deux, vêtus debure blanche et noire, la tête inclinée, en faisaient le tour.Certains, plus studieux, avaient emporté de la bibliothèque desouvrages enluminés et étaient assis dans le soleil chaud, avecleurs godets de couleurs et leurs feuilles à tranche dorée devanteux, les épaules arrondies et le visage enfoui dans le vélin blanc.Il y avait aussi le sculpteur sur cuivre avec son burin et songravoir. L’étude et l’art n’étaient pas de tradition chez lescisterciens comme chez leurs parents de l’ordre des Bénédictins,cependant la bibliothèque de Waverley était copieusement fournie enlivres précieux et ne manquait pas de lecteurs zélés.

Mais la vraie gloire des cisterciens résidaitdans leur travail extérieur : aussi à tout moment voyait-onquelque moine de retour des champs ou des jardins traverser lecloître, le visage brûlé par le soleil, le hoyau ou la bêche à lamain, la robe retroussée jusqu’aux genoux. Les grandes pâturesd’herbe fraîche tachetées par les moutons à l’épaisse toisonblanche, les acres de terre conquises sur la bruyère et la fougèrepour être livrées au blé, les vignobles sur le versant sud de lacolline de Crooksbury, les rangées d’étangs de Hankley, les maraisde Frensham drainés et plantés de légumes, les pigeonniersspacieux, tout cela entourait la grande abbaye et témoignait destravaux accomplis par l’ordre.

La face pleine et rubiconde de l’abbés’illumina d’une calme satisfaction pendant qu’il contemplait samaison, immense mais bien ordonnée. Comme chef d’une grande etprospère abbaye, l’abbé John, quatrième du nom, était un hommeparticulièrement doué. Il s’était personnellement doté des moyensqui lui permettaient d’administrer un vaste domaine, de maintenirl’ordre et le décorum et de les imposer à cette importantecommunauté de célibataires. Autant il faisait régner une disciplinerigide sur tous ceux qui se trouvaient au-dessous de lui, autant ilse présentait en diplomate subtil devant ses supérieurs. Il avaitdes entrevues, aussi longues que fréquentes, avec les abbés et lesseigneurs voisins, les évêques et les légats pontificaux, et, àl’occasion, avec le roi. Nombreux étaient les sujets qui devaientlui être familiers. C’était vers lui qu’on se tournait pour réglerdes points allant de la doctrine de la foi à l’architecture, dequestions forestières ou agricoles à des problèmes de drainage oude droit féodal. C’était également lui qui, sur des lieues à laronde, tenait dans le Hampshire et le Surrey la balance de lajustice. Pour les moines, son déplaisir pouvait signifier le jeûne,l’exil dans quelque communauté plus sévère, voire l’emprisonnementdans les chaînes. Il avait aussi juridiction sur les laïcs – à ceciprès toutefois qu’il ne pouvait prononcer la peine de mort, mais ildisposait, à la place, d’un instrument bien plus terrible :l’excommunication.

Tels étaient les pouvoirs de l’abbé. Iln’était donc point étonnant de lui voir des traits rudes où sepeignait la domination ni de surprendre chez les frères quilevaient les yeux et apercevaient à la fenêtre le visage attentifun réflexe d’humilité et une expression plus grave encore.

Un petit coup frappé à la porte du bureaurappela l’abbé à ses devoirs immédiats, et il retourna vers satable. Il avait déjà vu le cellérier et le prieur, l’aumônier, lechapelain et le lecteur, mais, dans le long moine décharné quiobéit à son invitation à entrer, il reconnut le plus important etle plus importun de ses adjoints : le frère Samuel, leprocureur, l’équivalent du bailli chez les laïcs et qui, en tantque tel, avait la haute main – au veto de l’abbé près – surl’administration des biens temporels du monastère et son lien avecle monde extérieur. Frère Samuel était un vieux moine noueux dontles traits secs et sévères ne reflétaient aucune lumière céleste,mais uniquement le monde sordide vers lequel il était constammenttourné. Il tenait sous un bras un gros livre de comptes et del’autre main serrait un immense trousseau de clés, insigne de sonoffice. Occasionnellement aussi, il portait une arme offensive, cedont pouvaient témoigner les cicatrices de plus d’un paysan ou d’unfrère lai.

L’abbé soupira d’un air ennuyé, car ilsouffrait beaucoup entre les mains de son diligent adjoint.

– Alors, Frère Samuel, quedésirez-vous ?

– Révérend Père, je dois vous rapporterque j’ai vendu la laine à maître Baldwin de Winchester deuxshillings de plus à la balle que l’année passée, car la maladie quia décimé les moutons a fait monter les prix.

– Vous avez bien fait, mon Frère.

– Je dois aussi vous dire que j’ai faitsaisir les meubles de Whast, le garde-chasse, car le cens de Noëlest toujours impayé, de même que la taxe sur les poules.

– Mais il a femme et enfants, monFrère ! protesta faiblement l’abbé, qui avait bon cœur maiss’en laissait facilement imposer par son subalterne, plusintransigeant.

– C’est vrai, Révérend Père. Mais si jedevais fermer les yeux sur lui, comment pourrais-je alors réclamerla redevance des ségrais aux forestiers de Puttenham, ou le fermagedans les hameaux ? Une pareille nouvelle se répandrait demaison à maison, et qu’adviendrait-il alors de la richesse deWaverley ?

– Qu’y a-t-il d’autre, FrèreSamuel ?

– Il y a la question des étangs.

Le visage de l’abbé s’illumina : c’étaitlà un sujet sur lequel il faisait autorité. Si la règle de l’ordrel’avait privé des douces joies de la vie, il n’en avait qu’un plusgrand penchant pour celles qui lui restaient.

– Comment se portent nos ombleschevaliers, mon Frère ?

– Ils prospèrent, Révérend Père, mais lescarpes ont péri dans le vivier de l’abbé.

– Des carpes ne vivent que sur un fond degravier. Et puis il faut les mettre dans de justesproportions : trois mâles laités pour une femelle œuvée, Frèreprocureur. De plus, l’endroit doit se trouver à l’abri du vent,être rocailleux et sablonneux, avoir une aune de profondeur, et dessaules et de l’herbe sur les bords. De la vase pour la tanche et dugravier pour la carpe.

Le procureur s’inclina avec le visage dequelqu’un qui va annoncer une mauvaise nouvelle.

– Il y a du brochet dans le vivier del’abbé.

– Du brochet ! s’exclama l’abbéhorrifié. Autant enfermer un loup dans notre bergerie ! Maiscomment peut-il y avoir du brochet dans l’étang ? Il n’y enavait point l’an passé, et le brochet, que je sache, ne tombe pointavec la pluie, pas plus qu’il ne pousse comme les fleurs auprintemps. Il nous faut drainer l’étang, sans quoi nous risquonsfort de passer tout le carême au poisson séché et de voir tous lesFrères frappés du grand mal avant que le dimanche de Pâques nevienne nous délivrer de l’abstinence.

– Le vivier sera drainé, Révérend Père,j’en ai déjà donné l’ordre. Nous planterons ensuite des herbespotagères sur la vase du fond et, après les récoltes, nousramènerons eau et poissons du vivier inférieur, afin qu’ilspuissent se nourrir des déchets qui resteront.

– Très bien ! s’exclama l’abbé.J’ordonnerai qu’il y ait dorénavant trois viviers dans chaquemaison ; un asséché pour les herbes, un creux pour le frai etles alevins, et un autre, plus profond, pour les reproducteurs etles poissons de table. Mais je ne vous ai toujours point entendudire comment un brochet s’en est venu dans notre vivier.

Un spasme de colère passa sur le fier visagedu procureur et les clés grincèrent sous sa main osseuse qui lesserrait plus fortement.

– Le jeune Nigel Loring ! dit-il. Ila juré de nous faire grand tort et c’est ce qu’il a fait !

– Comment le savez-vous ?

– Il y a six semaines, on l’a vu, jouraprès jour, pêcher le brochet dans le grand lac de Frensham. Pardeux fois, durant la nuit, on l’a rencontré sur le Hankley Downtenant une botte de paille sous le bras. Je gagerais que la pailleétait mouillée et qu’au milieu se trouvait un brochet vivant.

L’abbé secoua la tête.

– On m’a souvent parlé des façonssauvages de ce jeune homme, mais cette fois il a dépassé lesbornes, si ce que vous me dites est vrai. C’était déjà bien assezd’abattre, à ce qu’on prétendait, les cerfs du roi dans la chassede Woolmer ou de rompre les os au colporteur Hobbs, qui en étaitresté sept jours durant à l’article de la mort dans notreinfirmerie et n’a dû la vie qu’aux compétences en simples du frèrePeter. Mais glisser un brochet dans notre vivier !… Pourquoidonc nous jouerait-il un tour aussi diabolique ?

– Parce qu’il hait la maison de Waverley,Révérend Père. Il prétend que nous nous sommes emparés indûment desterres de ses pères.

– Point sur lequel il ne se trompe pas silourdement…

– Mais, Révérend Père, nous ne possédonsrien de plus que ce qui nous a été octroyé par la loi.

– Très juste, mon Frère, mais, entrenous, reconnaissons que le poids d’une bourse a de quoi fairepencher le bon plateau de la balance de la Justice. Du jour où jesuis passé devant cette maison et où j’ai vu la vieille femme auxjoues rouges dont les yeux lançaient la malédiction qu’elle n’osaitproférer, j’ai souhaité plus d’une fois que nous eussions d’autresvoisins.

– Ou que nous pussions soumettre ceux-ci,Révérend Père. C’est justement de quoi je voudrais vous entretenir.Il ne nous serait certes guère difficile de les chasser de larégion. Il nous reste trente ans de taxes à réclamer. Je pourraischarger le sergent Wilkins, l’avocat de Guildford, de récupérer cesarrérages du cens et les revenus du fourrage, si bien que ces gens,qui sont aussi pauvres qu’orgueilleux, devraient vendre tout ce quileur reste pour pouvoir payer. En trois jours, ils seraient à notremerci.

– Mais ils appartiennent à une anciennefamille et sont de bonne réputation. Je ne les traiterai pointaussi rudement, mon Frère.

– Souvenez-vous du brochet dans levivier…

Le cœur de l’abbé se durcit à cettepensée.

– C’est en effet un acte diabolique,alors que nous venions de le peupler d’ombles et de carpes. Ehbien, la loi est la loi, et si vous pouvez vous en servir pour leurfaire tort, il est légal d’agir de la sorte. Nos plaintes ont-ellesété déposées ?

– Le bailli Deacon s’est rendu au châteauhier au soir avec deux varlets pour la question des taxes, mais ilsen sont revenus en courant, avec cette jeune tête chaude hurlantsur leurs talons. Il est petit et frêle mais, dans les moments decolère, il déploie la force de plusieurs hommes. Le bailli a juréqu’il n’y retournerait plus sans une dizaine d’archers pour lesoutenir.

L’abbé rougit de colère à l’évocation cettenouvelle offense.

– Je lui apprendrai que les serviteurs dela sainte Église, même ceux qui, comme nous autres de la règle desaint Bernard, sont les plus bas et les plus humbles de sesenfants, savent encore se défendre contre l’obstiné et le violent.Allez et faites citer cet homme devant la cour abbatiale !Qu’il comparaisse par-devant le chapitre, demain aprèstierce !

Mais le rusé procureur secoua la tête.

– Non, Révérend Père, le moment n’estpoint venu encore. Accordez-moi trois jours, je vous prie, afin quemon dossier contre lui soit complet. N’oubliez point que le père etle grand-père de ce jeune seigneur furent célèbres à leur époque,tous deux chevaliers en vue au service du roi, ayant vécu en grandhonneur et morts en accomplissant leurs devoirs de chevaliers. LadyErmyntrude Loring fut première dame d’honneur de la mère du roi.Roger Fitz-Alan de Farnham et Sir Hugh Walcott de Guildford Castlefurent les compagnons d’armes du père de Nigel et de prochesparents du côté de la quenouille. Le bruit a déjà couru que nousnous étions conduits durement envers eux. Ainsi donc, mon avis estque nous soyons sages et avisés et que nous attendions que la coupesoit pleine.

L’abbé ouvrit la bouche pour répondre, lorsquela conversation fut interrompue par un vacarme inaccoutumé parmiles moines du cloître. Des questions et des réponses lancées pardes voix surexcitées bondissaient d’un bout à l’autre du promenoir.Le procureur et l’abbé se regardèrent un moment, étonnés devant untel manquement à la discipline et à la bienséance de la part deleur troupeau si bien dressé. Mais un pas rapide se fit entendreau-dehors et la porte s’ouvrit brusquement devant un moine auvisage livide qui se précipita dans la pièce.

– Père abbé ! s’écria-t-il.Hélas ! Hélas ! Frère John est mort et le saintsous-prieur est mort ! Le diable est lâché dans le champ decinq virgates.

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