Sir Nigel

Chapitre 18COMMENT BLACK SIMON SE FIT PAYER SON GAGE PAR LE ROI DE SERCQ

Pendant un jour et demi la petite flottenavigua à bonne allure : mais au deuxième matin, après avoirrepéré le cap de la Hague, elle fut repoussée vers la mer par unvif vent de terre. Il y eut des rafales, de la pluie et dubrouillard. Après deux journées de ce mauvais temps, elle découvritsur son tribord, au milieu d’une mer parsemée de rochers à fleurd’eau, une île ceinte de hautes falaises granitiques rougeâtres quecouronnaient des pentes gazonnées. L’île n’était pas grande ;une deuxième, encore plus petite, se démasqua bientôt à côtéd’elle. Dennis, le maître marinier, hocha la tête.

– La plus petite, dit-il, s’appelleBréchou. Et la grande est l’île de Sercq. Si jamais je m’échoue unjour, je prie tous les saints du paradis que ce ne soit pas surcette côte-là !

Knolles à son tour regarda les îles.

– Vous avez raison, dit-il. Ces rochersne me disent rien qui vaille : l’endroit est dangereux.

– Oh, c’est aux cœurs de rocher quihabitent là que je pensais ! répondit le vieux marin. Noussommes bien en sécurité dans trois bons bateaux ; mais si nousnous trouvions dans une petite embarcation, ils auraient déjà sortileurs navires pour nous attaquer.

– Qui sont donc ces gens, et commentvivent-ils sur une île aussi minuscule et aussi balayée par levent ? interrogea Knolles.

– Ils ne vivent pas de l’île, messire,mais de tout ce qu’ils peuvent attraper sur la mer qui l’entoure.Ce sont les rebuts de l’humanité : gibiers de potence,prisonniers évadés, esclaves et serfs qui ont pris la clé deschamps, assassins ou voleurs, ils ont échoué sur cette terreisolée, et ils la défendent contre tout agresseur. J’en connais unqui pourrait vous renseigner sur leurs mœurs, ayant été longtempsleur captif.

Le marin désignait Black Simon, l’homme brunde Norwich, qui était appuyé sur le rebord et qui considéraitlugubrement le rivage.

– Ho l’ami ! appela Knolles.Qu’est-ce que j’apprends ? Est-il vrai que vous ayez étéprisonnier sur cette île ?

– C’est vrai, messire. Huit mois durant,j’ai été le valet de l’homme qu’ils appellent ici leur roi. Son nomest La Muette. Il est originaire de Jersey. Il n’existe pas sous leciel de Dieu quelqu’un que j’aie davantage envie de revoir.

– Vous aurait-il maltraité ?

Black Simon eut un sourire amer. Il retira sonjustaucorps. Son dos sec et nerveux était zébré de cicatricesblanches.

– Il a imprimé sur moi sa signature,dit-il. Il jurait qu’il me briserait, que sa volonté viendrait àbout de moi ; il a essayé. Mais la raison majeure pourlaquelle je voudrais le revoir est qu’il a perdu un pari et quej’aimerais qu’il me paie le gage.

– Tiens, tiens ! fit Knolles. Quelsétaient donc ce pari et le montant de ce gage ?

– Presque rien, répondit Simon. Mais jene suis pas riche et rentrer dans ces fonds serait une bonneaffaire. Si par hasard nous nous étions arrêtés à cette île, jevous aurais demandé l’autorisation de me rendre à terre et deréclamer mon dû.

Sir Robert Knolles se mit à rire.

– Cette histoire taquine ma curiosité,dit-il. Pour ce qui est de faire escale dans cette île, le maîtrenautonier m’a affirmé que nous devions attendre un jour et unenuit, car nous avons fatigué nos madriers. Mais, si vous vousrendez à terre, qui me dit que vous serez revenu pour le départ, ouque vous verrez ce roi dont vous me parlez ?

De la figure de Black Simon irradiait une joiefarouche.

– Si vous me donnez l’autorisation,messire, je serai pour toujours votre débiteur. Pour le reste, jeconnais cette île aussi bien que je connais les rues deNorwich : vous le voyez, elle est petite et j’y ai vécu prèsd’un an. Pour peu que je débarque à la nuit tombée, je parviendraijusqu’à la maison du roi et, s’il n’est pas mort ou ivre mort, jesaurai comment lui parler seul à seul : je suis au courant deses habitudes, de ses heures et des lieux qu’il fréquente. Jevoudrais seulement vous prier de me permettre d’emmener Aylwardl’archer, afin que j’aie un ami pour le cas où les chosestourneraient mal.

Knolles réfléchit un moment.

– Vous me demandez beaucoup. Par toute lavérité de Dieu, je vous déclare que vous et votre ami êtes deuxhommes que je ne suis pas disposé à perdre ! Je vous ai vusl’un et l’autre aux prises avec les Espagnols, et je vous aiappréciés. Mais, puisque nous devons stopper à cet endroit maudit,faites ce que vous voudrez. Attention ! Si vous m’avez racontéune histoire, ou si vous essayez de me jouer un tour pour mequitter, alors, que Dieu soit votre ami le jour où nous nousretrouverons, car un ami homme ne serait pas suffisant pour voussauver de ma colère !

Il s’avéra que non seulement les planchesavaient besoin d’être ferrées, mais encore que le Thomasdevait faire de l’eau. Les bateaux mouillèrent donc près de l’îlede Bréchou, où il y avait des sources. Personne n’habitait ce petitcoin de terre, mais les marins distinguèrent sur l’autre île denombreuses silhouettes qui regardaient dans leur direction, et descliquetis d’acier leur apprirent qu’il s’agissait d’hommes armés.Un navire, d’ailleurs, sortit d’une crique et s’aventura vers lelarge pour aller les examiner de plus près, mais il fit rapidementdemi-tour après avoir constaté qu’il n’était pas de taille à lesattaquer.

Black Simon trouva Aylward assis sous lapoupe, adossé contre Bartholomew l’armoïer. Il sifflotait gaiementtout en sculptant une tête de jeune fille sur le bois de sonarc.

– Ami, demanda Simon, viendrais-tu cesoir à terre ? J’ai besoin de ton aide.

Aylward émit un bon rire.

– Si je viendrais, Simon ? Par mafoi, je serais bien content de remettre un pied sur de la bonneterre solide ! Toute ma vie j’ai marché dessus, et je ne l’aijamais tant aimée que depuis que je voyage sur ces maudits bateaux.Nous irons ensemble sur cette île, Simon, et nous nous mettrons enquête de femmes, s’il s’en trouve quelqu’une, car voilà bien uneannée que je n’ai pas entendu leur doux babil, et j’ai les yeuxfatigués de voir des têtes comme celle de Bartholomew ou latienne.

La physionomie farouche de Simon sedétendit.

– La seule tête que tu verras à terre,Samkin, ne t’apportera guère de plaisir. Et je te préviens qu’il nes’agit pas d’une promenade de santé. Si ces gens-là nous attrapent,notre mort sera plutôt cruelle !

– Bavard, reprit Aylward, jet’accompagnerai où que tu ailles ! Ne m’en dis donc pasdavantage. Je n’en peux plus de vivre comme un lapin dans son trou,et je serai ravi de te suivre dans ton expédition.

Deux heures après, le coucher du soleil, unepetite embarcation quitta le Basilisk. Elle avait à bordSimon, Aylward et deux matelots. Les soldats avaient emporté leursglaives, et Black Simon avait jeté sur son épaule un sac à biscuitsmarron. Selon ses directives, les nageurs longèrent le dangereuxressac qui battait contre les falaises jusqu’à un endroit où unrécif écarté faisait office de brise-lames. Derrière, l’eau étaitcalme, peu profonde, et descendait sur une plage en pente. Le canotfut halé sur le sable, et les matelots reçurent l’ordre d’attendrele retour de Simon et d’Aylward qui partirent aussitôt pour leurmission.

Avec l’assurance de quelqu’un qui connaîtexactement les lieux, Simon commença à escalader entre les rocs unecrevasse étroite bordée de fougères. Aylward le suivait. Dans lenoir, l’ascension n’était pas simple, mais Simon l’accomplit avecl’ardeur d’un vieux chien sur une piste chaude. Aylward haletait,mais il grimpa du mieux qu’il put. Quand ils arrivèrent au sommet,l’archer se laissa tomber sur l’herbe.

– Une minute, Simon ! Il ne meresterait pas assez de souffle pour éteindre une chandelle. Calmeta hâte, mon ami ! Nous avons toute la nuit devant nous. Pourque tu sois si pressé de voir cet homme, il faut que tu l’aimesbien, n’est-ce pas ?

– Je l’aime tellement, répondit Simon,que j’ai souvent rêvé à notre prochaine rencontre. Il faut qu’elleait lieu avant que la lune soit couchée.

– Si c’était une fille, dit Aylward, jete comprendrais. Par les dix doigts de mes mains, si Mary du moulinou la petite Kate de Compton m’avait attendu au haut de cettefalaise, je l’aurais gravie sans même m’en rendre compte. Maisest-ce qu’il n’y a pas des maisons par là ? J’entends parlerdans l’ombre.

– C’est leur ville, expliqua Simon à voixbasse. Chaque toit abrite un coupe-gorge, avec des murs qui en ontvu de drôles ! La ville compte une centaine de maisons.Écoute !

De l’obscurité avait jailli un éclat de rireféroce, aussitôt suivi d’un long cri de souffrance.

– Par tous les saints ! s’exclamaAylward. Que signifie cela ?

– Vraisemblablement c’est un pauvrediable qui est tombé entre leurs griffes, comme moi jadis. Vienspar ici, Samkin : il y a une tranchée où nous pourrons nousdissimuler. Tiens, la voilà. Mais elle est plus large et plusprofonde qu’autrefois ! Attention ! serre-moi de près. Sinous la suivons, nous serons bientôt à un jet de pierre de lamaison du roi.

Ils rampèrent tous les deux dans la tranchée.Soudain Simon empoigna le bras d’Aylward et le tira dans l’ombrecontre le remblai. Ils s’accroupirent dans le noir et entendirentdes bruits de pas et des voix de l’autre côté du fossé. Deux hommesdéambulaient tranquillement, qui s’arrêtèrent presque à hauteur dela cachette des deux soldats. Aylward vit leurs silhouettes seprofiler contre le ciel étoilé.

– Pourquoi grognes-tu, Jacques ? ditl’un d’eux dans une langue qui alternait des mots français etanglais. Le diable emporte les grognons ! Tu as gagné unefemme et je n’ai rien gagné. Que voudrais-tu avoir deplus ?

– Tu auras ta chance avec un autrebateau, mon garçon, mais la mienne est passée, une femme, c’estvrai ! Une vieille paysanne venue tout droit des champs, avecun visage aussi jaune qu’une serre de milan. Mais Gaston, qui atiré un neuf contre mon huit, a eu la plus jolie petite Normandeque j’aie jamais vue ! Quant à ma femme, je te la vendsvolontiers contre un tonnelet de Gascogne !

– Je n’ai pas de vin en réserve, mais jete donnerai un cageot de pommes, répondit l’autre. Je l’ai tiré duPeter and Paul, le bateau de Falmouth qui a mouillé dansla baie Creuse.

– Tes pommes ne se conserveront sansdoute pas longtemps, mais la vieille Marie guère davantage :ainsi, nous serons quittes. Viens boire un coup pour sceller lemarché !

Ils se remirent en route dans l’obscurité.

– As-tu entendu ces brigands ?s’écria Aylward qui soufflait de rage. Les as-tu entendus,Simon ? Une femme contre un cageot de pommes ! Et j’ai lecœur lourd quand je pense à l’autre, la Normande. Il faudra quenous abordions demain, et que nous mettions le feu à ce nid pour enchasser tous ces rats d’eau !

– Sir Robert ne gaspillera ni du temps nides forces avant d’avoir atteint l’Angleterre.

– Je suis bien sûr que, si mon petitseigneur messire Loring avait la direction des opérations, toutesles femmes de cette île auraient retrouvé la liberté avant demainsoir !

– Cela ne m’étonnerait pas, dit Simon. Ilfait de la femme une idole, à la manière de ces chevaliers errantssans cervelle. Mais Sir Robert est un vrai soldat et il gardetoujours les yeux fixés sur le but qu’il s’est assigné.

– Simon, dit Aylward, la lumière n’estpas fameuse, et nous serions à l’étroit pour un assaut à l’épée.Mais si tu veux passer sur un terrain dégagé, je te montrerai simon maître n’est pas un vrai soldat.

– Tut, l’ami ! Ne fais pasl’idiot ! Nous avons un travail en vue, et tu trouves le moyende te fâcher contre moi en cours de route ! Je ne dis riencontre ton maître, sinon qu’il partage les manières de sescompagnons, des rêveurs et des fantaisistes. Knolles ne regarde nià droite ni à gauche : il marche droit devant lui. Maintenant,allons-y, car le temps presse !

– Simon, tes paroles ne sont ni bonnes nijustes. Quand nous serons de retour sur le bateau, nous reparleronsde cette affaire. Pour l’instant passe devant, et montre-moi un peuplus de cette île diabolique.

Pendant un demi-mille, Simon avança jusqu’à ceque se dresse devant eux une grande maison isolée. En l’examinantpar-dessus le remblai de la tranchée, Aylward s’aperçut qu’elleétait construite avec les épaves de plusieurs bateaux : àchaque angle une proue faisait saillie. Il y avait de la lumière àl’intérieur. Une grosse voix entonna une chanson gaie dont lerefrain fut repris en chœur par une douzaine d’hommes.

– Tout va bien, mon enfant !chuchota Simon ravi. J’ai reconnu la voix du roi. C’est la chansonqu’il affectionne : « Les deux filles de saintPierre ». Je jure Dieu que depuis que je l’entends, mon dos mechatouille. Nous allons attendre ici que la compagnie ait priscongé.

Ils demeurèrent une couple d’heures tapis aufond de la tranchée. Ils écoutèrent les chants bruyants desfêtards ; certains étaient des Anglais, d’autres desFrançais ; tous hurlaient de plus en plus fort et d’une voixde plus en plus pâteuse au fur et à mesure que la nuit s’écoulait.À un moment donné, une dispute éclata ; les vociférations quisurgirent alors ressemblaient à des rugissements de fauves en cageà l’heure du repas. Puis il y eut un toast, suivi de trépignementset d’acclamations.

Une seule fois leur longue veille futinterrompue. Une femme sortit en effet de la maison ; elle fitquelques pas, tête basse. Elle était grande et mince. Ils ne purentdistinguer ses traits, car une guimpe retombait sur sa figure.Mais, à sa démarche traînante et à son dos voûté, il était évidentqu’elle était dévorée de chagrin. Ils la virent d’ailleurs leverles bras vers le ciel, comme quelqu’un qui n’attend plus rien deshommes. Puis, lentement, elle rentra dans la maison. Quelquesinstants plus tard, la porte s’ouvrit brusquement et un groupecriant, vacillant, chantant, titubant, partit dans la nuit. Brasdessus bras dessous, ils longèrent la tranchée en poussant undernier chœur d’ivrognes, puis ils disparurent au loin.

– C’est maintenant, Samkin !Maintenant ! s’écria Simon.

Il sauta de la tranchée et se dirigea vers laporte. Elle n’était pas encore verrouillée. Les deux compagnons seruèrent à l’intérieur, et Simon poussa les verrous afin quepersonne ne vînt les déranger.

Une table longue était jonchée de flacons etde gobelets. Une longue rangée de torches scintillaient et fumaientdans leurs godets de fer. Au bout de la table un homme était assis.Tout seul. Sa tête était couchée sur ses mains, comme si le vinl’avait assommé. Mais au bruit des verrous il se redressa etregarda méchamment autour de lui. Il avait une tête étrange,puissante, basanée, poilue comme celle d’un lion ; sa barbeétait hirsute : son large visage rude portait tous lesstigmates du vice. Quand il vit les nouveaux arrivants, il se mit àrire : il croyait que c’étaient deux de ses camarades debamboche qui venaient terminer un flacon. Puis il les considérafixement, et passa une main sur son front comme s’il voulaitchasser un rêve.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il. Quiêtes-vous ? D’où venez-vous à cette heure de la nuit ?Est-ce ainsi qu’on se présente devant un roi ?

Simon s’approcha en longeant un côté de latable ; Aylward l’imita en passant de l’autre côté. Quand ilsparvinrent auprès du roi, Simon saisit une torche et s’éclaira levisage. Le roi sauta en arrière en poussant un cri.

– Le diable noir ! Simonl’Anglais ! Que fais-tu ici ?

Simon posa une main sur l’épaule royale.

– Assieds-toi ! lui ordonna-t-il enle repoussant sur son siège. Prends place de l’autre côté, Aylward.Ça fait un joyeux groupe, n’est-ce pas ? J’ai servi biensouvent à cette table, mais jamais je n’avais espéré y boire uncoup ! Remplis un gobelet, Samkin, et passe-moi le flacon.

Le roi les dévisagea successivement ; laterreur se lisait dans ses yeux injectés de sang.

– Que voulez-vous faire ?s’écria-t-il. Êtes-vous fous pour être venus ici ? Je n’aiqu’à appeler. Vous seriez à ma merci.

– Mais non, mon ami ! J’ai troplongtemps vécu sous ton toit pour ne pas connaître tes habitudes.Jamais un domestique ne dort ici : tu aurais bien trop peurqu’il ne te tranche la gorge pendant la nuit. Tu peux crier,appeler : ne te gêne pas ! Figure-toi que, rentrant enAngleterre à bord de l’un des bateaux qui sont mouillés au large dela Bréchou, j’ai eu l’idée de descendre à terre pour bavarder unpeu avec toi.

– Vraiment, Simon, je suis content de terevoir ! fit le roi, en cherchant à éviter le regard féroce dusoldat. Dans le passé nous avons été de bons amis, n’est-cepas ? Et je ne me rappelle pas t’avoir jamais fait du tort.Quand tu t’es sauvé à la nage pour regagner l’Angleterre, personnene s’en est réjoui plus que moi.

– Si je relevais seulement mon habit, jepourrais te montrer les marques de ce que ton amitié a fait pourmoi dans le passé, répliqua Simon. C’est gravé sur mon dos aussiclairement que dans ma mémoire. Regarde, sale chien, voilà lesmêmes anneaux sur le mur où mes mains ont été attachées, et voilàsur les planches les taches de mon sang que tu as faitgicler ! N’est-ce pas vrai, roi des bouchers ?

Le chef des pirates blêmit davantage.

– Peut-être bien que ta vie ici a étéparfois un peu rude, Simon, mais si j’ai eu des torts envers toi,je les réparerai certainement ! Que medemanderais-tu ?

– Je ne te demande qu’une chose, et jesuis venu ici pour l’obtenir. Je veux que tu me paies le gage dupari que tu as perdu !

– Mon gage, Simon ? Je ne mesouviens d’aucun pari !

– Oh, tu vas bien t’en souvenir !Quand je te l’aurai remis en mémoire, alors je prendrai mon gage.Combien de fois as-tu juré que tu viendrais à bout de moncourage ? Tu me criais : « Par ma tête, je te ferairamper à mes pieds ! » Ou bien : « Ma tête àcouper que je t’apprivoiserai ! » Oui, oui, tu as jurésur ta tête une vingtaine de fois de me briser. En t’écoutant,j’enregistrais dans mon cœur le pari et le gage. Maintenant, chien,tu as perdu ; je viens réclamer mon gage !

Son long glaive lourd jaillit du fourreau. Leroi hurlant d’épouvante, essaya de le ceinturer. Tous deuxroulèrent sous la table. Aylward entendit le même bruit que feraitun chien qui, ayant pris un rat à la gorge, le secouerait en l’air,puis monta un cri abominable. Il demeura assis, mais son visagepâlit et ses orteils se rebroussèrent d’horreur, car il n’était pasencore habitué aux violences et il avait le sang trop froid poursupporter sans frémir un acte pareil. Simon se releva ; iljeta quelque chose dans son sac et remit au fourreau son glaiveensanglanté.

– Viens, Samkin ! L’ouvrage estfait, et bien fait.

– Par ma garde, si j’avais su de quoi ils’agissait, j’aurais été moins empressé à t’accompagner !répondit l’archer. Tu aurais dû lui mettre une épée dans les mainset lui laisser sa chance !

– Non, Samkin ! Si tu avais lesmêmes souvenirs que moi, tu n’aurais pas voulu qu’il meure comme unhomme. Une mort de mouton est bien assez bonne pour lui. Quellechance m’a-t-il laissée quand il me tenait en son pouvoir ?Pourquoi le traiterais-je mieux qu’il ne m’a traité ? Mais,Sainte Vierge, qui est ici ?

À l’autre extrémité de la table, debout, setenait une femme. Une porte ouverte derrière elle indiquait qu’ellevenait d’une autre pièce. Son allure suffit : les deux soldatsn’eurent point de doute, il s’agissait de la femme qu’ils avaientaperçue dehors. Elle avait dû être belle, mais sur son visage toutblanc, sur ses traits hagards, dans ses yeux sombres ne sepeignaient que la terreur et le désespoir. À pas lents elle avança.Elle ne voyait pas les deux compagnons. Son regard était fixé surl’objet affreux qui gisait sous la table. Puis, quand elle se futbaissée et qu’elle eut acquis une certitude, elle se releva enéclatant de rire et en battant des mains.

– Qui dira que Dieu n’existe pas ?cria-t-elle. Qui dira qu’il est vain de prier ? Grand sire,brave sire, laissez-moi baiser cette main victorieuse !

– Non, madame, ne bougez pas ! Mafoi, si vous avez envie d’une de mes mains prenez au moins cellequi est propre !

– C’est après l’autre que jelanguis : celle qui est rouge de sang ! Ô nuitmerveilleuse que celle où mes lèvres sont imprégnées de sonsang ! À présent je puis mourir en paix.

– Il faut que nous partions,Aylward ! dit Simon. Dans une heure l’aube poindra. Au jour,un rat ne pourrait pas traverser l’île sans être remarqué.Viens ; ami, et tout de suite !

Mais Aylward restait à côté de la femme.

– Venez avec nous, belle Dame ! luidit-il. Nous vous ferons au moins quitter l’île, et vous ne perdrezrien au change !

Elle secoua la tête.

– Non. Les saints du ciel ne peuvent riend’autre pour moi que m’emporter vers l’éternel repos. En ce mondeje n’ai pas de place ; tous mes amis ont été massacrés le jouroù je suis devenue captive. Laissez-moi, braves seigneurs, ne vousoccupez pas de moi ! Déjà l’est s’éclaire, et bien sombreserait votre destin si vous étiez pris. Partez, et puisse labénédiction d’une ancienne religieuse vous accompagner et vousprotéger contre tous périls !

Sir Robert Knolles déambulait sur le pontquand il entendit le bruit des avirons ; ses deux oiseaux denuit furent en un clin d’œil auprès de lui.

– Alors, Simon, avez-vous eu votreentretien avec le roi de Sercq ?

– Je l’ai vu, messire.

– A-t-il payé son gage ?

– Il l’a payé, seigneur.

Knolles regarda avec curiosité le sac queportait Simon.

– Qu’avez-vous là-dedans ?demanda-t-il.

– Le gage qu’il a perdu.

– Qu’était-ce donc ? Ungobelet ? Un plat d’argent ?

Pour toute réponse, Simon ouvrit le sac etvida son contenu sur le pont. Sir Robert fit un pas en arrière enpoussant un petit sifflement.

– Mon Dieu ! murmura-t-il. J’ai dansl’idée que j’emmène en Bretagne quelques durs avec moi !

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