Sir Nigel

Chapitre 23COMMENT TRENTE HOMMES DE JOCELYN RENCONTRÈRENT TRENTE HOMMES DEPLOËRMEL

Durant toute la nuit, le château de Ploërmelrésonna de préparatifs guerriers, car les forgerons martelaient,clouaient et rivetaient, préparant les armures des champions. Dansla cour des écuries, les varlets soignaient les palefrois ;dans la chapelle, chevaliers et écuyers soulageaient leurs âmes auxpieds du vieux père Benedict.

Dans la grande cour, les hommes d’armesavaient été rassemblés et les volontaires triés afin de ne garderque les meilleurs. Simon le Noir se trouvait parmi eux et la joierayonnait sur son visage. Avec lui avaient été élus : le jeuneNicholas Dagsworth, gentilhomme aventurier qui était neveu dufameux Sir Thomas, Walter le Germain, Hulbitée – immense paysandont la stature gigantesque faisait des promesses que son espritarriéré manquait de tenir –, John Alcock, Robin Adey et RaoulProvost. Ceux-là et trois autres formèrent le nombre requis.Inutile de dire que les langues marchèrent bon train, mais plutôten mal, parmi les archers, lorsqu’ils apprirent qu’aucun d’eux neserait choisi, parce que les arcs avaient été interdits de part etd’autre. Il est vrai que beaucoup étaient aussi d’excellentscombattants à la hache ou à l’épée, mais ils n’étaient pas habituésà porter de lourdes armures, et un homme à demi armé n’eût pas étéloin dans un combat au corps à corps comme celui qui lesattendait.

Il était deux heures après tierce, ou uneheure avant midi, en ce quatrième mercredi de carême de l’an degrâce 1351, lorsque les hommes de Ploërmel quittèrent leur châteauet franchirent le pont du Duc. En tête venait Bambro avec sonécuyer Croquart, monté sur un rouan et portant l’étendard dePloërmel qui était un lion rampant de sable tenant une bannièrebleue sur champ d’hermine. Derrière venaient Robert Knolles etNigel Loring, flanqués d’un suivant portant la banderole au corbeaude sable. Puis venaient Sir Thomas Percy, avec son lion d’azurflottant au-dessus de lui, et Sir Hugh Calverly, dont la bannièreportait un hibou d’argent, suivis du puissant Belford muni d’uneimmense barre de fer pesant soixante livres, et de Sir ThomasWalton, chevalier du Surrey. Derrière eux, quatre vaillantsAnglo-Bretons : Perrot de Commelain, Le Galliard, d’Aspremontet d’Ardaine, qui luttaient contre leurs compatriotes parce qu’ilssoutenaient la cause de la comtesse de Montfort. Sa croix engrêléed’argent sur champ d’azur était portée devant eux. Enfin, fermantla marche, venaient cinq mercenaires germaniques ou hennuyers, legrand Hulbitée et les hommes d’armes.

Et ainsi les champions se dirigèrent vers legrand chêne dans un scintillement d’armures et un déploiement debannières tandis que leurs chevaux piaffaient sous eux. Ils étaientsuivis d’un flot d’archers et d’hommes d’armes que l’on avaitdésarmés, de crainte qu’une bataille générale ne s’ensuivît. Ilsétaient aussi accompagnés des habitants de la ville, hommes etfemmes, auxquels se mêlaient les marchands de vin, vendeurs dedouceurs, armuriers, valets et hérauts, chirurgiens pour soignerles blessés et prêtres pour réconforter les mourants.

Le trajet n’était pas long : comme ils sefrayaient un chemin à travers les champs, ils virent bientôt devanteux un gros chêne gris étendant ses branches noueuses et sansfeuilles au-dessus d’une verte prairie. L’arbre était couvert depaysans qui y avaient grimpé et la place était entourée d’unegrande foule qui criait et caquetait comme une volière au lever dusoleil. Des huées s’élevèrent à l’approche des Anglais, parce queBambro était haï dans le pays : il levait de l’argent pour lacause des Montfort en mettant chaque paroisse à la rançon et enmaltraitant ceux qui refusaient de payer. Les seigneurss’avancèrent sans même daigner prendre garde à cette hostilité dela foule, mais les archers se retournèrent et imposèrent silencepar quelques coups dans la masse. Puis ils s’installèrent eux-mêmescomme gardiens du terrain et repoussèrent la foule jusqu’à cequ’elle ne formât plus qu’une ligne épaisse entourant le champainsi dégagé pour les combattants.

Les champions bretons n’étaient pas encorearrivés. Aussi les Anglais attachèrent-ils leurs chevaux à un boutdu terrain avant de se grouper autour de leur chef. Chaque hommeavait son bouclier suspendu au cou et avait coupé sa lance à cinqpieds afin qu’elle fût plus maniable dans les combats à pied. Enplus de cette arme, ils avaient encore une épée ou une hache decombat au côté. Tous étaient revêtus d’une armure, de la tête auxpieds, avec les devises sur les cimiers et des surcots pour lesdistinguer de leurs adversaires. Ils avaient encore leurs visièresrelevées et devisaient gaiement.

– Par saint Dunstan ! fit Percy ense frappant les mains dans ses gantelets et en battant le sol deses pieds d’acier, je serai bien aise de me mettre à l’ouvrage carmon sang se glace.

– Je gage qu’il sera réchauffé avant quece soit fini, fit Calverly.

– Ou froid pour toujours. Un ciergebrûlera et les cloches sonneront dans la chapelle d’Alnwick si jesors vivant de ce terrain. Mais advienne que pourra, messeigneurs,ce sera une fameuse joute qui nous procurera de l’avancement.Chacun de nous y gagnera en honneur, si nous avons la chance denous en sortir.

– Vous dites vrai, Thomas, fit Knolles enfixant sa ceinture. Pour ma part, je ne prends point de plaisir àtelle rencontre car il n’est point juste qu’un homme pense à sonpropre plaisir et à son avancement plutôt qu’à la cause du roi ouau bien de l’armée. Mais, en temps de paix, je ne connais point demeilleur moyen de passer agréablement une journée. Qu’est-ce doncqui vous rend si taciturne, Nigel ?

– En fait, messire, je regardais dans ladirection de Jocelyn qui se trouve derrière ces bois, à ce qu’onm’a dit. Mais je n’y vois point signe de ce joyeux gentilhomme nide sa suite. Il serait fâcheux que quelque cause grave les eûtretenus.

À ces mots, Hugh Calverly éclata de rire.

– N’ayez crainte, jeune seigneur. Un telesprit anime Robert de Beaumanoir que, même s’il devait venir nousattaquer tout seul, il viendrait encore. Je gage que, même s’il setrouvait sur son lit de mort, il se ferait porter ici pour mourirsur ce terrain.

– Vous dites vrai, Hugh, intervintBambro ! Je les connais, lui et ceux qui le suivent. On nepourrait trouver dans toute la chrétienté hommes plus courageux etplus adroits dans le maniement des armes. J’ai dans l’esprit que,quoi qu’il advienne, il y aura beaucoup d’honneur à gagner pourchacun de nous aujourd’hui. J’ai toujours en tête une mélodie quela femme d’un archer anglais me chanta lorsque je lui passai aubras un bracelet d’or après la prise de Bergerac. Elle était duvieux sang de Merlin, avec le pouvoir de divination. Voici cequ’elle me chanta :

Entre le chêne vert et la rivière bleue

Le chevalier, luttant vaillamment et sans trêve,

Fait que son renom au ciel de gloire s’élève.

» Voici le chêne et là-bas la rivière.Cela ne peut rien présager que de bon.

Le puissant écuyer allemand fit preuve dequelque impatience pendant que parlait son chef. Bien qu’il ne fûtqu’un subordonné, aucun des hommes présents n’avait autant que luil’expérience de la guerre, et n’était plus fameux combattant. Ilintervint brusquement :

– Nous pourrions mieux employer le tempsen ordonnant nos lignes et en dressant des plans plutôt qu’enparlant des vers de Merlin ou de ragots de vieilles femmes. C’est ànos armes qu’il nous faut nous fier aujourd’hui. Et tout d’abord,je voudrais vous demander, sir Richard, quelle est votre volonté aucas où vous devriez tomber au cours du combat ?

Bambro se tourna vers les autres.

– Si tel devait être le cas,messeigneurs, je désire que mon écuyer, Croquart, prenne lecommandement.

Il y eut un moment de silence pendant lequelles chevaliers se regardèrent, interloqués. Knolles fut le premierà reprendre la parole.

– Je ferai ainsi que vous le désirez,Richard, dit-il, bien qu’il soit amer pour nous autres chevaliersde servir sous les ordres d’un écuyer. Cependant ce n’est point lemoment de nous désunir, et, de plus, j’ai entendu dire que Croquartétait un homme de grande vaillance. Ainsi donc, je vous faisserment, sur mon âme, de le considérer comme chef, si vous deviezsuccomber.

– Moi aussi, Richard, fit Calverly.

– Moi aussi ! cria Belford. Mais ilme semble entendre la musique. Voici leurs bannières entre lesarbres.

Tous se tournèrent, appuyés sur leurs courteslances, pour voir approcher les hommes de Jocelyn qui sortaient dubois. En tête marchaient les hérauts, vêtus du tabard à l’herminede Bretagne et soufflant dans des trompettes d’argent. Derrièreeux, un homme monté sur un cheval blanc portait l’étendard deJocelyn, de pourpre à neuf besants d’or. Puis venaient lescombattants, deux par deux, quinze chevaliers et quinze écuyers,ayant chacun leur bannière au vent. Derrière eux, un vieux prêtreétait porté sur une litière ; c’était l’évêque de Rennes,portant le viatique et les saintes huiles, afin de pouvoir apporterle secours et le dernier soutien de l’Église à ceux qui allaientmourir. La procession se terminait par des centaines d’hommes etfemmes de Jocelyn, de Guégon et d’Helléan, et toute la garnison dela forteresse qui, comme les Anglais, était sans armes. La tête decette longue colonne avait déjà atteint le pré que la queue étaitencore dans la forêt. Lorsqu’ils arrivèrent, les combattantsattachèrent leurs chevaux à l’autre bout du champ en plantant leursétendards derrière eux, et le peuple s’aligna, entourant la liced’un mur épais de spectateurs.

Les Anglais observaient les blasons armoriésde leurs antagonistes, car ces flammes flottant au vent et cessurcots brillants représentaient un langage que tout homme pouvaitcomprendre. Devant se trouvait la bannière de Beaumanoir, d’azur àfrettes d’argent. Sa devise : J’ayme qui m’ayme étaitportée sur un second fanion par un petit page.

– À qui appartient ce bouclier derrièrele sien… celui d’argent aux tourteaux de pourpre ? demandaKnolles.

– À son écuyer, Guillaume de Montauban,répondit Calverly. Et voici le lion d’or de Rochefort, et la croixd’argent de Du Bois le Fort. On ne pourrait souhaiter meilleurecompagnie que celle qui se trouve devant nous aujourd’hui. Voyez,voilà les annelets d’azur du jeune Tintiniac qui a vaincu monécuyer, Hubert. Avec l’aide de saint Georges, je le vengerai avantque la nuit soit tombée.

– Par les trois rois d’Almain, grognaCroquart, il nous faudra lutter dur aujourd’hui, car jamais je n’aivu rassemblés autant d’aussi bons soldats. Voyez là-bas, YvesCheruel, qu’ils appellent l’homme de fer. Et Caro de Bodegat avecqui j’ai déjà plus d’une fois croisé le glaive… c’est celui aublason de pourpre à trois annelets d’hermine. Il y a aussi Alain deKaranais, le gaucher. N’oubliez point que ses coups viennent ducôté où il n’y a point de bouclier.

– Et qui est ce petit homme trapu… celuiavec son bouclier de sable et d’argent ? demanda Nigel. Parsaint Paul ! Cela paraît un homme de valeur dont il y abeaucoup à gagner, car il est presque aussi large que haut.

– C’est messire Robert Raguenel, réponditCalverly, que son long séjour en Bretagne avait familiarisé avectous ces gens. On dit qu’il peut lever un cheval sur son dos.Prenez garde aux coups de sa masse d’acier, car il n’est point unearmure qui y puisse résister. Mais voici que Beaumanoir s’approche.Le combat va sûrement commencer.

Le chef breton s’avançait, après avoir mis seshommes en ligne face aux Anglais.

– Par saint Cadoc ! que voilà uneagréable rencontre, Richard, s’exclama-t-il. Et je crois que nousavons trouvé là un bon moyen de sauvegarder la paix.

– En effet, Robert, répondit Bambro. Etnous vous devons des remerciements car je vois que vous vous êtesmis en peine de rassembler une compagnie de valeur contre nousaujourd’hui. Sans aucun doute, si tous devaient périr, je croisqu’il y aurait peu de nobles demeures en Bretagne qui neporteraient le deuil.

– Oh, que non, car nous n’avons point lesmeilleurs, répondit Beaumanoir. Nous n’avons dans nos rangsaujourd’hui ni un Blois, ni un Léon, ni un Rohan, ni un Conan.Cependant nous sommes tous de sang noble et désireux de nous jeterdans cette aventure pour la gloire de nos dames et pour l’amour dutrès grand ordre de la chevalerie. Et maintenant, Richard, quel estvotre gracieux désir concernant ce combat ?

– Je désire qu’il se poursuive jusqu’à ceque l’un ou l’autre des combattants ne puisse plus continuer.Autant de vaillants guerriers n’ont que trop rarement le plaisir dese rencontrer. Il convient donc que ceci dure le plus longtempspossible.

– Que voilà de belles paroles,Richard ! Il en sera ainsi que vous le désirez. Pour le restechacun combattra ainsi qu’il lui plaira dès le moment où leshérauts auront donné le signal. Si un quelconque homme del’extérieur se joint à la mêlée, il sera aussitôt pendu à cechêne.

Après avoir salué, il abaissa sa visière ets’en retourna auprès de ses hommes qui s’agenouillèrent, formantsur l’herbe un groupe bigarré, pour recevoir la bénédiction del’évêque.

Les hérauts firent le tour de la lice,enjoignant aux spectateurs de ne point se mêler à la lutte. Puisils s’arrêtèrent sur le côté des deux groupes alignés l’un en facede l’autre, à environ cinquante pas de distance. Une fois lesheaumes fermés, tous se trouvèrent couverts de métal de la tête auxpieds, les uns dans l’airain, mais la plupart dans l’acier. On nevoyait que leurs yeux scintillants sous le casque.

Le héraut cria alors à haute voix :« Allez ! » en abaissant sa main levée, et les deuxgroupes foncèrent de toute la vitesse que leur permettaient leursarmures pour se rencontrer dans un bruit de métal au milieu duchamp. On eût dit que soixante forgerons frappaient leur enclume enmême temps. Alors s’élevèrent les cris et les acclamations desspectateurs pour l’un ou l’autre des partis, si bien qu’ilscouvrirent même le bruit de la mêlée.

Les combattants étaient si avides de se battreque, pendant un moment, il n’y eut plus d’ordre et les deux groupesse trouvèrent mêlés, chacun poussant d’un côté puis de l’autre,pour être rejeté devant un adversaire puis devant un autre, n’ayanten esprit qu’une seule pensée : frapper de la lance ou de lahache contre quiconque passait dans le champ de son regard.

Hélas pour Nigel et ses espoirs degloire : il fut le premier à tomber, en quoi cependant il eutle destin des braves. Le cœur léger, il s’était placé en face deBeaumanoir et avait foncé droit sur le chef breton, en se souvenantque la querelle prétextée pour cette rencontre était née entre eux.Mais, avant même d’avoir pu l’atteindre, il fut pris dans letourbillon de ses compagnons et, étant plus léger, il fut déportéde côté et projeté dans les bras d’Alain de Karanais avec un élanqui les fit tous deux rouler au sol. Agile comme un chat, Nigel seretrouva le premier sur pied et, comme il était penché sur l’écuyerbreton, le nain Raguenel lui assena derrière le casque un coup desa puissante masse. Avec un gémissement, Nigel s’effondra le visagecontre terre, tandis que son sang s’écoulait par la bouche, le nezet les oreilles. Et il resta sur place, piétiné par les deuxgroupes, le grand combat auquel il avait tant désiré participer sedéroulant au-dessus de lui.

Mais Nigel ne tarda pas à être vengé. Le nainRaguenel fut abattu par l’immense bâton de fer de Belford, lequelétait lui-même terrassé par un coup de Beaumanoir. Ils étaientparfois douze en même temps sur le sol, mais les armures étaient sifortes et les coups si bien amortis par les boucliers que beaucoupétaient remis sur pied par leurs compagnons et se trouvaient enétat de poursuivre la lutte.

Pour certains cependant, il n’était plusd’aide possible. Croquart avait pris à partie un chevalier bretonnommé Jean Rousselot et fait sauter une de ses épaulières,découvrant ainsi son cou et la partie supérieure du bras. Ce fut envain que l’autre tenta de se protéger avec son bouclier. C’étaitson côté droit qui était à nu et il n’arrivait pas à le couvrir,pas plus qu’il ne pouvait échapper à la masse d’hommes quil’entourait. Il réussit un temps à tenir son ennemi à distance,mais la tache blanche que faisait son épaule nue était une ciblepour toutes les armes, si bien que finalement une hachette vints’enfoncer jusqu’au manche dans la poitrine du chevalier. Presqueau même moment, un autre Breton, jeune écuyer nommé GeoffroyMellon, était abattu par un coup de Simon le Noir qui avait trouvéle défaut sous le bras. Trois autres Bretons, Yvan Cheruel, Caro deBodegat et Tristan de Pestivien, les deux premiers étant deschevaliers et le troisième un écuyer, se trouvèrent séparés deleurs compagnons et aussitôt entourés d’Anglais. Il ne leur restaitplus qu’à choisir entre la mort immédiate ou la reddition. Ilstendirent donc leur épée à Bambro et se tinrent à l’écart, toustrois assez grièvement blessés, suivant d’un cœur amer la mêlée quicontinuait de balayer le pré.

Cependant le combat durait depuis vingtminutes. Les combattants étaient à ce point fatigués par le poidsde leur armure, la perte de sang, le choc des coups et leur propreénervement, qu’ils avaient grand-peine à se tenir debout et même àsoulever leurs armes. Il fallait une trêve, si l’on voulait donnerau combat une fin décisive.

– Cessez ! Cessez !Retirez-vous ! crièrent les hérauts en lançant leurs chevauxau milieu des combattants.

Lentement, le vaillant Beaumanoir ramena lesvingt-cinq hommes qui lui restaient dans le camp d’où ils étaientpartis, où ils relevèrent leurs visières et se laissèrent choirdans l’herbe, en soufflant comme des chiens exténués et en frottantla sueur qui coulait de leur front sur leurs yeux injectés de sang.Un bol de vin d’Anjou fut porté à la ronde par un jeune page, etchacun y puisa une coupe à l’exception de Beaumanoir, qui observaitle carême d’une façon si stricte qu’il ne permettait à nul alimentni à nulle boisson de franchir ses lèvres avant le coucher dusoleil. Il allait lentement d’un homme à l’autre, prodiguant desencouragements de ses lèvres desséchées, et faisant remarquer que,parmi les Anglais, il n’en était pas un qui ne fût blessé, certainsmême l’étant si gravement qu’ils avaient peine à se soutenir. Si lecombat jusqu’alors avait tourné contre eux, il leur restait encorecinq heures de jour et il pouvait se passer beaucoup de choses.

Des varlets s’étaient précipités pour enleverles deux Bretons morts, et un groupe d’archers anglais emportaitNigel. Aylward lui-même avait détaché le casque et essuyé le visageexsangue et inconscient de son jeune maître. Il vivait encore. Ilfut étendu dans l’herbe sur la berge de la rivière et l’archer lesoigna jusqu’à ce que l’eau sur les tempes et le vent lui soufflantau visage ramenassent un peu de vie dans ce corps meurtri. Ilrespirait irrégulièrement. Un peu de rouge lui revint aux jouesmais il resta inconscient des hurlements de la foule et dugrondement de la bataille qui avait repris.

Les Anglais s’étaient étendus, eux aussi,suants et saignants. Et ils n’étaient guère en meilleur état queleurs rivaux, sinon qu’ils restaient à vingt-neuf en lice. Mais surce nombre neuf à peine étaient indemnes et certains étaient à telpoint affaiblis par la perte de sang qu’ils ne pouvaient se tenirdebout. Cependant, lorsque fut donné le signal de la reprise, iln’y en eut pas un seul, d’un côté comme de l’autre, qui ne se remîtsur pieds pour s’avancer en titubant contre l’ennemi.

Mais l’ouverture de cette seconde phase ducombat amena un grand malheur et un gros découragement pour lesAnglais. Bambro, comme les autres, avait détaché sa visière, mais,l’esprit plein de soucis, il avait oublié de la fixer à nouveau.Lorsque les deux groupes se rencontrèrent, Alain de Karanais, leBreton gaucher, surprit le visage de Bambro et aussitôt jeta salance dans l’ouverture. Le chef anglais poussa un cri et tomba àgenoux, mais il parvint cependant à se remettre sur pied, tropfaible pour lever encore son bouclier. Comme il se tenait ainsiexposé, le chevalier breton, Geoffroy Du Bois le Fort le frappad’un tel coup de sa hache qu’il transperça l’armure et la poitrinequ’elle couvrait. Bambro tomba mort sur le coup et, pendantquelques minutes, le combat fit rage autour de lui.

Les Anglais se retirèrent alors, abattus etdécouragés, en emportant le corps de Bambro ; les Bretons deleur côté se regroupaient dans leur camp en soufflant. À ce moment,les trois prisonniers ramassèrent leurs armes éparses dans l’herbeet s’en furent en courant rejoindre leur groupe.

– Holà ! cria Knolles qui s’avançaen levant sa visière. Cela ne peut se faire. Nous vous avons faitquartier, alors que nous aurions pu vous abattre et, par laVierge ! je considérerai que vous vous déshonorez tous trois,si vous ne revenez pas sur-le-champ.

– Ne dites point cela, Robert Knolles,répondit Yvan Cheruel. Jamais encore le mot déshonneur n’a étéassocié à mon nom, mais je me traiterais de lâche si je neretournais me battre auprès de mes compagnons lorsque les chancesme le permettent.

– Par saint Cadoc ! il dit vrai,s’écria Beaumanoir, en s’avançant au-devant de ses hommes. Vousn’êtes point sans savoir, Robert, qu’il est une loi de la guerre etun usage de chevalerie selon lesquels un prisonnier se retrouvelibre, lorsque le chevalier qui l’a capturé est lui-mêmeabattu.

Il n’y avait rien à répondre à cela, etKnolles, découragé, s’en fut rejoindre ses compagnons.

– Nous aurions dû les tuer, dit-il. Nousperdons notre chef et eux gagnent trois hommes du même coup.

– Si l’un d’eux dépose encore les armes,je vous donne l’ordre de le tuer aussitôt, fit Croquart dont l’épéetordue et l’armure maculée de sang prouvaient à suffisance lavaillance dont il avait fait preuve dans cette rencontre. Etmaintenant, mes amis, ne vous laissez point décourager parce quenous avons perdu notre chef. J’ai en esprit que les rimes de Merlinne lui ont porté que peu de chance. Par les trois roisd’Almain ! je peux vous enseigner quelque chose qui vaut mieuxque les prophéties d’une vieille femme : c’est de vous tenirépaule contre épaule, et vos boucliers si serrés que personne nepuisse passer au travers. Sachant ainsi ce qui se trouve sur vosflancs, vous pourrez voir ce qui vient devant vous. De cette façonaussi, si l’un de vous est si faible qu’il ne puisse plus lever lesmains, ses camarades à gauche et à droite pourront l’aider. Etmaintenant, avancez tous ensemble, au nom de Dieu, car la victoireest encore nôtre si nous savons nous conduire en hommes.

Les Anglais s’avancèrent donc en une lignesolide, et les Bretons s’élançaient vers eux comme auparavant. Leplus rapide d’entre eux était un certain écuyer, Geoffroy Poulart,qui portait un casque ressemblant à une tête de coq, avec unegrande crête par-dessus et, par-devant, un long bec percé de deuxtrous. Il leva son épée pour en frapper Calverly, mais Belford, quise trouvait à son côté dans la ligne, leva son immense bâton etporta au jeune écuyer un puissant coup de côté. L’homme titubapuis, s’élançant de la foule, il se mit à courir en rond commequelqu’un qui a perdu l’esprit, cependant que de grosses gouttes desang s’égrenaient des deux trous dans le grand bec. Il courut ainsilongtemps, sous les cris de la foule qui imitait le coq, jusqu’à cequ’enfin il trébuchât et tombât raide mort. Mais les combattantsn’avaient rien vu de cette scène, car les Bretons continuaient delancer des assauts désespérés contre la ligne des Anglais qui deleur côté progressaient lentement.

Un temps l’on put croire que rien ne pouvaitbriser leur front, mais Beaumanoir était un chef tout autant qu’unguerrier. Pendant que ses hommes exténués, soufflant et saignant,s’attaquaient à la ligne, lui-même avec Raguenel, Tintiniac, Alainde Karanais et Du Bois se précipitèrent sur le flanc et les prirentviolemment à revers. Il y eut une longue mêlée, puis de nouveau leshérauts, voyant que les combattants étaient incapables de porterencore un coup, décidèrent une nouvelle trêve.

Mais durant ces quelques minutes au coursdesquelles ils avaient été pris de deux côtés, les Anglais avaientsubi de fortes pertes. L’Anglo-Breton d’Ardaine était tombé devantl’épée de Beaumanoir mais non sans avoir d’abord entaillésérieusement l’épaule de son adversaire. Sir Thomas Walton, Richardd’Irlande, l’un des écuyers et Hulbitée, le grand paysan, s’étaienteffondrés devant la masse du nain Raguenel ou les épées de sescompagnons. Il ne restait qu’une vingtaine d’hommes de chaque côté,mais tous en étaient au dernier degré de fatigue, suant, soufflant,incapables de porter encore un coup.

C’était un tableau étrange que de les voirs’avancer l’un vers l’autre en titubant comme des hommes ivres. Lesang dégoulinait sur leurs armures et, en s’avançant une fois deplus pour reprendre cet interminable combat, ils laissaient desempreintes humides dans l’herbe.

Beaumanoir, exsangue, la langue parcheminée,s’arrêta au milieu de son avance.

– Je vais m’évanouir, mes amis,cria-t-il. Il me faut boire.

– Buvez donc votre propre sang,Beaumanoir, cria Du Bois, et tous se mirent à rire de façonsinistre.

Cette fois, l’expérience avait instruit lesAnglais : sous la conduite de Croquart, ils ne combattirentplus en une ligne droite, mais en un front si recourbé qu’ilformait presque un cercle. Les Bretons attaquaient et titubaient,mais ils les repoussaient de tous côtés, adoptant, avec leursvisages tournés vers l’extérieur et leurs armes prêtes à frapper,la plus dangereuse des formations. Ils la conservèrent, et aucunassaut ne put les faire bouger. Ils pouvaient ainsi s’appuyer dos àdos et se soutenir mutuellement alors que leurs ennemis sefatiguaient. Sans désemparer, les vaillants Bretons tentèrent depercer la ligne : à chaque fois ils furent repoussés par unegrêle de coups.

Beaumanoir, dont la tête vacillait sousl’effet de la fatigue, ouvrit son casque et contempla avecdésespoir ce terrible cercle inattaquable. Il n’en vit que tropclairement l’inévitable résultat : ses hommes se fatiguaientpour rien. Déjà beaucoup d’entre eux ne pouvaient presque plusremuer ni la main ni le pied et ne lui seraient plus d’aucune aidepour remporter cette bataille. Bientôt, tous seraient dans le mêmeétat, et alors ces maudits Anglais rompraient leur cercle pour seprécipiter sur ses hommes et les tuer. Mais il ne pouvait trouverle moyen d’éviter cette pénible fin. Il jeta les yeux autour de luiet vit un de ses Bretons qui s’esquivait sur les côtés de la lice.Il ne put en croire ses sens lorsqu’il reconnut, au blason pourpreet argent, que le déserteur n’était autre que son propre écuyer,Guillaume de Montauban.

– Guillaume ! Guillaume !cria-t-il. Vous n’allez point m’abandonner ?

Mais le casque de l’autre était fermé et il neput entendre. Beaumanoir le vit s’éloigner en titubant, aussi vitequ’il le pouvait. Avec un cri de désespoir, il se précipita dans lepetit groupe de ses hommes qui pouvaient encore se mouvoir, etensemble ils tentèrent un dernier assaut contre les lancesanglaises. Dans son âme vaillante, il était résolu à n’en pointrevenir et à trouver la mort au milieu de leurs rangs. Le feu quianimait son cœur se propagea chez ses suivants et, au milieu descoups, ils se cramponnèrent aux boucliers anglais en essayant unepercée.

Mais ce fut en vain. La tête de Beaumanoirtournait, ses esprits l’abandonnaient. Ses compagnons et lui-mêmeallaient succomber devant ce terrible cercle d’acier lorsque,soudain, ce magnifique dispositif s’écroula devant lui. Sesennemis : Croquart, Knolles, Calverly, Belford, tous seretrouvèrent étendus sur le sol, leurs armes éparpillées et leurscorps trop fatigués pour se relever. Les Bretons survivants eurenttout juste la force de se précipiter sur eux, une dague à la mainpour exiger leur reddition en pointant la lame acérée dans la fentede la visière. Après quoi, vainqueurs et vaincus ne formèrent plusqu’un seul tas, gémissant et geignant.

Dans l’esprit simple de Beaumanoir il semblaitque, au moment suprême, tous les saints de Bretagne s’étaient levésà l’appel de leur pays. Et tandis qu’il était étendu, soufflant etsuant, son cœur déversa un flot de prières de remerciement à sonpatron, saint Cadoc. Mais les spectateurs n’avaient que trop bienvu la cause de cette soudaine victoire. Une tempêted’applaudissements d’un côté et un ouragan de huées de l’autremontrèrent la différence des sentiments qu’elle soulevait dans lesesprits de ceux qui sympathisaient soit avec les vainqueurs, soitavec les vaincus.

Guillaume de Montauban, le rusé écuyer,s’était frayé un chemin vers l’endroit où les chevaux étaiententravés et avait enfourché son grand roussin. On avait d’abord cruqu’il allait fuir le champ de bataille, mais les cris demalédiction des paysans bretons s’étaient soudain transformés enapplaudissements lorsqu’il avait fait tourner la tête de sa monturevers le cercle anglais en lui éperonnant violemment les flancs.Ceux qui lui faisaient face avaient vu cette apparition soudaine.Il avait été un temps où cheval et cavalier auraient dû reculerdevant leurs coups, mais ils n’étaient plus en état de soutenir untel choc. Ils ne pouvaient même plus lever les bras. Leurs coupsétaient trop faibles pour toucher cette puissante créature, quifonça dans leurs rangs, et sept d’entre eux se retrouvèrent sur lesol. Il fit demi-tour et fonça de nouveau au milieu d’eux, en enlaissant cinq autres sous ses sabots. Inutile d’en faire davantage.Déjà Beaumanoir et ses compagnons se trouvaient à l’intérieur ducercle, les hommes étaient sans armes et Jocelyn avait remporté lavictoire.

Cette nuit-là, un groupe d’archers à la têtebasse et portant de nombreuses formes prostrées s’en retournèrenttristement au château de Ploërmel. Derrière eux chevauchaient dixhommes, tous fatigués et blessés et maudissant au fond du cœurGuillaume de Montauban pour l’infâme moyen dont il avait usé contreeux.

En revanche, à Jocelyn les vainqueurs étaientportés, fleur au casque, sur les épaules d’une foule hurlante, aumilieu des éclats de trompe et des battements de tambour. Tel futle combat du Chêne, où de vaillants hommes rencontrèrent d’autresvaillants hommes, où tous s’acquirent un tel honneur que, à partirde ce jour, ceux qui avaient participé à la bataille des Trente sevirent octroyer les premières places partout. Et il n’était pointaisé de prétendre à tort d’y avoir participé, car le grandchroniqueur qui les a tous si bien connus a prétendu que chacund’entre eux emporta dans la tombe les cicatrices des blessuresqu’il avait reçues dans cette rencontre.

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