Sir Nigel

Chapitre 11DANS LE CHÂTEAU DE DUPPLIN

Le roi était venu et reparti. Le manoir deTilford avait retrouvé l’ombre et le silence, mais la joie régnaitdans ses murs. En l’espace d’une nuit, tous les ennuis étaienttombés comme un noir rideau qui aurait caché le soleil. Une sommeroyale avait été remise par l’argentier du roi, d’une façon tellequ’on ne pouvait y opposer un refus. Avec un sac d’or dans lesfontes de sa selle, Nigel reprit le chemin de Guildford et il n’yeut pas un seul mendiant qui n’eût à bénir son nom.

Il se rendit tout d’abord chez l’orfèvre à quiil racheta le hanap, le plateau et le bracelet, se lamentant avecle marchand sur le mauvais sort qui faisait que l’or et les objetsd’orfèvrerie, pour des raisons que pouvaient seuls comprendre lesgens de métier, avaient soudain augmenté de valeur durant ladernière semaine, si bien que Nigel eut à ajouter cinquante piècesd’or au prix qu’il avait touché. Et ce fut en vain que le fidèleAylward tonna, fulmina et pria pour que vînt le jour où il pourraitlancer une flèche bien effilée dans la grosse bedaine du marchand.Rien n’y fit : il fallut payer le prix.

Nigel se hâta ensuite de se rendre chezl’armurier Wat où il acheta l’armure qu’il avait admirée lors deson dernier passage. Il l’essaya et la réessaya dans la boutique,Wat et son fils s’affairant autour de lui, armés de clés et autresoutils, resserrant des chevilles, fixant des rivets.

– Comment est-ce possible, mon bonseigneur ? s’écria l’armurier, tout en lui passant le bassinetsur la tête pour le fixer au camail qui descendait sur les épaules.Par Tubal-Caïn, je vous jure que cette armure vous sied, comme sacarapace à un crabe. Il n’en est jamais venu de plus belle d’Italieou d’Espagne.

Nigel se tenait devant un bouclier polifaisant office de miroir, se tournant d’un côté puis de l’autre,comme un petit oiseau se lissant les plumes. Son brillant pectoral,ses pointures avec leurs protections en forme de disques aux genouxet aux coudes, les gantelets et solerets étonnamment flexibles, lacotte de mailles et les jambières bien ajustées étaient à ses yeuxdes sujets de joie et des objets d’admiration. Il bondit à traversla boutique, comme pour prouver la légèreté de l’armure, puis,courant au-dehors, il porta la main au pommeau de sa selle et sautasur Pommers, sous les applaudissements de Wat et de son fils quil’observaient du seuil.

Sautant à bas de son cheval et rentrant encourant dans la boutique, il tomba à genoux devant l’image de laVierge accrochée au mur de la forge. Et là, il pria du fond du cœurqu’aucune ombre, aucune tache ne vînt souiller son âme et sonhonneur aussi longtemps que ses bras lui resteraient attachés aucorps, et qu’il eût la force de ne les employer qu’à de noblesfins ; chose étrange dans une religion de paix, durantplusieurs siècles, l’épée et la foi s’étaient soutenuesmutuellement et, dans le sombre monde, le plus bel idéal du soldatdevenait en quelque sorte un tâtonnement vers la lumière.« Benedictus Dominus Deus meus qui docet manus meas adprælium et digitos meos ad bellum ! » (Béni soit leSeigneur qui forme mes mains au combat et mes doigts à laguerre !) C’était ainsi que s’exprimait l’âme duchevalier.

L’armure fut fixée sur la mule de l’armurieret retourna avec eux à Tilford, où Nigel l’enfila une nouvelle foispour la plus grande joie de Lady Ermyntrude, qui battit des mainset versa des larmes de chagrin et de joie – de chagrin parcequ’elle allait le perdre, et de joie parce qu’il pourrait partirbravement à la guerre. Quant à son propre avenir, il était assuré,puisqu’il avait été convenu qu’un régisseur veillerait sur lesterres de Tilford le temps qu’elle disposerait d’un appartement auchâteau royal de Windsor où, avec d’autres vénérables dames de sonâge et de son rang, elle pourrait achever ses jours à discuter descandales depuis longtemps oubliés ou à murmurer de tristessouvenirs des grands-pères et grands-mères des jeunes courtisansautour d’elles. Nigel pourrait l’y laisser et partir, l’esprit enpaix, le visage tourné vers la France.

Mais il avait encore une visite et un adieu àfaire avant de quitter les terrains marécageux où il avait vécu silongtemps. Ce soir-là donc, il enfila sa plus belle tunique, ensombre velours pourpre de Gênes, mit son chapeau à plume blancheretombant sur le front, et ceignit sa ceinture d’argent repoussé.Monté sur le royal Pommers, avec son faucon sur le poing et sonépée au côté, jamais jeune chevalier plus élégant et plus modestene se mit en route pour pareille expédition. Il n’allait faire sesadieux qu’au vieux chevalier de Dupplin, mais le chevalier deDupplin avait deux filles : Édith et Mary ; et Édithétait la jeune fille la plus jolie de tout le pays de labruyère.

Sir John Buttesthorn, chevalier de Dupplin,était ainsi appelé parce qu’il s’était trouvé présent à cetteétrange bataille quelque dix-huit années plus tôt, lorsque lagrande puissance de l’Écosse avait un moment manqué être réduite àrien par une poignée de mercenaires combattant non pas sous labannière d’une nation mais pour leur propre compte. Leurs exploitsne remplissent pas les pages des livres d’histoire, car aucunenation n’a intérêt à les rappeler ; cependant, à l’époque, larumeur de cette grande bataille avait résonné au loin, car c’étaitce jour-là que la fleur de l’Écosse était restée sur le terrain etque le monde avait compris pour la première fois qu’une forcenouvelle s’était levée dans les guerres, que l’archer anglais,courageux et adroit à manier l’arme qui avait été son jouet dèsl’enfance, était un pouvoir avec lequel même la chevalerie encottes de mailles de toute l’Europe aurait à compter.

Sir John, retour d’Écosse, avait été nommépremier veneur du roi, et toute l’Angleterre admira sa sciencecynégétique jusqu’au moment où, devenu trop lourd pour les chevaux,il se retira dans le modeste asile du vieux domaine de Cosford, surla pente orientale de la colline de Hindhead. Et là, à mesure queson visage se faisait plus rubicond et sa barbe plus blanche, ilpassait les derniers jours de sa vie au milieu des faucons et deschiens de chasse, un flacon de vin épicé toujours à portée de samain, et un pied gonflé reposant sur un tabouret devant lui.C’était là que maints anciens compagnons venaient rompre lamonotonie des jours, lorsqu’ils passaient sur la route poussiéreusemenant de Londres à Portsmouth : c’était là aussi que venaientles jeunes chevaliers du pays, désireux d’entendre les histoiresguerrières du vaillant chevalier, de s’initier aux secrets de laforêt ou de la chasse, que personne n’aurait pu leur enseignermieux que lui.

Mais il est doux de dire, quoi qu’en pûtpenser le vieux chevalier, que ce n’étaient pas ses vieux contes nises vins plus vieux encore qui attiraient les jeunes gens àCosford, mais plutôt le gentil minois de sa fille cadette, ou l’âmebien trempée et les sages conseils de son aînée. Jamais deuxbranches aussi différentes n’avaient jailli du même tronc. Toutesdeux étaient élancées, avec un égal port de reine, mais touteressemblance commençait et finissait là.

Édith était aussi blonde que les blés, avecdes yeux bleus séduisants et malicieux, une langue bavarde, un riresonnant clair et un sourire qu’une douzaine de jeunes galants, avecNigel à leur tête, pouvaient se partager. Elle jouait, tel unchaton, avec toutes choses qu’elle trouvait dans la vie, etcertains prétendaient qu’on pouvait déjà sentir les griffes sousson toucher de velours.

Mary, noire comme la nuit, avait les traitsgraves, un visage ouvert avec des yeux bruns contemplant bravementle monde sous une arche de sourcils noirs. Personne n’eût pu dired’elle qu’elle était jolie et, lorsque sa fraîche petite sœur,l’enlaçant de son bras, pressait sa joue contre la sienne, commeelle en avait l’habitude lors des visites, la beauté de l’une et lasimplicité de l’autre n’en étaient que plus frappantes aux yeux detous les galants. Et cependant, de temps à autre, il en était unqui, regardant cet étrange visage et la lointaine lueur dans sesyeux sombres, sentait que cette femme silencieuse, avec son portaltier et sa grâce de souveraine, avait en elle une sorte depuissance de réserve et de mystère qui signifiait plus pour lui quel’éclatante beauté de sa sœur.

Telles étaient les dames de Cosford vers quiNigel Loring chevauchait ce soir-là, dans son pourpoint de veloursde Gênes, une nouvelle plume blanche à son chapeau.

Il avait franchi le pont de Thursley et passéla vieille pierre où, à une lointaine époque, au lieu dit Thor, lessauvages Saxons adoraient leur dieu de la guerre. Nigel y jeta unregard soucieux et éperonna Pommers en passant, car on prétendaitencore que des feux follets y dansaient par les nuits sans lune. Etceux qui prêtaient l’oreille à ce genre d’histoires pouvaiententendre les cris et les sanglots des malheureux à qui on avaitarraché la vie afin que le dieu fût honoré. La pierre de Thor,l’obstacle de Thor, le tronc de Thor – tout le pays n’était qu’unimmense monument à ce dieu des batailles, bien que des moines pieuxeussent changé son nom en celui du démon son père. Ils parlaient,eux, de l’Obstacle du diable et du Tronc du diable. Nigel jeta uncoup d’œil en arrière vers le bloc rocailleux et sentit un frissonlui traverser le cœur. Était-il provoqué par l’air frais du soir oubien quelque voix intérieure lui avait-elle parlé du jour où luiaussi serait étendu, ligoté sur un pareil rocher avec une bande depaïens barbouillés de sang, dansant et hurlant autour delui ?

Un instant plus tard, le rocher, sa crainte ettoutes ces balivernes lui étaient sortis de l’esprit. Car là, aubas du sentier sablonneux, le soleil couchant brillant sur sescheveux d’or tandis que sa mince silhouette sautait au rythme ducheval lancé au petit galop, là devant lui, se trouvait la jolieÉdith dont le visage était si souvent venu s’interposer entre sesrêves et lui. Le sang lui monta au visage, car il avait beaun’avoir peur de rien, son esprit était attiré et dominé par lemystère délicat de la femme. Pour son âme pure et chevaleresque,chaque femme, et non seulement Édith, était assise bien haut, commesur un trône, entourée de mille qualités mystiques et de vertus quila plaçaient au-dessus du monde rude des hommes. On trouvait de lajoie à son contact, mais aussi de la crainte ; crainte que sonpropre manque de mérite ; sa langue peu habituée ou quelquemanière peu délicate ne vînt briser ces liens qui l’unissaient àcette chose tendre. Telle était sa pensée au moment où le chevalblanc s’avança vers lui. Mais aussitôt ses vagues frayeurs furentapaisées par la voix fraîche de la jeune fille, qui agita sacravache pour le saluer.

– Salut à vous, Nigel ! luicria-t-elle. Où donc courez-vous ce soir ? Je suis biencertaine que ce n’est point pour voir vos amis de Cosford, carjamais vous n’avez revêtu si beau pourpoint pour nous. Allons,Nigel, son nom afin que je la puisse haïr pour toujours !

– Non, Édith, répondit le jeune homme enriant à la souriante damoiselle. C’est en fait à Cosford que je merends.

– Alors donc je n’irai point plus loin etm’en retournerai avec vous. Comment me trouvez-vous ?

La réponse de Nigel se lut dans ses yeuxlorsqu’il regarda le frais minois, les cheveux d’or, les prunelleséclatantes et l’élégante silhouette revêtue d’une tenue d’écuyèreécarlate et noir.

– Vous êtes toujours aussi jolie,Édith.

– Fi, quelle froideur de langage !Vous avez été élevé pour vivre dans un cloître et non dans leboudoir d’une dame, mon pauvre Nigel. Si j’avais posé pareillequestion au jeune Sir George Brocas ou au squire de Fernhurst, ilsn’auraient point tari d’éloges depuis ce moment jusqu’à Cosford.Ils sont tous deux bien plus de mon goût que vous, Nigel.

– Voilà qui est bien triste pour moi,Édith.

– Certes, mais il ne faut point perdrecourage.

– L’aurais-je déjà perdu ?

– Voilà qui est mieux. Vous pouvez avoirl’esprit vif lorsque vous le voulez, maître Malapert, mais vousêtes mieux fait pour parler de choses élevées et ennuyeuses avec masœur Mary. Elle ne goûterait guère la courtoisie et les fadaises deSir George, et moi, j’en suis folle. Mais dites-moi, Nigel,qu’est-ce donc qui vous amène à Cosford, ce soir ?

– Je viens vous faire mes adieux.

– À moi seule ?

– Non, Édith, à vous, à votre sœur Maryet au bon chevalier votre père.

– Sir George m’eût dit qu’il était venupour moi seule. Ah, que vous voilà pauvre courtisan à côté delui ! Ainsi donc, c’est vrai Nigel ? Vous partez pour laFrance ?

– Oui, Édith.

– C’est ce que m’avait rapporté la rumeuraprès le passage du roi à Tilford. On prétendait qu’il allaitpartir pour la France et que vous l’accompagneriez. Est-cevrai ?

– Oui, Édith, c’est la vérité.

– Dites-moi donc de quel côté vous allez,et quand.

– Cela, hélas, je ne le puis dire.

– Oh, en vérité ?

Elle rejeta la tête en arrière et se tut, leslèvres serrées et la colère dans les yeux. Nigel la regarda,surpris et désespéré.

– Il me semble, Édith, dit-il enfin, quevous faites bien peu de cas de mon honneur en souhaitant que je netienne point la parole donnée.

– Votre honneur vous appartient et mesdésirs sont miens, dit-elle. Vous tenez à l’un. Je veux, moi, teniraux autres.

Ils poursuivirent en silence jusqu’au villagede Thursley. Mais à ce moment, elle eut une pensée. Elle en oubliaaussitôt sa colère pour s’abandonner à sa nouvelle fantaisie.

– Que feriez-vous, Nigel, si j’étaisoffensée ? J’ai ouï dire à mon père que, si petit que voussoyez, il n’est pas un homme dans le pays qui puisse vous résister.Seriez-vous mon chevalier servant, si l’on me faisaittort ?

– N’importe quel gentilhomme de sangnoble se ferait sans doute le chevalier servant d’une dame à qui ileût été fait tort.

– Oui, n’importe quel chevalier etn’importe quelle dame ! Qu’est-ce donc que cette façon deparler ? Croyez-vous que ce soit un compliment ? Jeparlais de vous et de moi. Si l’on me faisait tort, seriez-vous monchevalier ?

– Mettez-moi à l’épreuve, Édith.

– C’est ce que je vais faire, Nigel. SirGeorge Brocas et le squire de Fernhurst feraient tous deux avecplaisir ce que je leur demanderais, mais c’est vers vous que je metourne, Nigel.

– Je vous prie de me dire de quoi ils’agit.

– Vous connaissez Paul de la Fosse deShalford ?

– Vous voulez dire ce petit hommebossu ?

– Il n’est pas plus petit que vous,Nigel. Quant à son dos, je sais bien des gens qui aimeraient avoirson visage.

– Je ne suis point juge de cela, et cen’était point par manque de courtoisie que je parlais ainsi. Maisqu’y a-t-il au sujet de cet homme ?

– Il m’a raillée, Nigel, et j’en veuxtirer vengeance.

– Quoi ?… Cette pauvre créaturedifforme ?

– Je vous dis qu’il m’aoffensée !

– Mais comment ?

– J’aimais à croire qu’un vrai chevalieraurait couru à mon aide sans me poser toutes ces questions. Mais jevous le dirai donc, puisqu’il le faut. Sachez qu’il est un de ceuxqui m’ont fait la cour en prétendant m’épouser un jour. Ensuite,simplement parce qu’il a estimé que d’autres m’étaient aussi chersque lui-même, il m’a délaissée et s’en est allé courtiser MaudeTwynham, cette petite villageoise friponne, au visage couvert detaches de son.

– Mais comment en avez-vous pu êtreoffensée, puisque vous ne voulez point de cet homme ?

– Il était l’un de mes soupirants,n’est-ce pas ? Il s’est joué de moi avec cette gamine. Il luia dit des choses sur mon compte, il m’a ridiculisée à ses yeux…Oui, oui, je le vois sur son visage de safran et dans son regardvitreux lorsque nous nous rencontrons sous le porche de lachapelle, le dimanche. Elle sourit… oui, elle sourit en meregardant. Nigel, allez le trouver ! Ne le tuez point ni ne leblessez, mais ouvrez-lui simplement le visage d’un coup de votrecravache, après quoi vous reviendrez vers moi pour me dire en quoije puis vous servir.

Le visage de Nigel était hagard, car le combatqui se livrait en lui-même était crucial. Le désir bouillonnaitdans ses veines, cependant que sa raison le faisait frissonnerd’horreur.

– Par saint Paul, Édith !s’écria-t-il. Je ne vois point l’honneur ni le profit à retirer dece que vous me demandez là. Siérait-il que j’aille frapper un hommequi ne vaut guère mieux qu’un paralytique ? Non. Je ne puisfaire cela et vous prie, gente Dame, de me trouver une autreépreuve.

Elle lui lança un regard de mépris.

– Et vous êtes un homme d’armes !s’écria-t-elle en riant amèrement. Vous avez peur d’un petit hommequi peut à peine marcher… Que oui, que oui, dites ce que bon voussemblera, mais je prétendrai toujours, moi, que vous avez entenduparler de son courage et de son adresse aux armes, et que le cœurvous a manqué. Vous avez raison, Nigel, c’est en effet un hommedangereux. Si vous aviez fait ce que je vous demandais, il auraitpu vous pourfendre. Et, ainsi faisant, vous me prouvez votresagesse.

Nigel rougit et fronça les sourcils devantl’insulte, mais il ne dit mot, car son esprit luttait ardemmentau-dedans de lui-même pour conserver vivace la haute image qu’ils’était faite de cette femme qui, un moment, s’était trouvée sur cepoint de déchoir à ses yeux. Côte à côte et silencieux, le jeunehomme et la jeune damoiselle élancée, le destrier jaune et le blancgenet remontèrent le sentier sablonneux et serpentant entre lesajoncs et la fougère arborescente qui s’élevaient à hauteurd’homme. Mais bientôt le chemin passa sous une entrée portant leshures de Buttesthorn et, devant eux, s’étendit la maison basse etlongue, lourdement chargée de bois résonnant sous les abois deschiens. Le chevalier, homme haut en couleur, s’avança les brastendus et, la voix tonnante :

– Tudieu, Nigel, rugit-il, sois lebienvenu ! Je croyais que tu avais délaissé tes vieux amisdepuis que le roi avait fait tant de cas de toi… Paix,Lydiard ! Couché, Pelamon : j’entends à peine ma proprevoix. Holà, Mary, une coupe de vin pour le jeune squireLoring !

Mary se tenait dans l’embrasure de la porte,grande, mystérieuse, silencieuse, avec son visage étrange etempreint de sagesse, ses grands yeux interrogateurs reflétant larichesse de son âme. Nigel baisa la main qu’elle lui tendait et, enla voyant, il recouvra aussitôt sa confiance et son respect pour lafemme. Sa sœur s’était faufilée derrière elle et son visage sourit,comme pour exprimer son pardon par-dessus l’épaule de Mary.

Le chevalier de Dupplin pesa de tout son poidssur le bras du jeune homme et s’avança en clopinant à travers lagrande salle au haut plafond, vers son large siège de chêne.

– Allons, allons, Édith, un siège !cria-t-il. Aussi vrai que Dieu est ma foi, cette jeune fille estenvironnée de galants autant qu’un grenier de rats. Alors, Nigel,on m’a raconté d’étranges choses sur tes passes d’armes à Tilfordet sur la visite que te fit le roi. Comment est-il ? Et monbon ami Chandos ? Ah, en avons-nous passé de bonnes heuresdans les bois ! Avec Manny aussi, qui a toujours été unaudacieux et rude cavalier. Quelles nouvelles m’apportes-tud’eux ?

Nigel raconta au vieux chevalier tout ce quis’était passé, ne disant que peu de chose de ses succès, maisbeaucoup de son échec. Cependant, les yeux de la jeune femme auxcheveux noirs brillaient d’un éclat plus vif à écouter, assise à satapisserie.

Sir John suivit l’histoire avec un feu roulantde jurons, de prières, de serrements de poings et de coups decanne.

– Eh bien, mon garçon, tu n’auraisvraiment pu espérer tenir contre Manny, mais tu t’es vaillammentcomporté. Nous sommes fiers de toi, Nigel, car tu es un homme dechez nous, élevé au pays de la bruyère. Mais j’ai honte que tu nesois point mieux versé dans les mystères sylvestres, d’autant plusque je fus ton maître – et personne dans toute la grande Angleterrene s’y connaît davantage. Remplis ta coupe, je te prie, pendant queje mets à profit le peu de temps qui nous reste.

Et aussitôt le vieux chevalier entreprit uncours, aussi long qu’ennuyeux, sur les époques d’accouplement, lessaisons particulières à chaque oiseau, avec de nombreusesanecdotes, illustrations, règles et exceptions, le tout tiré de sonexpérience personnelle. Il parla aussi des différents rangs de lachasse : comment le lièvre, le cerf et le sanglier prenaientle pas sur le chevreuil, le daim, le renard, la martre et lebrocard, alors que ceux-ci venaient encore avant le blaireau, lechat-cervier et la loutre qui constituaient le monde le plus humblede la gent animale. Il parla encore des taches de sang :comment le bon chasseur peut voir au premier coup d’œil si le sangest sombre et écumant, ce qui signifie une blessure mortelle, ous’il est clair et léger, ce qui signifie que la flèche a touché unos.

– À ces signes, ajouta-t-il, tu pourrasdécider s’il convient de lâcher les chiens qui gênent le daimtouché dans sa fuite. Mais par-dessus tout, je te prie d’êtreprudent dans l’usage des termes, de crainte de commettre une bévueà table, ce qui permettrait à ceux qui s’y connaissent mieux de segausser de toi. Nous qui t’aimons en aurions honte.

– Non, sir John. Je crois qu’après vosleçons, je pourrai tenir ma place parmi les autres.

Le vieux chevalier secoua sa vieille têteblanche d’un air de doute.

– Il y a tant à apprendre qu’on nepourrait dire de personne qu’il sait tout. Ainsi, par exemple,Nigel, chaque animal de la forêt, chaque oiseau qui vole dans lesairs a son nom propre, afin qu’on ne puisse confondre.

– Je le sais, seigneur.

– Tu le sais, Nigel, mais tu ne connaispoint tous ces noms, sans quoi tu serais bien plus instruit que jene le crois. En vérité, personne ne peut dire qu’il les connaîttous, bien qu’un jour, à la cour, j’aie tenu la gageure d’enpouvoir citer quatre-vingt-six. Mais on prétend que le veneur enchef du duc de Bourgogne en a dénombré plus de cent – cela dit, jecrois qu’il en a imaginé, car il n’y avait là personne pour lecontredire. Réponds-moi, mon garçon, comment dirais-tu que tu as vudix blaireaux dans la forêt ?

– Un groupe de blaireaux, seigneur.

– Bravo, Nigel, bravo sur ma foi !Et si tu te promenais dans la forêt de Woolmer et que tu rencontresplusieurs renards, que dirais-tu ?

– Les renards vont en bande.

– Et s’il s’agit de lions ?

– Il est peu vraisemblable, seigneur, queje rencontre des lions dans la forêt de Woolmer.

– Bien sûr, mon garçon, mais il y ad’autres forêts que celle de Woolmer et d’autres pays que notreAngleterre. Et qui pourrait dire jusqu’où ira un preux chevaliercomme Nigel de Tilford, aussi longtemps qu’il verra de l’honneur àgagner ? Disons que tu te trouves dans les déserts de la Nubieet que, dans la suite, à la cour du grand sultan, tu veuilles direque tu as rencontré plusieurs lions. Que diras-tu ?

– Je crois, seigneur, que je mecontenterais de dire que j’ai vu plusieurs lions, en supposant queje sois encore capable de parler après d’aussi merveilleusesaventures.

– Que non, Nigel, un chasseur aurait ditqu’il avait vu une famille de lions, ce qui aurait prouvé qu’ilconnaissait le langage de la chasse. Et maintenant, s’il s’étaitagi de sangliers, au lieu de lions ?

– Certains parlent toujours de sanglierau singulier.

– Mettons qu’il se soit agi de porcssauvages ?

– Certainement un troupeau de porcssauvages.

– Que non, mon garçon ! Il est bientriste de constater comme tu sais peu. Tes mains, Nigel, onttoujours été meilleures que ta tête. Il n’est point un homme debonne naissance qui parlerait d’un troupeau de porcs. C’est làlangage de manant. C’en est un lorsqu’on les conduit, maislorsqu’on les chasse, c’est autre chose. Comment dirais-tu,Édith ?

– Je ne le sais point, répondit la jeunefille sans honte.

Elle étreignait dans la main un billet qu’unvarlet venait d’y glisser et ses yeux bleus regardaient au loinvers les ombres du plafond.

– Mais toi, tu nous le pourras dire,Mary.

– Certainement, seigneur, on dit unetroupe de porcs sauvages.

Le vieux chevalier exulta.

– Voilà une élève qui ne m’a jamais faithonte. Qu’il s’agisse de chevalerie, d’héraldique, de chasse àcourre ou de quoi que ce soit, je puis toujours me tourner versMary. Elle pourrait faire rougir plus d’un homme.

– Dont moi ; fit Nigel.

– Ah, mon garçon, tu es un Salomon à côtéde certains d’entre eux. Écoute donc, pas plus tard que la semainepassée, ce ridicule jeune Lord de Brocas se trouvait ici etprétendait avoir vu une compagnie de faisans dans les bois. Un telparler eût été la ruine du jeune seigneur à la cour. Commentaurais-tu dit, Nigel ?

– Bien certainement, seigneur, j’auraisdit une troupe de faisans.

– Bravo, Nigel… Une troupe de faisans,tout comme on dit une troupe d’oies, un vol de canards, une bandede bécasses ou une volée de bécassines. Mais une compagnie defaisans ! Quel langage est-ce là ? Je l’ai fait s’asseoirlà où tu te trouves, Nigel, et j’ai vu le fond de deux pots de vindu Rhin avant que de le laisser partir. Eh bien, malgré cela, jecrains bien qu’il n’ait pas tiré grand profit de la leçon, car iln’avait d’yeux que pour Édith, alors qu’il aurait dû n’avoird’oreilles que pour moi… Mais où est-elle ?

– Elle est partie, père.

– Elle se retire toujours lorsqu’elle al’occasion d’apprendre quelque chose d’utile. Mais le souper vaêtre prêt bientôt et nous avons un jambon de sanglier, tout fraisde la forêt, sur lequel je voudrais avoir ton avis, Nigel, en plusde quoi nous avons encore un pâté de venaison provenant des chassesmêmes du roi. Le garde forestier et les verdiers ne m’ont pointoublié encore et mon garde-manger est toujours bien garni. Souffletrois fois dans cette corne, Mary, afin que les varlets dressent latable, car l’ombre qui s’étend et ma ceinture qui me serre moinsm’annoncent qu’il est l’heure.

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