Sir Nigel

Chapitre 14COMMENT NIGEL CHASSA LE FURET ROUGE

Ils franchirent un gué, suivirent un cheminqui s’élevait en lacet puis, après avoir satisfait aux questionsposées par une garde d’hommes d’armes, ils furent autorisés àpasser l’arche de la porte Pipewell. Là, les attendant au milieu dela rue, clignant de son œil unique, le soleil illuminant sa barbecouleur citron, se tenait Chandos en personne, les jambes écartées,les mains derrière le dos et un charmant sourire sur son étrangevisage au nez relevé.

– La bienvenue, Nigel ! cria-t-il,et à toi aussi, brave archer. Je me promenais par hasard sur lesmurs de la ville et, à la couleur de votre cheval, j’ai pensé quece devait être vous que je voyais sur la route d’Udimore. Avez-vousfait bon voyage, jeune paladin ? Avez-vous défendu des ponts,sauvé de jeunes damoiselles ou abattu des oppresseurs sur votrechemin depuis Tilford ?

– Non, mon bon seigneur, je n’ai accompliaucune action d’éclat. Une fois seulement, j’eus l’espoir…

Il se tut et rougit au souvenir.

– Je vous donnerai plus que de l’espoir,Nigel. Je vais vous conduire en un endroit où vous pourrez plongerles deux bras jusqu’au coude dans le danger et l’honneur, où lepéril se couchera à vos côtés pour la nuit et se lèvera le matinavec vous. L’air même que vous respirerez en sera chargé. Yêtes-vous prêt, jeune seigneur ?

– Je ne puis faire qu’une chose, nobleseigneur : prier pour que mon courage soit à la hauteur dudanger.

Chandos eut un sourire d’approbation et posaune fine main brune sur l’épaule du jeune homme.

– Bien ! dit-il. Le chien quin’aboie point est celui qui mord le plus fort, alors que le bavardse trouve toujours derrière. Restez ici avec moi, Nigel, etpromenons-nous sur les remparts. Quant à toi, archer, mène leschevaux à l’enseigne du Genêt dans la rue haute et dis àmes varlets de les embarquer à bord de la barque Thomasavant la tombée de la nuit. Nous mettons à la voile à la deuxièmeheure après le couvre-feu… Venez de ce côté, Nigel, jusqu’à cettetourelle de coin, et je vous montrerai quelque chose que vousn’avez jamais vu.

Ce n’était qu’un faible nuage indistinct surles eaux bleues, vu de Dungeness Point et, cependant, cette vue fitvenir le rouge aux joues du jeune homme, activa la circulation deson sang dans ses veines. C’était la côte de France, terre dechevalerie et de gloire, théâtre où se faisaient les noms et lesgloires. Tandis que ses yeux brûlants la regardaient, son cœur seréjouit en songeant que l’heure était proche où il allait enfinfouler le sol sacré. Puis son regard traversa l’immense bras de merbleue parsemée de voiles de bateaux de pêche, pour s’arrêter sur ledouble port, à ses pieds, bondé de vaisseaux de toutes formes et detoutes tailles, des palandries et des ussiers qui étaient amarréstout au long de la côte, jusqu’aux grandes prames et aux galèresqui faisaient office de vaisseaux de guerre ou de navires marchandssuivant les circonstances. L’une d’elles prenait la mer au momentmême. C’était une immense galéasse qui s’éloignait au son destrompettes et des coups de tambourins ; le pavillon de saintGeorges flottait au-dessus de la grand-voile pourpre et les pontsluisaient d’un bout à l’autre sous l’éclat de l’acier. Nigel poussaun cri de joie devant la beauté de la scène.

– Ah, mon garçon, fit Chandos, c’est leTrinity of Rye, celui même sur lequel je me suis battu àSluys. Ce jour-là, le sang dégoulinait sur le pont, de la prouejusqu’à la poupe. Mais tournez le regard de ce côté, je vous prie,et dites-moi si vous voyez quelque chose d’étrange dans cetteville.

Nigel regarda la grand-rue toute droite, latour Roundel, la belle église Saint-Thomas et les autres bâtimentsde Winchelsea.

– Tout cela est neuf, dit-il, l’église,le château, les maisons, tout est neuf.

– C’est exact, mon garçon. Mon grand-pèrepourrait encore se souvenir de l’époque où les lapins seulsvivaient sur ces rochers. La ville était tout là-bas près de lamer, mais un jour la tempête s’est levée et il n’est pas resté uneseule maison… Voyez, là-bas se trouve Rye, perché sur une collineégalement. Ces deux villes sont comme des moutons apeurés lorsquela mer monte. Mais là-bas, sous les eaux bleues et aux pieds deCamber Sand, gît la vraie ville de Winchelsea – tour, cathédrale,murailles et tout, telle que mon grand-père l’a connue lorsque lepremier Édouard était encore jeune sur le trône.

Pendant plus d’une heure, Chandos arpenta lesremparts avec le jeune écuyer à ses côtés, parlant de ses devoirs,des secrets et de l’adresse dans l’art de la guerre, à un Nigel quibuvait ses paroles et les fixait dans sa mémoire. Plus d’une foisdans le cours de sa vie, alors qu’il se trouvait dans la détresseou le danger, il devait reprendre courage en se souvenant de cettelente promenade entre la mer bleue d’un côté et la jolie petiteville de l’autre, et du vieux guerrier, chevalier au noble cœur,qui lui donnait des conseils et des avis tout comme un maîtreartisan à un apprenti.

– Peut-être, mon garçon, êtes-vous commetant de ces jeunes qui s’en vont en guerre et savent tant déjà quec’est peine perdue que de leur donner des conseils…

– Que non, bon seigneur, je ne sais rien,sinon que je ferai mon devoir et que j’y gagnerai un honorableavancement ou que je mourrai sur le champ de bataille.

– Vous êtes sage parce que vous êteshumble, fit Chandos, car celui qui en sait le plus long sur laguerre sait aussi qu’il y a beaucoup à apprendre. De même que lesrivières et les bois ont leurs secrets, la guerre elle aussi a lessiens qui permettent de gagner ou de perdre une bataille. Car lespeuples de toutes les nations sont courageux et, lorsqu’un brave semesure à un autre brave, la victoire de la journée revient à celuiqui est le plus sage et le plus rusé. Le meilleur chien courantsera pris en défaut s’il est mal conduit et le meilleur fauconreviendra sans sa proie s’il a été lâché au mauvais moment :de même, la meilleure armée peut échouer parce qu’elle est malcommandée. Dans toute la chrétienté, il n’y a point de meilleurschevaliers ni écuyers que ceux de France et pourtant nous les avonsdéjà vaincus parce que, lors de nos guerres d’Écosse et d’ailleurs,nous avons appris beaucoup de ces secrets dont je vous parlais.

– Est-ce là que réside votre sagesse,noble seigneur ? demanda Nigel. Je voudrais moi aussi gagnercette sagesse et apprendre à combattre, tant avec l’esprit qu’avecl’épée.

Chandos secoua la tête et sourit :

– C’est dans la forêt et sur les downsque vous apprenez à jeter votre faucon ou à lâcher vos chiens.Ainsi donc, c’est dans les camps et sur les champs de bataillequ’on s’initie aux arcanes de la guerre. C’est là que tous lesgrands capitaines sont devenus des maîtres. Et pour cela, il fautavoir beaucoup de sang-froid, penser rapidement, être aussimalléable que la cire avant que le plan d’action soit formé, maisaussi dur que l’acier lorsqu’il est conçu. Il faut toujours setenir en alerte, être prudent, mais, avec jugement, transformercette prudence en hardiesse lorsqu’on peut tirer un grand profitd’un petit risque. Il faut avoir l’œil sur le pays, sur le cours dela rivière, sur le flanc de la colline, sur le couvert du bois etsur la ligne verte des fondrières.

Le pauvre Nigel, qui avait fondé tous sesespoirs sur sa lance et sur Pommers pour lui frayer un chemin versla gloire, resta confondu devant tant de nécessités.

– Hélas ! s’écria-t-il, commentacquérir tout cela, moi qui ai à peine pu apprendre à lire et àécrire, même si le bon père Matthew me brisait chaque jour uneverge de coudrier sur les épaules.

– Vous acquerrez cela, mon fils, oùd’autres l’ont acquis avant vous. Vous possédez la première et plusgrande qualité : un cœur de feu où beaucoup d’autres cœursplus froids pourraient puiser une étincelle. Mais il vous fautapprendre aussi ce que la guerre nous a appris à tous dans l’ancientemps. Nous savons, par exemple, que des cavaliers seuls ne peuventespérer vaincre contre de bons soldats de pied. Cela a été tenté àCourtrai, à Stirling et, sous mes yeux, à Crécy, où la chevaleriefrançaise est tombée devant nos archers.

Nigel le regarda en fronçant les sourcils.

– Noble seigneur, mon cœur devient lourdà vous entendre. Vous prétendez donc que notre chevalerie ne peutrien contre les archers, hallebardiers et autres ?

– Non, Nigel, car il a aussi été prouvéclairement que les meilleurs soldats de pied ne peuvent tenircontre des cavaliers en cortes de mailles.

– Mais à qui donc va la victoire ?demanda Nigel.

– À celui qui sait employer cavaliers ethommes de pied, usant les uns pour supporter les autres.Séparément, ils sont trop faibles. Ensemble, ils sont très forts.L’archer qui affaiblit les lignes ennemies, et le cavalier qui lesrompt lorsqu’elles sont affaiblies, ainsi que cela se produisit àFalkirk et à Dupplin, voilà le secret de notre force. Mais à proposde cette bataille de Falkirk, je vous prie de m’accorder votreattention pendant un moment.

De sa cravache, il se mit à tracer sur lesable le plan de cette bataille écossaise. Nigel, les sourcilsfroncés, faisait de vigoureux efforts pour concentrer son pauvreesprit afin de profiter de la leçon, lorsque leur conversation futinterrompue par l’arrivée d’un étrange personnage.

C’était un petit homme trapu, rouge etessoufflé, qui courait sur les remparts comme s’il eût été balayépar le vent. Ses cheveux ébouriffés et sa grande cape noireflottant autour de lui, il était vêtu à la manière d’un respectablecitoyen : justaucorps noir bordé de sable, chapeau de veloursnoir avec une plume blanche. En apercevant Chandos, il poussa uncri de joie et hâta le pas, à tel point que, lorsqu’il lesrejoignit, il ne put plus que rester là à reprendre son souffle enagitant les mains.

– Prenez votre temps, bon maîtreWintersole, prenez votre temps ! fit Chandos d’une voixdouce.

– Les papiers ! souffla le petithomme. Oh, seigneur Chandos, les papiers !

– Eh bien quoi, les papiers,messire ?

– Je vous jure, par mon bon patron saintLéonard, que ce n’est point ma faute. Je les avais enfermés dans lecoffre. Mais la serrure en a été forcée et le coffre vidé.

Une ombre de colère passa sur le visage dusoldat.

– Et maintenant, messire le lord-maire,reprenez vos esprits et ne restez point là à bredouiller comme unenfant de trois ans. Vous dites donc que quelqu’un s’est emparé despapiers ?

– C’est la vérité, bon seigneur. C’est latroisième fois que je suis lord-maire de cette ville, et quinze ansdurant je fus bourgeois et jurat, mais jamais une affaire publiquequi m’était confiée n’a mal tourné. Le mois dernier encore, unordre nous est arrivé de Windsor, un mardi, commandant un banquetpour le vendredi avec mille soles, quatre mille plies, deux millemaquereaux, cinq mille crabes, mille homards, cinq millemerlans…

– Je ne doute point, messire magistrat,que vous ne soyez un excellent marchand de poissons ! Mais ils’agit ici de papiers que je vous ai confiés. Oùsont-ils ?

– Enlevés, bon seigneur…Partis !

– Et qui a osé les prendre ?

– Hélas ! je ne le sais point !Je n’avais pas quitté mon bureau pour plus d’un angélus, comme vousdiriez, et lorsque je suis revenu, le coffre était là, forcé etvide, sur ma table.

– Vous ne soupçonnez personne ?

– Il y a bien un varlet qui n’est entré àmon service que depuis quelques jours. Il est introuvable et j’ailancé des cavaliers sur les routes d’Udimore et de Rye pour sesaisir de lui. Avec l’aide de saint Léonard, ils ne pourront lemanquer, car on peut le reconnaître à ses cheveux à une portée deflèche.

– Ils sont rouges ? demanda Chandos.Sont-ils rouges comme les poils du renard ? Quant à l’homme,est-il petit avec le visage marqué de taches de grain ? Sesmouvements ne sont-ils pas très vifs ?

– C’est cela même.

Chandos brandit un poing fermé, puis sedirigea vivement vers la rue.

– Encore Pierre le Furet Rouge !dit-il. Je le connais de longtemps : en France, il nous a faitplus de tort qu’une compagnie entière d’hommes d’armes. Il parlel’anglais aussi bien que le français, et il est si audacieux etrusé qu’il n’y a point de secrets pour lui. Je ne sais pointd’homme plus dangereux dans toute la France car, bien qu’il soit ungentilhomme par le sang et par son blason, il joue un rôle d’espionqui comporte plus de danger et donc plus d’honneur.

– Mais, mon bon seigneur, s’écria lelord-maire en courant pour rester à la hauteur du guerrier quimarchait à grandes enjambées, je sais que vous m’avez demandé deprendre soin de ces papiers, néanmoins ils ne contenaient rien debien important : ils disaient simplement que desapprovisionnements seraient envoyés derrière vous à Calais.

– Et cela n’est rien ? cria Chandos,impatient. Ne voyez-vous point, ô ridicule messire Wintersole, queles Français se doutent que nous sommes sur le point de nous livrerà quelque entreprise, et qu’ils ont envoyé Pierre le Furet Rouge,ainsi qu’ils l’ont fait maintes fois auparavant, pour apprendre ceque nous tentions ? Maintenant qu’il sait que lesapprovisionnements sont destinés à Calais, les Français autour dela ville en seront prévenus et le plan du roi sera réduit ànéant.

– Dans ces conditions, il partira parmer. Nous pouvons encore l’arrêter car il n’a pas une heured’avance.

– Il est possible qu’un bateau l’attendeà Rye ou Hythe, mais il est plus probable que tout soit prêt pourson départ ici… Ah, voyez là-bas ! Je gage que le Furet Rougeest à bord.

Chandos s’était arrêté devant son hostellerieet désignait le port extérieur qui se trouvait à deux millesau-delà de la plaine verte. Un long canal le reliait au bassinintérieur s’étendant en bas de la colline qu’escaladait la ville.Entre les deux pointes formées par les jetées incurvées, une petitegoélette fonçait vers la mer, piquant du nez et se redressantdevant une forte brise du sud.

– Ce n’est point un bateau de Winchelsea,fit le lord-maire. Il est plus long que les nôtres et il a le bauplus large.

– Les chevaux ! Amenez leschevaux ! cria Chandos. Venez, Nigel, occupons-nous de cetteaffaire !

Une foule de varlets, archers et hommesd’armes pullulait autour de l’enseigne du Genêt, chantant,braillant et plaisantant en bonne camaraderie. L’apparition de lahaute silhouette de Chandos ramena aussitôt de l’ordre parmi eux eten quelques minutes les chevaux furent sellés. Une course à serompre le cou sur une pente raide puis un galop sur les deuxmilles, et ils rejoignaient le bassin extérieur. Une douzaine debateaux y étaient ancrés, prêts à partir pour Bordeaux ou LaRochelle, et les quais étaient encombrés de matelots, decultivateurs et de citadins, de fûts de vin et de balles delaine.

– Qui est le maître du port ?demanda Chandos en sautant à bas de son cheval.

– Badding ! Où est CookBadding ? Badding est le maître du port ! crièrentplusieurs voix.

Un moment plus tard, un petit homme râblé, aucou de taureau, au coffre puissant, se frayait un chemin à traversla foule. Il était vêtu de laine rousse et grossière et portait unbout de tissu écarlate autour de sa chevelure noire et bouclée. Ilavait roulé ses manches jusqu’aux épaules, et ses bras bruns,maculés de graisse et de goudron, ressemblaient à deux grossesbranches noueuses d’une souche de chêne. Son sauvage visage bronzéétait fier et renfrogné, barré du menton à la tempe par la longuecicatrice blanche d’une blessure mal soignée.

– Et alors, messires gentilshommes, on nepeut plus attendre son tour ? gronda-t-il de sa grosse voixcoléreuse. Ne voyez-vous point que nous sommes occupés à touer laRose de Guyenne au milieu du courant en vue dujusant ? Est-ce un moment pour venir déranger les gens ?Vos affaires seront mises à bord en leur temps, je vous le promets.Retournez donc en ville et allez vous amuser comme vous le pourrez.Ainsi mes amis et moi pourrons faire notre travail sans êtredérangés.

– C’est le seigneur Chandos ! criaquelqu’un dans la foule. C’est le bon Sir John.

En un instant la rudesse du maître du port setransforma en un large sourire.

– Et alors, sir John, quedésirez-vous ? Je vous prie de me pardonner si j’ai été un peuvif mais nous, gardiens de port, sommes toujours dérangés par dejeunes seigneurs ridicules qui viennent s’interposer entre notretravail et nous-mêmes et nous accusent de ne pas transformer unjusant en marée haute ou un vent du sud en norois. Je vous priedonc de me dire en quoi je puis vous servir.

– Ce bateau ! fit Chandos endésignant du doigt la voile déjà lointaine qui montait etdescendait sur les vagues. Quel est-il ?

Cook Badding porta sa main en visière.

– Il vient tout juste de partir. C’est laPucelle, petite goélette de Gascogne, qui s’en retournechez elle avec un chargement de douves pour tonneaux.

– Un homme n’est-il point monté à bord audernier moment ?

– Non, je ne sais pas. Je n’ai vupersonne.

– Moi, je sais, cria un matelot dans lafoule. Je me trouvais sur l’appontement quand j’ai été presque jetéà l’eau par un gaillard roux qui soufflait comme s’il avait courudepuis la ville. Avant que j’aie pu l’appréhender, il avait sauté àbord, les autres avaient jeté les filins et le bateau pointait dunez vers la haute mer.

Chandos expliqua toute la situation enquelques mots à Badding tandis que la foule se pressait autourd’eux.

– Oui, oui, cria le matelot, le bon SirJohn a raison. Voyez ! C’est vers la Picardie et non laGascogne qu’elle se dirige, malgré son chargement de douves.

– Alors, il nous faut l’aborder !cria Cook Badding. Allons, mes amis, ma Marie-Rose estprête à partir. Qui veut faire une petite promenade avec une bellebagarre à la fin ?

Il y eut une bousculade vers le bateau mais levigoureux petit gaillard choisit ses hommes.

– Retourne, Jerry ! Je sais que tues plein de cœur, mais tu es devenu trop gras pour travailler… Toi,Luke, et toi, Thomas, et les deux Deedes et William de Sandgate,vous manierez le bateau. Maintenant, il me faut quelques hommes demain. Venez-vous aussi, bon seigneur ?

– Je vous prie, seigneur, de me laisseraller ! s’écria Nigel.

– Oui, Nigel, vous pouvez y aller.J’apporterai vos affaires à Calais cette nuit.

– Je vous y retrouverai, seigneur, etavec l’aide de saint Paul, j’aurai le Furet Rouge avec moi.

– À bord ! À bord ! Le tempspasse ! cria Badding, impatient.

Les matelots halaient déjà les cordages ethissaient la grand-voile.

– Et maintenant, mon bon messire, quiêtes-vous ?

Il s’adressait à Aylward qui avait suivi Nigelet se frayait un chemin pour monter à bord.

– Où va mon maître, je vais aussi,répondit Aylward. Arrière, marin d’eau douce, ou il pourrait t’encuire !

– Par saint Léonard, archer, fit CookBadding, si j’en avais le temps, je te donnerais une leçon avant departir. Arrière, et fais place aux autres !

– Non ! C’est toi qui reculeras pourmoi ! cria Aylward qui, saisissant Badding à la taille, lejeta dans le bassin.

Il y eut un cri de colère dans la foule carBadding était le héros des Cinq Ports et n’avait jamais rencontréadversaire à sa taille. Son épitaphe existe encore, où l’on peutlire qu’il « ne trouva jamais le repos avant d’avoir combattuà son goût ». Ainsi donc, lorsque, après avoir nagé comme uncanard, il atteignit un cordage et se hissa à la force des poignetssur le quai, tous regardèrent, muets, en se demandant ce qui allaitarriver à l’audacieux étranger. Mais Badding éclata de rire en sefrottant les yeux et les cheveux pour en chasser l’eau salée.

– Tu as bien gagné ta place,archer ! Tu es l’homme qu’il nous faut ! Où est BlackSimon de Norwich ?

Un grand jeune homme sombre au long visagesérieux s’avança.

– Me voici, Cook, dit-il, et je te remerciepour ma place.

– Tu peux venir, Hugh Baddlesmere, ettoi, Hal Masters, et toi aussi, Dicon de Rye. Cela suffira. Etmaintenant, en route, au nom de Dieu, sans quoi il fera nuit avantque nous puissions les rejoindre.

Déjà la grand-voile et les voiles de beaupréétaient en place, tendues par une centaine de mains volontaires, etle vent s’y engouffra. Donnant de la bande, et frémissant d’ardeurcomme un chien courant en liberté, la goélette se dirigea versl’ouverture du port et se trouva bientôt en pleine mer. C’était unefameuse goélette que la Marie-Rose de Winchelsea qui, avecson hardi commandant, Cook Badding, mi-commerçant, mi-pirate, avaitramené au port plus d’un riche cargo capturé au milieu du pas deCalais, et payé par du sang plus que par de l’argent. En dépit desa petite taille, sa grande vitesse et l’audace de son propriétaireavaient fait de son nom un synonyme de terreur tout au long descôtes françaises, et plus d’un Flamand passant dans cet étroit brasde mer avait épié avec anxiété le littoral du Kent, redoutant devoir soudain la maudite voile pourpre surchargée de son saintChristophe doré se détacher des falaises grises. Elle se trouvaitdéjà loin de la terre, avec le vent soufflant par bâbord, chaquepied de toile étant tendu, son étrave couverte d’écume, fendant lesvagues à toute allure.

Cook Badding arpentait le pont, la tête hauteet le port imposant, fixant tour à tour les voiles gonflées et,vers l’avant, le petit triangle blanc qui se détachait clairementsur le ciel bleu éclatant. Derrière eux se trouvaient les terresbasses des marais de Camber, avec les promontoires de Rye et deWinchelsea et la ligne des falaises dans le fond. À bâbord arrièrese dressaient les grands murs blancs de Folkestone et de Douvreset, plus loin, sur la ligne de l’horizon, le chatoiement grisâtredes falaises françaises vers lesquelles les fugitifs sedirigeaient.

– Par saint Paul, s’écria Nigel enregardant par-dessus les eaux houleuses, il me semble, maîtreBadding, que nous les rattrapons.

Le maître évalua la distance de son regardcalme puis tourna les yeux vers le soleil couchant.

– Nous avons encore quatre heures de jourdevant nous mais, si nous ne nous lançons pas à l’abordage avant lanuit, elle s’échappera car les nuits sont aussi noires quel’intérieur d’une gueule de loup et, si elle change de cap, je nesais comment nous pourrons la retrouver.

– À moins que vous ne puissiez devinervers quel port elle fait voile et l’atteindre avant elle.

– Bien pensé, mon petit maître ! Siles nouvelles sont destinées aux Français en dehors de Calais,alors Ambleteuse serait le plus près de Saint-Omer. Mais mes voilesgonflées font trois pas pour deux de ce lourdaud. Et, si le venttient, nous aurons tout le temps, et même à reperdre. Et alors,archer ? Tu ne sembles plus aussi ardent maintenant quelorsque tu es monté sur ce bateau en me jetant à l’eau.

Aylward se tenait assis sur un skiff retournésur le pont. Il gémissait péniblement et tenait son visage verdâtreentre les mains.

– Je te jetterais volontiers une fois deplus dans l’eau, si je pouvais à ce prix quitter ton maudit bateau.Ou, si tu veux ta revanche, je te serais reconnaissant de me jeterpar-dessus bord car je ne suis qu’un poids inutile sur ce navire.Je n’aurais jamais cru que Samkin Aylward pourrait être renduinoffensif par une heure d’eau salée. Maudit soit le jour où monpied a quitté la bonne bruyère rouge de Crooksbury !

Cook Badding éclata de rire.

– Allons, ne prends pas cela à cœur,archer, car de meilleurs hommes que toi et moi ont gémi sur cepont. Le prince fit cette traversée un jour sur mon bateau avec dixchevaliers choisis et je n’ai jamais vu plus tristes visages.Cependant, moins d’un mois après, ils avaient prouvé à Crécy qu’ilsn’étaient point des êtres faibles. Et je gage que tu feras de mêmelorsque le temps viendra. Cale ta grosse tête sur les planches et,tout à l’heure, tout ira bien. Mais nous la rattrapons ! Nousla rattrapons à chaque coup de vent.

Il était évident, même pour un œilinexpérimenté comme celui de Nigel, que la Marie-Rose serapprochait rapidement de l’autre bateau, lourd et trop large, quibalayait gauchement les vagues. En revanche le léger petit bateaude Winchelsea fonçait en sifflant et en laissant un bouillond’écume derrière lui, tel un faucon cherchant le vent pour fondresur un gros canard. Une demi-heure plus tôt, la Pucellen’était qu’un petit coin de toile. Mais, à ce moment, ils pouvaientdistinguer la coque noire, la forme des voiles et le bastingage.Une douzaine d’hommes au moins se tenaient sur le pont, et auscintillement des armes on comprenait qu’ils se préparaient àrésister. Cook Badding se mit en devoir d’inspecter ses forces.

Il disposait d’un équipage de sept mariniersvigoureux et hardis qui l’avaient déjà soutenu dans plus d’unebagarre. Ils étaient armés de glaives courts, mais Cook Baddingportait une arme qui lui était particulière, un marteau demaréchal-ferrant de vingt livres, dont le souvenir était encorevivace dans les Cinq Ports : il lui avait valu le surnom de« Pétard de Badding ». En plus de cela, il y avaitl’ardent Nigel, le mélancolique Aylward, Black Simon qui avait laréputation d’une fine lame et trois archers, Baddlesmere, Masterset Dicon de Rye, tous vétérans des guerres de France. Le nombre debras sur les deux bateaux devait être à peu près égal. MaisBadding, à contempler les visages résolus qui attendaient sesordres, ne conçut aucune crainte sur le résultat de l’entreprise.Cependant, en lançant un coup d’œil à la ronde, il remarqua quelquechose qui lui parut plus redoutable que la résistance que l’ennemipourrait leur opposer. Le vent qui avait faibli tomba soudain, sibien que les voiles pendirent lamentablement au-dessus des têtes.La bonace régnait tout autour d’eux jusqu’à l’horizon ; lesvagues s’étaient calmées pour ne plus former qu’une mer d’huile surlaquelle dansaient les deux bateaux. Le grand bout-dehors de laMarie-Rose grinçait à chaque mouvement : la finepointe tantôt s’élevait vers le ciel, tantôt redescendait versl’eau d’une façon qui arrachait des grognements au malheureuxAylward. Ce fut en vain que Cook Badding tira sur les voiles pourles tendre, ce fut en vain qu’il tenta de capter le moindre souffled’air ; en revanche, le capitaine français était un adroitmatelot qui savait prendre le vent dès qu’il y en avait.

À la fin, même ces légers souffless’éteignirent, et un ciel sans nuages s’étendit sur une mer lisse.Le soleil se couchait presque sur l’horizon derrière DungenessPoint et tout le ciel occidental était embrasé par l’astrecouchant. Au milieu de cette immense beauté et dans la paix de lanature, les deux petites taches, l’une avec une voile blanche,l’autre avec une pourpre, montaient et descendaient doucement augré des flots que le grand océan chassait dans la Manche. Ellesétaient bien petites sur le sein brillant des eaux et cependantelles symbolisaient toutes les passions humaines !

L’œil expérimenté du marin lui annonça qu’iln’y aurait aucun vent à espérer avant la tombée de la nuit. Ilregarda le français qui se trouvait à moins d’un quart de mille àl’avant et brandit le poing vers la rangée de têtes qu’on pouvaitvoir, appuyées au bastingage de la poupe. Quelqu’un agita unmouchoir blanc en signe de dérision et Cook Badding poussa unaffreux juron.

– Par saint Léonard de Winchelsea !Je frotterai bientôt mon flanc contre le sien ! Mettez leskiff à l’eau, mes amis, et deux d’entre vous au banc denage ! Fixe bien le filin au mât, Will. Va dans la barque,Hugh, et je ferai le second. Si nous ployons suffisamment le dos,nous pourrons les avoir avant que la nuit les couvre.

La légère embarcation fut rapidement descenduesur le côté et l’autre bout du câble fixé au banc arrière, CookBadding et ses camarades se mirent à nager comme s’ils voulaientrompre leurs avirons ; la petite goélette dansait légèrementsur les vagues. Mais un moment plus tard, un skiff plus grand étaitmis à l’eau sur le flanc du français et quatre nageurs vigoureux,entreprenaient de le faire avancer.

Lorsque la Marie-Rose avançait d’unyard, le français avançait de deux. Cook Badding se mit de nouveauen colère et brandit le poing. Il remonta à bord, le visagedégoulinant de sueur et assombri par la fureur.

– Malédiction ! Ils ont pris lemeilleur sur nous. Je ne puis plus rien faire ! Sir John aperdu ses papiers car, maintenant que la nuit est proche, je nevois plus le moyen de les rattraper.

Nigel, penché sur le bastingage, observaitavec attention les faits et gestes des marins en invoquantalternativement saint Paul, saint Georges et saint Thomas qu’ilsuppliait de leur donner un peu du vent qui les conduirait jusqu’àleur ennemi. Il était silencieux, mais dans sa poitrine son cœurbattait violemment. Son courage avait tenu tête à la mer et ilavait l’esprit trop occupé pour penser à ce qui avait étenduAylward sur le pont. Il n’avait jamais douté que Cook Baddingarriverait à son but d’une façon ou d’une autre mais, lorsqu’ilentendit ses dernières paroles découragées, il bondit et se planta,rouge de courroux, devant le marin.

– Par saint Paul, maître ! nousn’oserions plus jamais lever la tête, si nous ne tentions quelquechose encore. Accomplissons un exploit cette nuit sur mer ou alorsne revoyons jamais la terre, car nous ne pourrions trouver meilleurmoyen de gagner un honorable avancement.

– Avec votre permission, mon petitmaître, vous parlez comme un sot, fit le marin, revêche. Vous ettous ceux de votre sorte êtes comme des enfants avec l’eau bleuesous les pieds. Ne voyez-vous donc point qu’il n’y a pas de vent etque le français peut touer aussi vite que je le fais ? Quevoulez-vous faire encore ?

Nigel désigna du doigt la petite embarcationattachée à la proue.

– Descendons-y tous, dit-il, et attaquonsce bateau, ou périssons honorablement dans l’entreprise.

Ces fières paroles trouvèrent leur écho dansles cœurs rudes et courageux autour de lui. Les archers, autant queles marins, poussèrent un long cri. Même Aylward se redressa avecun triste sourire sur son visage couleur de cendrée.

Mais Cook Badding secoua la tête.

– Je n’ai jamais rencontré un homme quipût passer quelque part où je ne pouvais le suivre ! Mais, parsaint Léonard ! voilà qui est pure folie et je serais sot derisquer mes hommes et mon bateau. Réfléchissez, mon petit maître,que le skiff ne peut contenir que cinq hommes, et encore il estchargé à avoir de l’eau jusqu’au plat-bord. Il y a quatorze hommesqui vous attendent là-bas et il vous faut monter le long dubastingage. Quelle chance auriez-vous ? Votre bateau perdu etvous à l’eau… voilà ce qui vous attend. Je ne permettrai pas à meshommes de se lancer dans pareille entreprise, je vous le jure.

– Alors, maître Badding, vous me forcez àvous emprunter votre skiff, car, par saint Paul ! les papiersdu bon Lord Chandos ne seront pas perdus aussi facilement. Et sipersonne ne veut m’accompagner, j’irai seul.

Le marin sourit à ces mots, mais le souriremourut bientôt sur ses lèvres, lorsque Nigel, les traits figéscomme s’ils eussent été d’ivoire, et les yeux durs et perçantscomme des lames d’acier, tira sur la corde pour amener le skiffsous le bastingage. Il était clair qu’il allait faire ainsi qu’ill’avait dit. Au même moment Aylward souleva sa masse étendue sur lepont, se cramponna pendant un moment à la rambarde, puis se dirigeaen titubant aux côtés de son maître.

– En voici un qui ira avec vous, dit-il,sans quoi il n’oserait plus jamais se montrer aux filles deTilford. Allons, archers, laissons ces harengs salés mariner dansleur caque et risquons-nous sur la mer.

Les trois archers se rangèrent aussitôt à côtéde leur camarade. C’étaient des hommes bronzés et barbus,relativement petits, comme l’étaient tous les Anglais de l’époque,mais hardis, forts et adroits dans le maniement des armes. Chacund’eux tira une corde de sa poche et plia son grand arc afin de lafixer dans les encoches.

– Voilà, maître, nous vous suivons,dirent-ils en resserrant leur ceinture où pendait le glaive.

Mais déjà Cook Badding, emporté par le désirde se battre, avait rejeté les craintes et les doutes quil’assombrissaient. Assister à une lutte sans pouvoir y prendre partétait plus qu’il n’en pouvait supporter.

– Bon, qu’il en soit ainsi que vous levoulez ! dit-il. Et que saint Léonard nous vienne en aide carjamais je n’ai vu plus folle aventure. Mais elle en vaut la peine.Si nous la risquons, laissez-moi en prendre la direction car vousvous y connaissez autant en bateaux que moi en chevaux de guerre.Le skiff ne peut porter que cinq hommes et pas un de plus. Alors,qui vient ?

Tous avaient été gagnés par l’ardeur et pas unne voulait rester en arrière. Badding saisit son marteau.

– Moi, j’y vais ! dit-il. Et vousaussi, messire, puisque c’est là votre idée. Puis il y a BlackSimon, la meilleure lame des Cinq Ports. Deux archers peuvent semettre aux avirons et il est possible qu’ils atteignent deux outrois de ces Français avant que nous les accostions. HughBaddlesmere, et toi, Dicon de Rye, dans la barque avecnous !

– Quoi ? cria Aylward. Vous allez melaisser ici ? Moi qui suis le serviteur du jeuneseigneur ? Malheur à l’archer qui se mettra entre moi et cebateau !

– Non, Aylward, dit son maître. Jet’ordonne de rester, parce que tu es malade.

– Mais maintenant que les vagues se sontcalmées, je suis redevenu moi-même. Non, mon bon seigneur, je vousprie de ne pas me laisser ici.

– Mais tu vas prendre la place d’unmeilleur homme que toi, fit Badding. Car que sais-tu du maniementd’un bateau ? Assez de sottises, je te prie : la nuit vabientôt tomber. Arrière !

Aylward lança un regard dur vers le bateaufrançais.

– Je traversais dix fois à la nage, alleret retour, l’étang de Frensham, dit-il. Cela m’étonnerait bien queje ne puisse aller jusque-là. Par les os de cette main, SamkinAylward sera là aussi tôt que vous !

La petite embarcation, avec ses cinqoccupants, s’éloigna du flanc de la goélette et se dirigea vers lefrançais. Badding et un archer souquaient chacun sur des ramessimples, le second archer se tenait à la proue tandis que BlackSimon et Nigel étaient pelotonnés à la poupe, avec de l’eau quileur clapotait tout juste au-dessus des coudes. Un cri de défis’éleva du bateau français, où tous les hommes étaient accoudés àla rambarde, agitant le poing et leurs armes.

Le soleil était déjà descendu au niveau duDungeness, et le soir commençait à jeter un faible voile sur leciel et sur l’eau. Un profond silence régnait dans l’immensité dela nature, et l’on n’entendait d’autre son que le bouillonnement del’eau provoqué par la plongée des rames et le glissement de labarque. Derrière eux, leurs camarades de la Marie-Rose setenaient silencieux et immobiles, et suivaient leurprogression.

Ils arrivèrent assez près pour avoir une bonnevue des Français. L’un d’eux était un gros homme basané avec unelongue barbe noire. Il portait un bonnet rouge et une hache surl’épaule. Il y avait encore dix autres hommes à l’air intrépide,tous bien armés, dont trois semblaient être de jeunes garçons.

– Essayons-nous de lancer uneflèche ? demanda Hugh Baddlesmere. Ils sont bien à portée.

– Vous ne pouvez tirer qu’un par un, carvous n’avez pas d’appui pour le pied, répondit Badding. Avec unpied sur la proue et l’autre sur la traverse, vous serez enposition. Fais ce que tu peux, et après nous nousrapprocherons.

L’archer balança dans la barque roulante avecl’adresse d’un homme qui a été entraîné sur la mer, car il était néet avait été élevé dans les Cinq Ports. Il ajusta soigneusement saflèche, tira fortement et lâcha, mais au moment même où la barqueplongeait, si bien que le trait se perdit dans l’eau. Un secondpassa par-dessus le bateau et un troisième alla se planter dans leflanc de la poupe. Puis, en une succession rapide – si rapide que,par moments, deux flèches se trouvaient en l’air en même temps –,il en tira une douzaine, dont la plupart tombèrent sur le pont. Unlong cri s’éleva sur le bateau français et les têtes disparurentderrière le bastingage.

– Assez, cria Badding. Il y en a un detouché et peut-être deux. Rapprochez-vous, rapprochez-vous pourl’amour de Dieu, avant qu’ils se reprennent.

Lui-même et les autres se courbèrent sur leursavirons, mais au même moment il y eut un sifflement dans l’air etl’on entendit un bruit sec comme celui d’une pierre frappant unmur. Baddlesmere porta les mains à la tête, gémit et tomba en avantdans l’eau en laissant une grosse traînée de sang à la surface. Uninstant plus tard, le même crissement se fit entendre suivi d’uncraquement de bois. Un gros et court carreau d’arbalète étaitprofondément fiché dans la barque.

– Plus près ! Plus près ! tonnaBadding en tirant sur sa rame. Saint Georges pourl’Angleterre ! Saint Léonard pour Winchelsea ! Plusprès !

Mais l’arbalète fatale rendit de nouveau sonbruit sec, et Dicon de Rye tomba à la renverse avec une flèche autravers de l’épaule.

– Dieu me vienne en aide ! Je nepuis plus ! dit-il.

Badding lui prit l’aviron des mains. Mais cene fut que pour faire virer la barque et retourner vers laMarie-Rose. L’attaque avait échoué.

– Eh quoi, maître matelot ? s’écriaNigel. Qu’est-ce donc qui nous arrête ? L’affaire va-t-elle seterminer ainsi ?

– Deux sur cinq mis hors de combat,répondit Badding, et ils sont au moins douze contre nous.Retournons à bord pour reprendre des hommes et élever un manteletcontre leurs carreaux car ils ont une arbalète qui frappe droit etfort. Mais il nous faut faire vite car la nuit tombe déjà.

Leur retraite avait été saluée par des cris dejoie de la part des Français qui dansaient sur le pont en agitantsauvagement leurs armes au-dessus de leurs têtes. Mais avant mêmequ’ils aient fini de se réjouir, ils virent de nouveau le petitbateau qui quittait l’ombre projetée par la Marie-Rose. Ilétait muni à la proue d’un grand écran de bois destiné à protégerses occupants contre les flèches. Sans une pause, il fonça surl’ennemi. L’archer blessé avait été remonté à bord et Aylwardaurait été autorisé à prendre sa place si Nigel avait pu le trouversur le pont. Ainsi donc, le troisième archer, Hal Masters, avaitsauté dans la barque avec un des matelots, Wat Finns de Hythe. Lecœur décidé à vaincre ou à mourir, les cinq hommes accostèrent lebateau français et sautèrent sur le pont. Au même instant, unegrande masse de fer tomba sur le fond du skiff alors que leurspieds venaient à peine de le quitter. Ils n’avaient plus d’espoird’échapper que dans la victoire.

L’arbalétrier se tenait au pied du mât, sonarme terrible à l’épaule, la corde d’acier tendue, vireton posé surla noix. Il aurait au moins une vie.

Il visa pendant un moment – un peu trop long –hésitant entre un matelot et Badding, dont la stature massive luiparut une meilleure cible. Mais pendant cette seconde d’hésitation,la corde de Hal Masters vibra et sa longue flèche alla se planterdans la gorge de l’arbalétrier qui s’écroula sur le pont endéversant des flots de sang par la bouche.

Un moment plus tard, l’épée de Nigel et lemarteau de Badding avaient fait chacun une victime et repoussé lesassaillants. Les cinq hommes étaient sains et saufs sur le pontmais il leur était difficile de s’y maintenir. Les matelotsfrançais, des Bretons et des Normands, étaient de solides gaillardsarmés de haches et d’épées, de fiers combattants et des hommescourageux. Ils tournoyaient autour du petit groupe, attaquant detous les côtés. Black Simon abattit le capitaine français à labarbe noire, mais au même moment une hache tomba et il s’écroulasur le pont, avec une blessure à la tête. Le matelot Wat de Hythefut tué d’un coup de hache. Nigel fut assommé mais se releva dansun éclair et transperça de son épée l’homme qui l’avait frappé.

Badding, Masters l’archer et lui-même avaientété refoulés jusque contre le bastingage et, d’un instant àl’autre, ils allaient devoir céder devant le groupe qui lesassaillait, lorsqu’une flèche, apparemment surgie des flots, vintfrapper en plein cœur le Français le plus proche d’eux. Un instantplus tard, une embarcation accostait et quatre hommes de laMarie-Rose bondissaient sur le pont plein de sang. Dansune dernière poussée, les Français restants furent battus ou saisispar leurs adversaires. Neuf hommes étendus sur le pont neprouvaient que trop bien à quel point l’attaque avait été violenteet comme la résistance avait été désespérée.

Badding s’appuya haletant sur son marteaumaculé de sang.

– Par saint Léonard !s’exclama-t-il, j’ai bien cru que ce jeune seigneur allait êtrenotre mort à tous. Dieu a voulu que vous arriviez tout juste àtemps sans que je sache encore comment vous avez fait ! Mais,à ce qu’il me semble, il doit y avoir la main de cet archerlà-dessous.

Aylward, toujours pâle du mal de mer dont ilavait souffert et dégoulinant d’eau de mer de la tête aux pieds,avait été le premier du groupe à sauter sur le pont.

Nigel le regarda avec étonnement.

– Je te croyais à bord du bateau,Aylward, mais je ne t’y ai pas trouvé.

– C’est parce que je me trouvais dansl’eau, mon bon seigneur, et cela convient mieux à mon estomac quede me sentir dessus ! Lorsque vous êtes partis la premièrefois, j’ai nagé derrière vous car j’avais vu que la barque dufrançais était attachée à une corde et j’ai songé que, pendant quevous les occuperiez, je pourrais la prendre. Je l’avais atteintelorsque vous avez été repoussés. Je me suis alors caché derrièreelle, dans l’eau, et j’ai dit des prières comme je ne l’ai jamaisfait ! Puis vous êtes revenus et, comme personne ne meregardait, je me suis hissé dans la barque, j’ai coupé la corde,j’ai pris les rames que j’y ai trouvées et j’ai souqué fermejusqu’au bateau afin d’y quérir du renfort.

– Par saint Paul, tu as agi avec sagesse,fit Nigel. Et je crois que de nous tous, tu es celui qui y a gagnéle plus d’honneur aujourd’hui. Mais parmi tous ces hommes vivantsou morts, je ne vois personne qui ressemble au Furet Rouge dontLord Chandos m’a fait la description, et qui nous a joué tant detours dans le passé. Ce serait vraiment une malchance s’il avait pumalgré tout le mal que nous nous sommes donné se rendre en Francesur un autre bateau.

– C’est ce que nous saurons bientôt, fitBadding. Accompagnez-moi et nous fouillerons tout le bâtimentjusqu’à la quille, avant qu’il puisse nous échapper.

Il se fit un mouvement rapide vers le pied dumât, où une écoutille permettait de descendre dans les entraillesdu bateau, et les Anglais allaient l’atteindre lorsqu’une étrangeapparition les cloua sur place. Une tête ronde en airain apparutdans l’ouverture carrée, aussitôt suivie de deux grosses épaulesscintillantes.

Puis, lentement, la silhouette entière d’unhomme en armure émergea sur le pont. Sa main gantée tenait unelourde masse d’acier qui resta levée tout le temps qu’il marcha surses ennemis. Dans le silence absolu qui régnait, on n’entendait quele bruit métallique de ses pas. On eût dit une mécanique inhumaine,sorte de robot, menaçant et terrible, progressant lentement,inexorablement.

Une soudaine vague de terreur envahit lesmatelots anglais. L’un d’eux tenta de passer derrière l’hommed’airain mais se trouva cloué sur la paroi par un geste rapidetandis que la lourde masse lui faisait sauter la cervelle. Lesautres furent aussitôt saisis de panique et se précipitèrent versl’arrière du bateau. Aylward lança une flèche mais sa corde étaitmouillée et le trait sonna lourdement contre le pectoral d’airainavant de rebondir et de plonger dans la mer. Masters frappa la têted’airain de son épée mais la lame glissa sans même ébrécher lecasque et une seconde plus tard l’archer était étendu sur le pont.Les marins se mirent à trembler devant cette terrible créaturesilencieuse et se resserrèrent vers la poupe, ayant perdu touteenvie de se battre.

La lourde masse s’éleva de nouveau et l’hommes’avançait vers le groupe désemparé où les braves étaientembarrassés et encombrés par les faibles, lorsque Nigel se secouaet bondit en avant, l’épée à la main et un large sourire sur leslèvres.

Le soleil s’était couché et une longue banderouge traversant le côté occidental du détroit variait rapidementvers le gris de la nuit. Au zénith, quelques étoiles commençaient àbriller faiblement ; cependant la pénombre était assez claireencore pour permettre à un observateur de suivre la scène : laMarie-Rose s’élevait et retombait au gré des longueslames, le large bateau français avec son pont blanc maculé de sanget jonché de cadavres, le groupe d’hommes à la poupe, certainstentant d’avancer, les autres essayant de fuir.

Entre cette masse désordonnée et le mât, deuxsilhouettes : l’homme de métal brillant, la main levée,attentif, silencieux, immobile, et Nigel, tête nue et accroupi, lepied léger, l’œil tendu, le visage souriant tournant d’un côté puisde l’autre, la lame de son épée brillant comme un rayon de lumièrelors des différentes passes qu’il essayait pour découvrir un pointfaible dans la coquille d’airain qui lui faisait face.

Il était clair que l’homme en armure abattraitson ennemi sans coup férir s’il arrivait à le coincer. Mais cela nedevait pas arriver. Le jeune homme sans armure n’était pas gêné etavait pour lui l’avantage de la rapidité dans les mouvements. Enquelques pas rapides, il pouvait toujours se glisser d’un côté oude l’autre et échapper ainsi à la masse maladroite. Aylward etBadding avaient bondi pour porter secours à Nigel, mais celui-cileur avait crié de reculer, avec une telle autorité dans la voixque leurs armes étaient tombées à côté d’eux. Les yeux écarquilléset les traits figés, ils suivaient ce combat inégal.

À un certain moment, il sembla que c’en étaitfait du jeune écuyer car, en reculant pour échapper à son ennemi,il trébucha sur un des cadavres qui encombraient le pont et tomba àplat sur le dos. Mais il se fit rapidement tourner sur lui-même etévita de justesse la lourde masse qui s’écroulait sur lui.Bondissant aussitôt sur ses pieds, il entama le casque du Françaisen lui portant un violent coup en retour. Mais la masse tomba denouveau et cette fois Nigel n’eut pas le temps de s’abriter. Sonépée fut rabattue et il fut touché à l’épaule gauche. Il vacillaet, une nouvelle fois, la masse tournoya en l’air pour le clouer ausol.

Vif comme l’éclair, il comprit qu’il nepourrait reculer hors de portée. Mais il pouvait se rapprocher. Illâcha aussitôt son épée et se rua vers l’homme pour le saisir à lataille. La masse s’en trouva raccourcie et la poignée s’abattit surla blonde tête nue. Alors, dans un effort désespéré et sous lescris de joie des spectateurs, Nigel fit basculer son adversaire etl’étendit sur le dos.

Il avait la tête qui tournait et il sentaitses sens l’abandonner, mais il avait déjà tiré son couteau dechasse et l’avait engagé dans l’ouverture du casque.

– Rendez-vous, messire, ordonna-t-il.

– Jamais ! Pas à des pêcheurs ni àdes archers. Je suis un gentilhomme. Tuez-moi plutôt.

– Je suis moi aussi, un gentilhomme. Jevous fais quartier.

– Alors, messire, je me rends à vous.

Le couteau tomba sur le pont. Marins etarchers se précipitèrent pour trouver Nigel à demi inconscient,étendu sur la face. Ils l’écartèrent et de quelques coups bienappliqués firent sauter le casque de leur ennemi, pour découvrirune tête aux traits fins surmontée d’une toison rouge. Nigel seredressa sur le coude :

– Vous êtes le Furet Rouge ?demanda-t-il.

– C’est ainsi que mes ennemism’appellent, répondit le Français dans un sourire. Je me réjouis,messire, d’être tombé entre les mains d’un aussi vaillantgentilhomme.

– Je vous remercie, messire, fit Nigelfaiblement. Je me réjouis, moi aussi, d’avoir rencontré unadversaire aussi débonnaire et j’aurai toujours en esprit leplaisir que j’ai eu de notre rencontre.

Ayant dit ces mots, il posa sa tête saignantesur le front d’airain de son ennemi et s’évanouit.

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