Sir Nigel

Chapitre 19COMMENT UN ÉCUYER D’ANGLETERRE RENCONTRA UN ÉCUYER DE FRANCE

Sir Robert avec sa petite flotte aperçut lacôte bretonne aux environs de Cancale. Il avait contourné la pointedu Grouin, dépassé le port de Saint-Malo et descendu l’étroitestuaire de la Rance jusqu’à ce qu’il fût en vue des vieillesmurailles de Dinan, cité tenue par les Montfort, dont les Anglaissoutenaient la cause. Les chevaux y avaient été conduits à terre,le ravitaillement déchargé et toute la troupe avait campé hors desmurs de la ville, tandis que les chefs attendaient des nouvellespour apprendre où ils auraient le plus de chances de gagner honneuret profits.

La France tout entière ressentait les effetsde cette guerre avec l’Angleterre qui durait déjà depuis plus dedix ans. Mais aucune province ne se trouvait dans un état pluspitoyable que cette malheureuse terre de Bretagne. En Normandie ouen Picardie, les incursions des Anglais n’étaient quepériodiques ; il y avait des intervalles de calme. LaBretagne, elle, était déchirée par une constante guerre civile quise poursuivait entre les batailles que se livraient deux puissantsennemis. Ainsi donc, elle n’avait pas de répit dans sessouffrances. La lutte avait commencé en 1341 à la suite desrevendications rivales des Montfort et des Blois pour occuper leduché vacant. L’Angleterre avait pris le parti des Montfort, laFrance celui des Blois. Ni l’une ni l’autre des factions n’avaitété assez puissante pour détruire l’autre ; voilà pourquoi,après dix années de combats continus, l’histoire enregistrait unelongue liste de surprises, d’embûches, de raids, de coups de main,de villes prises et perdues, de victoires et de défaites, danslaquelle ni l’un ni l’autre des partis ne pouvait prétendre à unesuprématie. Peu importait que Montfort et Blois eussent tous deuxdisparu de la scène, l’un mort et l’autre prisonnier des anglais.Leurs femmes avaient ramassé l’épée sanglante qui était tombée dela main de leur seigneur, et la longue lutte s’était poursuivie,plus sauvage que jamais.

La faction des Blois tenait le pays au sud età l’est, et Nantes, la capitale, était occupée par une forte arméefrançaise. Le parti des Montfort prévalait au nord et à l’est,soutenu dans le dos par le grand royaume insulaire. Et, sans arrêt,de nouvelles voiles perçaient l’horizon du nord, amenant desaventuriers d’au-delà de la Manche.

Entre les deux s’étendait une large zone,comprenant tout le centre du pays, terre de sang et de violence,sans autre loi que celle de l’épée. D’un bout à l’autre, elle étaitparsemée de châteaux, les uns tenus par l’une des factions, lesautres occupés par le parti adverse, mais la plupart n’étaient quedes repaires de brigands, théâtres d’exploits monstrueux, et leursbrutaux propriétaires, sachant qu’on ne leur demanderait jamais decomptes, faisaient la guerre à toute l’humanité et usaient du feret du feu pour arracher leurs derniers sous à ceux qui leurtombaient entre les mains. Les champs n’avaient plus été labourésdepuis longtemps, le commerce avait périclité. De Rennes à l’estjusqu’à Hennebont à l’ouest, et de Dinan au nord jusqu’à Nantes ausud, il n’était pas un endroit où la vie d’un homme, l’honneurd’une femme fussent en sûreté. Tel était le pays sombre etsanglant, le plus triste et le plus noir de toute la chrétienté,dans lequel Knolles et ses hommes avançaient.

Il n’y avait cependant pas de tristesse dansle cœur du jeune Nigel, qui chevauchait aux côtés de Knolles, à latête d’un groupe de soldats armés de javelots. Il ne lui paraissaitpas non plus que le destin l’eût conduit sur un cheminparticulièrement ardu. Bien au contraire, il bénissait sa bonnefortune qui l’avait envoyé dans une si belle région. Tout enécoutant d’épouvantables histoires de barons et de brigands,contemplant les noires cicatrices que la guerre avait laissées surles frais visages des collines, il se disait qu’aucun héros, aucunromancier, aucun trouvère, n’avait jamais voyagé dans un pays aussiprometteur, avec autant de chances de trouver une aventurechevaleresque et un honorable avancement.

Le Furet Rouge symbolisait le premier exploitde son vœu. Il pourrait certainement en découvrir un deuxième, unmeilleur peut-être, sur ce magnifique théâtre. Il s’était comportéexactement comme les autres lors du combat naval, mais il nevoulait pas porter à son crédit ce qu’il n’avait fait que pardevoir. Il en fallait davantage pour constituer un exploit qu’ilpût déposer aux pieds de Lady Mary. Mais, sans aucun doute, il entrouverait l’occasion dans cette Bretagne où se fomentait la guerrecivile. Et lorsqu’il en aurait accompli deux, il serait bienétrange qu’il n’en pût réaliser un troisième qui le délivreraitainsi de son vœu. Sur son grand cheval jaune, avec son armure deGuildford scintillant au soleil, son épée sonnant contre lesétriers de fer et l’épieu de son père dans les mains, ilchevauchait le cœur léger et le visage souriant, regardantavidement à gauche et à droite dans l’espoir de découvrir la chanceque le destin lui enverrait.

La route de Dinan à Caulnes, sur laquelle sedéplaçait la petite armée, s’élevait et descendait au gré d’unterrain onduleux ; à gauche elle longeait une grande plainenue que barrait le cours de la Rance courant vers la mer ; àdroite s’étendait une région boisée, parsemée de quelques villagessi pauvres et si sordides qu’ils n’avaient vraiment plus rien pourtenter un conquérant. Les paysans les avaient quittés au premieréclat des casques d’acier et se dissimulaient en bordure des bois,prêts à disparaître dans des recoins secrets connus d’eux seuls.Ces pauvres gens souffraient terriblement entre les deux factions,mais lorsqu’ils en avaient la chance, ils prenaient leur revanchesur l’une ou l’autre, d’une façon qui éveillait leurs instinctssauvages.

Les nouveaux venus eurent bientôt l’occasionde découvrir à quelles extrémités ces gens pouvaient en arriver,car au long de la route de Caulnes, ils trouvèrent le cadavre d’unhomme d’armes anglais qui avait été attiré dans un piège puisabattu. On ne pouvait deviner comment on s’y était pris pourl’entraîner, mais comment il avait été tué, voilà qui sautait auxyeux : les assassins avaient apporté un bloc de rocher quehuit hommes arrivaient à peine à lever et l’avaient laissé tombersur lui, alors qu’il était étendu, si bien qu’il avait été écrasédans son armure comme un crabe dans sa carapace. Les poings selevaient en direction des bois, des bordées de malédictions àl’encontre de leurs habitants étaient proférées par la colonne quidéfilait devant le cadavre de l’homme ; son insigne à la croixl’identifiait : il avait été un suivant de la maison deBentley, dont le maître, Sir Walter, était alors chef des forcesbritanniques dans ce pays.

Sir Robert Knolles avait déjà servi enBretagne et il conduisit ses hommes à travers ces terres avecl’adresse et la ruse d’un vétéran, d’un homme qui se fie aussi peuque possible au hasard, ayant un esprit trop prudent pour selaisser emporter par sa témérité. Il avait recruté un certainnombre d’hommes d’armes et d’archers à Dinan, en sorte qu’il étaitpour lors suivi de cinq cents hommes. En tête, sous soncommandement direct, se trouvaient une cinquantaine de lanciersmontés, l’arme au poing et prêts à toute attaque. Derrière venaientles archers à pied et un second corps monté fermait la marche. Surles flancs se déplaçaient de petits groupes de cavalerie, unedouzaine d’éclaireurs fouillant toutes les gorges et les vallonsau-devant de la colonne. Ils progressèrent ainsi lentement duranttrois jours.

Sir Thomas Percy et Sir James Astley s’étaientportés en tête de la marche, et Knolles conférait avec eux sur leplan de leur campagne. Sir Percy et Sir Astley étaient de jeunestêtes chaudes qui ne rêvaient que de se jeter dans une actionchevaleresque. Mais Knolles, qui avait l’esprit lucide et unevolonté de fer, ne voyait que son objectif.

– Par saint Dunstan et tous les saints deLindisfarne ! s’écria le fier habitant de la frontière, j’aile cœur déchiré de continuer alors que nous avons tant d’honorableschances sur les côtes. N’ai-je point entendu que les Français setrouvaient à Évran, au-delà de la rivière, et n’est-il point vraiaussi que ce château, dont je vois les tours s’élever au loinau-dessus de ces bois, appartient à un traître qui a manqué à laparole donnée à son seigneur lige de Montfort ? Il n’est nulprofit possible sur cette route où les gens ne semblent point avoirle cœur à la guerre. Si nous nous étions aventurés aussi loin dansles marches d’Écosse que nous le faisons maintenant en Bretagne,nous n’aurions point manqué de chances de gagner del’avancement.

– Vous dites vrai, Thomas, réponditAstley, jeune homme au visage sanguin. Il est bien certain que lesFrançais ne viendront point à nous. Il faudra donc que nous allionsà eux. En vérité, tout soldat qui nous observerait se rirait denous voir traîner pendant trois jours sur cette route, comme sinous avions mille dangers devant nous, alors que nous n’avonsaffaire qu’à de malheureux paysans.

Mais Robert Knolles secoua la tête.

– Nous ignorons ce qui se trouve dans cesbois ou derrière ces collines. Et quand je ne sais rien, j’ai pourhabitude de me tenir toujours prêt au pire. Je suis simplementprudent.

– Vos ennemis pourraient trouver un autrenom à cela, fit Astley en ricanant. Non, ne croyez point me fairepeur par votre regard. Sir Robert, il en faudra plus que votredéplaisir pour me faire changer de façon de penser. J’ai fait faceà des yeux plus féroces que les vôtres et n’ai point frémi.

– Que voilà des paroles biendiscourtoises, sir James ! répondit Knolles. Si j’étais unhomme libre, je vous les ferais rentrer dans la gorge, à la pointede mon poignard. Mais je suis ici pour conduire ces hommes à lagloire, et non pour discuter avec le premier sot venu qui n’a mêmepas le bon sens de comprendre comment doit se comporter un soldat.Ne voyez-vous donc point qu’en lançant de petites attaques de-cide-là je vais gaspiller mes forces avant même que d’en arriver aulieu où je pourrai plus utilement les employer ?

– Et où donc ? s’enquit Percy.Pardieu, Astley, j’ai dans l’esprit que nous chevauchons avec unhomme qui en sait plus que nous sur l’art de la guerre, et que nousferions bien de nous laisser guider par son conseil… Dites-nous,alors, ce que vous avez en tête.

– À trente milles d’ici se dresse, à cequ’on m’a dit, une forteresse, nommée Ploërmel, dans laquelle setrouve un certain Bambro, un Anglais, avec toute une garnison. Etnon loin de là se trouve le château de Jocelyn où habite Robert deBeaumanoir avec une nombreuse suite de Bretons. J’ai l’intention deme joindre à Bambro, afin de former une force suffisante pourattaquer Jocelyn et, en le prenant, devenir maître de toute laBretagne centrale, ce qui nous permettrait de marcher contre lesFrançais dans le Sud.

– En effet, je ne crois point que l’onpuisse faire mieux, applaudit Percy. Et je vous promets de voussoutenir dans cette affaire. Je ne doute point, à mesure que nousnous enfoncerons dans leur pays, qu’ils ne se rassemblent pour noustenir tête. Mais, jusqu’à présent, je vous jure par tous les saintsde Lindisfarne que j’aurais déjà vu plus de batailles pendant uneseule journée d’été à Liddesdale ou dans la forêt de Jedburgh quenous n’en avons vu après trois jours en Bretagne… Mais voyez cescavaliers qui reviennent là-bas. Ne sont-ce point nos propreshommes ? Et qui sont ceux qui sont enchaînés à leursétriers ?

Une petite troupe d’archers montés étaitapparue derrière un bouquet de chênes sur la gauche de la route.Ils avancèrent au trot vers l’endroit où les trois chevaliersétaient arrêtés. Deux malheureux paysans, dont les poignets liésétaient attachés au harnais, couraient à côté des chevaux dans lacrainte d’être jetés au sol et piétinés par les bêtes. L’un d’euxétait un grand gaillard aux cheveux blonds, et l’autre un petitbonhomme trapu, mais tous deux étaient si sales et à ce point enhaillons qu’ils ressemblaient plus à des animaux sauvages de laforêt qu’à des êtres humains.

– Qu’est cela ? demanda Knolles. Nevous avais-je point ordonné de laisser en paix les gens dupays ?

Le chef des archers, le vieux Wat de Carlisle,tendit une épée, un ceinturon et une dague.

– Ne vous en déplaise, messire, j’ai vubriller ces objets et j’ai estimé que ce n’étaient point des outilsconvenant à des mains faites pour la bêche et la charrue. Maisquand nous les eûmes terrassés et dépouillés de leurs armes, nous ytrouvâmes la croix des Bentley. Elles avaient donc appartenu ausoldat que nous avons trouvé mort sur la route. Voici sans doutedeux des vilains qui l’ont assassiné. Nous avons donc le droit deles juger.

En effet sur l’épée, le ceinturon et la daguebrillait la croix d’argent qu’ils avaient déjà vue sur l’armure ducadavre. Knolles les regarda puis tourna un visage impassible versles deux prisonniers. À la vue de ces yeux durs, les deux hommesétaient tombés à genoux en hurlant des protestations dans unelangue que personne ne comprenait.

– Il nous faut rendre les routes sûrespour les Anglais qui y circulent, fit Knolles. Ces deux hommesdoivent mourir. Pendez-les à cet arbre, là-bas.

Il désigna un gros chêne qui bordait la routepuis reprit son chemin, en continuant de discuter avec sescompagnons chevaliers. Mais le vieil archer les rejoignit.

– Si tel est votre bon plaisir, messire,les archers aimeraient mettre ces hommes à mort à leur propremanière.

– Pourvu qu’ils meurent, peu mechaut ! répondit Knolles, insouciant, et sans même tourner latête.

La vie humaine n’était que peu de chose en cesjours sombres où les fantassins d’une armée défaite, l’équipaged’un bateau capturé, étaient massacrés sans pitié par le vainqueur.La guerre était un rude plaisir ayant la vie pour enjeu, et cetenjeu était toujours réclamé par un camp et payé par l’autre sansle moindre doute ni la moindre hésitation. Seul le chevalier étaitépargné, parce que sa rançon lui donnait plus de valeur vivant quemort. Pour les hommes formés à pareille école, avec la morttoujours suspendue au-dessus de leur tête, on peut bien croire quel’exécution de deux paysans assassins n’était que broutille.

Cependant, il y avait une raison particulière,en la circonstance, pour justifier ce souhait qu’avaient manifestéles archers, procéder à la mise à mort à leur manière. Depuis leurdiscussion à bord du Basilisk, une mauvaise ententerégnait entre le vieux et chauve Bartholomew, l’armoïer, et legrand Ned Wellington, l’homme des vallées : la querelles’était transformée à Dinan en une bagarre au cours de laquelle nonseulement les deux hommes, mais une douzaine de leurs amis, avaientroulé sur les pavés. La dispute portait sur leurs connaissancesrespectives et leur adresse dans le maniement de l’arc. Un espritvif, parmi les soldats, avait suggéré cette horrible façon deprouver une fois pour toutes lequel des deux tirait le mieux.

Un bois épais s’étendait à quelque deux centspas de la route où se tenaient les soldats ; entre les deux,un magnifique tapis de gazon. Les deux paysans furent menés àenviron cinquante pas de la route, le visage tourné vers le bois.Ils restèrent là, tenus en laisse et jetant maints regards étonnéset effrayés par-dessus l’épaule pour voir les préparatifs qui sefaisaient derrière eux.

Le vieux Bartholomew et le grand Yorkshiremanétaient sortis des rangs et se tenaient côte à côte, chacun avec unarc puissant dans la main gauche et une seule flèche dans ladroite. Avec beaucoup de soin, ils avaient bandé leur arc etgraissé leur gant de tir. Ils arrachèrent quelques brins d’herbe etles jetèrent en l’air pour estimer le vent. Puis ils examinèrentleur arme, se tournèrent vers la cible et écartèrent les pieds pourprendre une bonne assise. De tous côtés pleuvaient les quolibets etles conseils de leurs compagnons.

– Un vent de trois quarts,Bartholomew ! criait l’un. Vise à une largeur du corps sur ladroite.

– Ne calcule pas d’après la largeur deton corps ! cria un autre en riant : tu pourrais bientirer du côté opposé.

– Bah, ce vent fera à peine dévier uneflèche bien lancée, fit un autre. Vise-le en plein et tu ferasmouche.

– Tout doux, Ned, pour le bon renom desvallées, fit un Yorkshireman. Sois à l’aise et vise juste, sansquoi je serai plus pauvre de cinq couronnes.

– Une semaine de paye surBartholomew ! hurla un autre. Allons, vieille bique, ne mefais point défaut !

– Assez ! Assez !Taisez-vous ! cria le vieux Wat de Carlisle. Si vous aviez lestraits aussi vifs que la langue, personne ne pourrait plus se tenirdevant vous. Tu tires sur le petit, Bartholomew, et toi surl’autre, Ned. Attendez que je donne le signal, après quoi voustirerez chacun de votre façon et dans le moment qu’il vous plaira.Vous êtes prêts ?… Holà, Aylward, Beddington !Laissez-les courir.

Les laisses furent lâchées, et les deuxhommes, baissant la tête, se mirent à courir comme des déments versl’abri du bois. Les deux compétiteurs, chacun avec une flèche surla corde bandée, se tenaient immobiles comme des statues, le regardmenaçant fixé sur les fugitifs et leur arc s’élevant lentement àmesure que la distance augmentait entre leur cible et eux. LesBretons étaient déjà à mi-chemin du bois et le vieux Wat n’avaitpas encore donné le signal. Était-ce par pitié ou par ruse ?Au moins, il accordait aux deux hommes une belle chance de vie. Àcent vingt pas, il tourna sa tête grisonnante et cria :

– Tirez !

À l’instant même, la corde du Yorkshiremanvibra. Ce n’était pas pour rien qu’il avait conquis la réputationd’être l’archer le plus meurtrier du Nord et avait remporté pardeux fois la flèche d’argent de Selby. Son trait alla se planterjusqu’à la plume dans le dos voûté du grand paysan aux cheveuxblonds. Celui-ci tomba sans un mot, le visage contre terre, etresta immobile dans l’herbe, la petite plume jaune entre lesépaules. Le Yorkshireman jeta son arc en l’air et se mit à danserde joie tandis que ses amis prouvaient leur satisfaction par untonnerre d’applaudissements qui se transforma en une tempête dehuées et de rires.

Le petit paysan, plus rusé que son camarade,avait couru moins vite, tout en jetant de nombreux regards enarrière. Il avait remarqué le destin de son compagnon et attenditque l’armoïer lâchât sa corde. Au moment même, il se jeta à platventre sur le sol et entendit la flèche siffler au-dessus de lui.Quand elle alla se planter dans l’herbe bien plus loin, il bondit,au milieu des cris et des hurlements des archers, et se précipitavers le bois pour y trouver abri. Il y touchait presque et au moinsdeux cents pas le séparaient du plus proche de ses persécuteurs.Ils ne pouvaient plus l’atteindre. Dans l’épaisse forêt, il seraitaussi sûr que le lapin dans son terrier. Tout à la joie de soncœur, il éprouva le besoin de danser en signe de dérision enversl’homme qui l’avait manqué. Il rejeta la tête en arrière et hurlavers eux comme un chien. Mais au même moment une flèche luitransperça la gorge et il s’écroula dans la fougère. Un silence desurprise plana sur les archers qui éclatèrent alors enhurlements.

– Par la sainte croix de Beverley !cria le vieux Wat. Je n’ai jamais vu plus belle compétition depuisdes années. Même dans mes meilleurs jours, je n’aurais pu fairemieux. Lequel d’entre vous a tiré ?

– C’est Aylward de Tilford… SamkinAylward, crièrent une vingtaine de voix.

L’archer, rougissant de bonheur devant cettegloire soudaine, fut poussé devant tout le monde.

– J’aurais préféré plus noble cible,dit-il. Pour ma part, je l’aurais laissé en vie, mais mes doigtsn’ont pu se détacher de la corde quand il s’est retourné pour segausser de nous.

– Je constate que tu es un maître archer,fit le vieux Wat. J’ai l’âme réconfortée en pensant que, si jemeurs, je laisserai un tel homme derrière moi pour maintenir hautle prestige de notre art. Maintenant, rassemblez vos traits et enavant ! Sir Robert nous attend au sommet de cette colline.

Durant toute la journée, Knolles et ses hommestraversèrent la même région sauvage et déserte, habitée par cesfugitives créatures, lièvres devant les forts et loups devant lesfaibles, qui se dissimulaient dans les fourrés. De temps à autre,ils apercevaient sur le sommet d’une colline quelques cavaliers quiles observaient et disparaissaient aussitôt à leur approche. Àplusieurs reprises les cloches sonnèrent l’alarme dans les villagesau milieu des collines et, par deux fois, ils aperçurent deschâteaux qui levèrent le pont-levis à leur approche et dont lesmurs se hérissèrent de soldats sonnant de la trompe. Mais Knollesn’avait nullement l’intention d’user ses forces contre des murs depierre. Il passa donc son chemin.

Une fois, à Saint-Méen, ils passèrent devantun couvent de religieuses entouré d’un grand mur gris couvert delierre, oasis de paix dans ce désert de guerre, où les sœurs enrobe noire travaillaient dans leur jardin, protégées du mal par lapuissante main de la sainte Église. Les archers les saluèrent enpassant car même les plus audacieux et les plus rudes d’entre euxn’auraient osé franchir cette grille, signe de l’unique force qui,dans ce monde de fer, pouvait se dresser entre le faible et lespoliateur. La petite armée s’arrêta à Saint-Méen, où elle fitcuire le repas de midi. Elle s’était reformée et était prête à seremettre en marche lorsque Knolles attira Nigel à part.

– Nigel, je crois bien n’avoir querarement porté les yeux sur un cheval qui eût tant de puissance, etfût plus prometteur d’une aussi grande vitesse que le vôtre.

– C’est en effet un noble coursier,messire.

Entre Nigel et son jeune chef, une grandeamitié et une sorte de respect étaient nés depuis le jour où ilsavaient mis pied sur le Basilisk.

– Il lui faudrait se dégourdir un peu lesjambes, fit le chevalier. Maintenant, écoutez-moi bien, Nigel. Quevoyez-vous là-bas sur cette colline, entre les rochers et lesarbres ?

– Je perçois une tache blanche. C’est uncheval sans aucun doute.

– Je l’ai vu toute la matinée, Nigel. Cecavalier reste sur notre flanc, à nous épier ou à attendre lemoment de nous jouer un mauvais tour. Je serais très heureuxd’avoir un prisonnier car je voudrais obtenir quelquesrenseignements sur ce pays. Or ces paysans ne parlent ni lefrançais ni l’anglais. Je voudrais que vous traîniez et vousdissimuliez ici, cependant que nous avancerons. Cet homme vacontinuer de nous suivre. S’il le fait, ce bois que vous voyezlà-bas se trouvera entre vous et lui. Contournez-le et allez lesurprendre par-derrière. Une large plaine s’étend à sa gauche etnous lui couperons le chemin à droite. Si votre cheval est vraimentle plus rapide, vous ne pouvez manquer de vous saisir de lui.

Nigel avait déjà mis pied à terre etresserrait la ventrière de Pommers.

– Non, inutile de vous hâter, car vous nepourrez partir avant que nous soyons au moins à deux milles d’ici.Et, par-dessus tout, je vous en conjure, Nigel, point d’exploitschevaleresques ! C’est cet homme que je veux, lui et lesinformations qu’il pourrait me procurer. Ne pensez point à votrepropre avancement, mais au besoin de l’armée. Lorsque vous letiendrez, dirigez-vous à l’ouest vers le soleil, et vous ne pourrezmanquer de rejoindre la route.

Nigel attendit avec Pommers à l’ombre du murdu couvent, tous deux piaffant d’impatience sous trois pairesd’yeux ronds écarquillés dans d’innocents visages de nonnescontemplant cette vision d’un autre monde. Enfin la longue colonnedisparut derrière un tournant de la route et le point blanc quittale flanc vert et dénudé de la colline. Nigel inclina la tête versles religieuses, donna un coup sec sur les rênes et s’élança pouraccomplir sa mission. Les bonnes sœurs aux yeux arrondis virent lecheval jaune et son cavalier contourner l’orée du bois, et elless’en retournèrent calmement à leurs travaux de jardinage, l’espritplein de la beauté et de l’horreur de ce vaste monde qui s’étendaitau-delà du grand mur.

Tout se déroula exactement ainsi que Knollesl’avait prévu. Lorsque Nigel eut contourné la forêt de chênes,l’homme se trouvait à l’autre bout, monté sur un cheval blanc, etune grande plaine herbeuse les séparait.

Il était si près que Nigel pouvait ledistinguer nettement. C’était un jeune cavalier au fier maintien,portant une tunique de soie pourpre et une plume rouge arrondieautour de son bonnet noir et plat. Il n’avait pas d’armure, maisune épée au côté ; il montait avec aisance et insouciancecomme quelqu’un qui ne craint personne ; il ne quittait pasdes yeux les Anglais sur la route. Il leur prêtait tant d’attentionqu’il ne songeait même pas à sa propre sécurité, et ce ne fut quelorsque le martèlement sourd des sabots du grand cheval frappa sesoreilles qu’il se retourna sur sa selle, regarda froidement Nigelpuis donna un coup sec sur les rênes et fonça tel un épervier versles collines sur sa gauche.

Cependant ce jour-là, Pommers avait trouvé sonégal. Le cheval blanc, un pur-sang arabe, portait un poids plusléger, puisque Nigel était revêtu de son armure. Pendant cinqmilles en terrain découvert, aucun d’eux ne put prendre cent yardsà l’autre. Ils avaient escaladé la colline et redescendaientl’autre versant, l’étranger se retournant toujours sur sa sellepour observer son poursuivant. On ne sentait pas de panique dans safuite, mais plutôt la rivalité amusée d’un bon cavalier fier ducomportement de sa monture, devant quelqu’un qui lui a lancé undéfi. Au pied de la colline s’étendait une vaste plaine parsemée degrandes pierres druidiques, certaines étendues sur le sol,certaines dressées avec d’autres à plat au-dessus d’elles, formantcomme les portes d’un bâtiment disparu. Un sentier, marqué sur lescôtés de petits buissons verdâtres, courait à travers la plaine.Beaucoup de ces grandes pierres gisaient en travers de la sente,mais le cheval blanc les franchissait d’un bond. Et Pommers lesuivit. Puis vint un mille de terrain doux où le poids le plusléger reprit un peu d’avance. Mais une élévation plus sèche seprésenta sur laquelle Nigel rattrapa son retard. Une route coupaitle chemin et le cheval blanc la franchit d’un bond, suivi aussitôtpar Pommers. Deux petites collines s’élevaient devant eux, avec,entre elles, un petit vallon couvert de buissons. Nigel vit lecheval blanc qui bondissait dans la broussaille enfoncé jusqu’auventre.

Un moment plus tard, les deux pattespostérieures de la bête battaient l’air et le cavalier étaitbrutalement désarçonné. Un hurlement de triomphe s’éleva au milieudes buissons et une douzaine de silhouettes sauvages, armées degourdins et de javelots, se précipitèrent vers l’homme étendu surle sol.

– À moi, Anglais ! À moi ! criaune voix, et Nigel vit le jeune cavalier reprendre pied entitubant, faisant tournoyer son épée autour de lui avant des’écrouler de nouveau devant la pression de ses assaillants.

Il existait entre les gens de sang noble unesorte de fraternité qui les liait contre les attaques peuchevaleresques des manants. Ces hommes n’étaient pas des soldats.Leurs vêtements et leurs armes, leurs cris grossiers et leurattaque sauvage faisaient d’eux des bandits, tels que ceux quiavaient abattu l’Anglais sur la route. Épiant dans les gorgesétroites, une corde tendue par le travers du chemin, ilsattaquaient le cavalier solitaire, faisant culbuter sa monture etabattant l’homme avant même qu’il se fût remis de sa chute.

Tel aurait été le sort de cet étranger, commede beaucoup d’autres avant lui si, par chance, Nigel ne s’étaittrouvé sur ses talons. L’instant d’après, Pommers avait fondu surle groupe des brigands et déjà deux d’entre eux étaient tombésdevant l’épée de Nigel. Un javelot sonna sur sa cuirasse mais uncoup d’épée en fit sauter la pointe, et un autre la tête de l’hommequi le tenait. Son épée traçait des éclairs autour de lui, pendantque le cheval, dont les yeux lançaient des flammes, se cabrait,ruant de ses quatre fers. Avec force cris d’effroi, les banditss’égaillèrent dans les buissons, plongeant sous le couvert debranches basses où aucun cavalier ne pourrait les suivre. Cetteracaille avait disparu aussi soudainement qu’elle avait surgi et ilne resta bientôt plus de trace de leur passage, à l’exception dequatre silhouettes au milieu des buissons piétinés.

Nigel attacha Pommers puis se tourna versl’homme blessé. Le cheval blanc s’était relevé et restait là, àgémir doucement en regardant son maître étendu dans l’herbe :un coup violent, à moitié amorti par son épée, l’avait assommé etlui avait fait une large entaille au front. Mais un filet d’eau luicoulant dans la gorge et un autre lui dégoulinant sur son front luifirent reprendre connaissance. Il était jeune encore, avec unvisage de femme et de grands yeux d’un bleu ardent qui regardèrentNigel avec étonnement.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Ahoui ! il me souvient, maintenant. Vous êtes le jeune Anglaisqui me poursuivait sur le grand cheval jaune. Par Notre-Dame deRocamadour, dont je porte la relique autour du cou, je n’auraisjamais cru qu’un autre cheval pût tenir les talons de Charlemagne.Mais je vous gage cent couronnes anglaises que je vous devance dansune course de cinq milles.

– Non, répondit Nigel, nous attendronsque vous soyez en état de remonter en selle, avant de parler decela. Je suis Nigel de Tilford, de la famille de Loring, écuyer derang et fils de chevalier. Quel est votre nom, jeuneseigneur ?

– Je suis, moi aussi, écuyer de rang etfils de chevalier. Je m’appelle Raoul de la Roche Pierre de Bras,dont le père est messire de Grosbois et vassal du noble comte deToulouse avec droit de fossa et furca, et de haute,moyenne et basse justice.

Il se releva et se frotta les yeux.

– Anglais, vous m’avez sauvé la vie, toutcomme je l’aurais fait si j’avais vu pareille bande de chiensprendre à partie un homme noble et portant blason. Mais je suisvotre prisonnier. Quelle est votre volonté ?

– Lorsque vous serez en état de remonterà cheval, vous reviendrez avec moi vers les miens.

– Hélas ! Je redoutais de vousentendre prononcer ces paroles. Car si je vous avais pris, Nigel…C’est bien votre nom, n’est-ce pas ?… Si je vous avais pris,je n’aurais point agi de la sorte.

– Et qu’eussiez-vous donc fait ?demanda Nigel, séduit par les manières franches et débonnaires deson prisonnier.

– Je n’aurais point tiré avantage d’unemalchance semblable à celle que j’ai eue et qui me mit en votrepouvoir. Je vous eusse donné une épée et me serais battu en loyalcombat, afin de pouvoir vous envoyer saluer ma dame et lui prouverainsi les actions d’éclat que j’accomplis pour elle.

– Que voilà de sages et loyalesparoles ! fit Nigel. Par saint Paul, il ne me souvient pointd’avoir jamais rencontré un homme qui se fût comporté de la sorte.Mais, étant donné que je porte armure et point vous, je ne voispoint comment nous pourrions régler cette question.

– Facilement, bon Nigel : en mettantbas votre armure.

– Mais je n’ai que messous-vêtements !

– Il n’y a rien d’indécent à cela en cetendroit, car moi-même je me dévêtirais volontiers jusqu’à messous-vêtements.

Nigel regarda le Français d’un air songeur etsecoua la tête.

– Hélas, cela ne se peut faire. Lesdernières paroles de Sir Robert me recommandèrent de vous ramenerauprès de lui afin qu’il pût vous parler. Je voudrais pouvoir fairece que vous me demandez car j’ai, moi aussi, une belle dame versqui j’aimerais vous envoyer. De quel usage m’êtes-vous, Raoul,puisque je n’ai gagné aucun honneur en vous capturant ?…Comment vous sentez-vous ?

Le jeune Français s’était remis sur pied.

– Ne me prenez point mon épée,demanda-t-il. Je suis votre prisonnier… Je crois que je pourraimonter mon cheval maintenant, bien que j’aie toujours de violentscoups dans la tête.

Nigel avait perdu toutes traces de sescompagnons, mais il se souvenait des paroles de Sir Robert luienjoignant de chevaucher à l’ouest, vers le soleil, avec lacertitude de retrouver la route tôt ou tard.

En progressant sur ce terrain ondoyant, lesdeux jeunes gens se mirent à converser joyeusement.

– Je viens d’arriver de France, fitRaoul, et j’espérais me gagner beaucoup d’honneur dans ce pays, carj’ai toujours entendu dire que les Anglais étaient des hommes trèsbraves à combattre. Mes mules et mes bagages se trouvent à Évran.Mais je me suis aventuré pour voir quelque chose et j’ai eu lachance de tomber sur votre ost en marche. Je l’ai suivi dansl’espoir de quelque aventure, mais vous avez surgi derrière moi etj’aurais donné tous les gobelets d’or de la table de mon père pouravoir mon armure et pouvoir vous faire face. J’ai fait promesse àla comtesse Béatrice de lui envoyer un Anglais, ou deux peut-être,pour lui baiser la main.

– On pourrait avoir plus mauvais sort,fit Nigel. Cette belle dame vous est-elle promise ?

– Je l’aime, répondit le Français. Nousattendons que le comte soit tué à la guerre, après quoi nous nousmarierons. Et votre dame, Nigel ? J’aimerais la voir.

– Vous aurez peut-être cette chance,messire, car ce que j’ai vu de vous m’engage à porter les chosesplus loin. Je pense que nous pourrions faire de ceci une questiond’honneur car, lorsque Sir Robert vous aura interrogé, je serailibre de disposer de vous.

– Et que ferez-vous, Nigel ?

– Nous nous livrerons à une passed’armes, à la suite de quoi j’irai rendre visite à dame Béatrice,ou vous irez voir Lady Mary… Non, ne me remerciez point parce que,tout comme vous, je suis venu dans ce pays en quête de gloire et jene sais où je pourrais en trouver plus qu’à la pointe de nos épées.Mon seigneur et maître, Sir John Chandos, m’a dit souvent qu’iln’avait jamais rencontré de chevaliers ou d’écuyers français sansprendre grand plaisir à leur compagnie. Je vois maintenant qu’ilm’a dit la vérité.

Pendant une heure, les deux amis chevauchèrentensemble, le Français ne cessant de parler de sa dame, exhibant songant d’une de ses poches, sa jarretière qu’il tira de dessous sonpourpoint et son soulier de la fonte de sa selle. Elle était blondeet, quand il apprit que Lady Mary était noire, il se serait bienarrêté pour disputer de ses préférences en matière de couleur decheveux. Il parla aussi de son château de Lauta, près des eauxagréables de la Garonne, de la centaine de chevaux qui garnissaientles écuries, des soixante-dix chiens qui peuplaient les chenils etdes cinquante faucons dans les mues. Son ami anglais devrait yaller lorsque la guerre serait finie. Quel beau jour ceserait ! Nigel à son tour, dont la froideur anglaise fondaitdevant le jeune rayon de soleil méridional, se surprit à parler despentes couvertes de bruyère dans le Surrey, de la forêt de Woolmeret même des chambres sacrées de Cosford.

Mais ils se dirigeaient vers le soleilcouchant, pensées perdues dans leurs lointains foyers respectifs,chevaux au pas, lorsque quelque chose soudain les ramenabrutalement à la réalité des périlleuses collines de laBretagne.

C’était le long appel d’une trompe venant duversant opposé d’une hauteur vers laquelle ils se dirigeaient. Uneseconde longue note y répondit à quelque distance.

– Est-ce votre camp ? demanda leFrançais.

– Non, nous avons des pipeaux et un oudeux fifres mais jamais je n’ai entendu d’appel de trompe dans nosrangs. Nous ferions bien de nous dissimuler, car nous ignorons cequi se trouve devant nous. Allons de ce côté. Nous pourrons voirsans être vus nous-mêmes.

Derrière quelques bouleaux couronnant lahauteur, les deux jeunes écuyers purent regarder la longue valléerocailleuse qui s’étendait devant eux. Sur un tertre se dressait unpetit bâtiment couronné de créneaux. À quelque distance de làs’élevait un grand et sombre château aussi massif que les rocs surlesquels il reposait, avec un puissant donjon à l’un des angles etquatre longues lignes de murs à mâchicoulis. Tout au-dessus, uneimmense bannière flottait au vent et son motif flamboyait dans lesoleil couchant. Nigel mit sa main en visière :

– Ce ne sont point les armesd’Angleterre, jugea-t-il, ni les lys de France, pas plus quel’hermine de Bretagne. Celui qui occupe ce château combat donc pourson propre compte puisque c’est son emblème qui flotte là. C’estune tête de gueules sur champ d’argent.

– La tête sanglante sur le plateaud’argent ! s’écria le Français. On m’a prévenu contrelui ! Ce n’est point un homme, ami Nigel, c’est un monstre quicombat l’Angleterre et la France et toute la chrétienté.N’avez-vous jamais entendu parler du boucher de laBrohinière ?

– Non, jamais.

– Son nom est maudit en France. N’ai-jepoint entendu dire que cette année même il a mis à mort Gilles deSaint-Pol, ami du roi d’Angleterre ?

– Oui, il me souvient maintenant d’avoirentendu quelque chose de semblable, à Calais, avant notredépart.

– Eh bien, c’est là qu’il demeure, etDieu vous garde si jamais vous passez devant ce portail, car nulprisonnier n’en sortit jamais vif. Depuis que ces guerres ontcommencé, il est devenu une sorte de roi et le produit de onzeannées de pillage s’est accumulé dans ses caves. Et comment lajustice pourrait-elle le frapper, quand personne ne sait à quiappartient cette terre ? Mais lorsque nous vous aurons tousrenvoyés dans votre île, par la sainte Mère de Dieu ! nousaurons une lourde dette à faire payer à celui qui habite cesmurs.

Comme ils étaient à observer, un nouvel appelde trompe s’éleva. Il ne venait pas du château mais de l’autre boutde la vallée. Il y fut répondu par un second appel provenant desmurs. Puis parut en une longue ligne ondoyante une bande demaraudeurs rentrant chez eux avec leur butin. À la tête d’un grouped’hommes armés de javelots s’avançait à cheval un homme, grand etsolide, revêtu d’une armure d’airain qui le faisait briller commeune statue d’or dans les rayons du soleil. Son casque était détachéde la gorgière et était suspendu au cou du cheval. Une grande barbelui flottait sur la poitrine et ses cheveux lui pendaient jusquedans le dos. À côté de lui, un écuyer portait la bannière à la têtede sang. Derrière les soldats venaient une rangée de muleslourdement chargées et, de part et d’autre, un troupeau de paysansqu’on conduisait au château.

Enfin, venait un second groupe de soldatsmontés, conduisant une vingtaine de prisonniers.

Nigel les regarda puis, bondissant sur soncheval, s’avança, protégé par le relief. Il atteignit ainsi sansêtre vu un endroit situé à peu de distance de la porte. Il venait àpeine d’occuper sa nouvelle position, que le cortège s’engagea surle pont-levis au milieu des cris de bienvenue de ceux quigarnissaient les murs. Nigel détailla de nouveau attentivement lesprisonniers de l’arrière-garde. Il était à tel point absorbé parson observation qu’il avait dépassé les rochers et se tenaitpresque au sommet de l’éminence.

– Par saint Paul ! dit-il. C’estbien cela ! Je vois leurs hoquetons roux. Ce sont des archersanglais.

Comme il parlait, un des prisonniers, solidegaillard aux larges épaules, leva la tête et aperçut la silhouettebrillante au-dessus de la colline, avec le casque ouvert et lesroses rouges sur la poitrine. D’un large mouvement des bras, ilrejeta ses gardiens sur les côtés et se trouva hors du groupe.

– Squire Loring ! SquireLoring ! cria-t-il. C’est moi, Aylward, l’archer ! C’estmoi, Samkin Aylward !

Aussitôt une douzaine de mains se saisirent delui, ses cris furent étouffés par un bâillon et il fut traîné à lasuite des autres dans la sinistre entrée du château. Puis les deuxportes de fer se fermèrent lourdement, le pont se releva et,captifs et conquérants, voleurs et butin disparurent dans lesentrailles de la lugubre forteresse.

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