Sir Nigel

Chapitre 21COMMENT LE SECOND MESSAGER S’EN FUT À COSFORD

Sous le couvert de la nuit, les blessés furentévacués du fossé tandis que des piquets d’archers s’avançaientjusqu’à la porte même afin qu’on ne pût la reconstruire. Nigel, lecœur alourdi par sa défaite, la mort de son ami et ses craintespour Aylward, s’en retourna en rampant vers son camp. Mais sa coupen’était pas pleine encore car Knolles l’attendait, la langue aussimordante qu’un fouet. Qui se croyait-il donc, lui, pauvre petitécuyer, qui menait une attaque sans en avoir reçu l’ordre ? Etvoilà où ses folles idées de chevalerie errante l’avaient mené. Ilavait perdu vingt hommes sans y rien gagner. Il avait leur sang surla conscience. Chandos serait mis au courant de sa conduite. Ilserait renvoyé en Angleterre après la prise du château.

Tels furent les reproches de Knolles, d’autantplus amers que Nigel sentait au fond du cœur qu’il avait mal agi etque Chandos lui aurait dit la même chose, en termes plus aimablespeut-être. Il les écouta dans un respectueux silence, comme ilétait de son devoir, puis, après avoir salué son chef, se retirapour aller se jeter parmi les buissons et, le visage entre lesmains, verser les plus chaudes larmes de sa vie. Il avait pourtantlutté avec ardeur, mais tout s’était tourné contre lui. Il étaitblessé, brûlé et souffrait de la tête aux pieds. Mais tout commel’esprit s’élève au-dessus du corps, tout cela n’était rien à côtédu chagrin et de la honte qui lui rongeaient le cœur.

Une petite chose fit dévier le cours de sespensées et lui apporta un peu de paix. En ôtant ses gantelets demailles, il avait effleuré des doigts le petit bracelet que LadyMary lui avait remis lorsqu’ils s’étaient trouvés ensemble sur lacolline de Sainte-Catherine. Il se souvint alors de la devise qui yétait inscrite dans un filigrane d’or : « Fais ce quedois, advienne que pourra – c’est commandé au chevalier. »

Ces mots lui résonnèrent dans la tête. Ilavait fait ce qui lui semblait bien, sans s’occuper de ce qu’iladviendrait. Tout avait mal tourné, il est vrai, mais cela étaitcommun dans les affaires humaines. Il se rendait compte que, s’ilavait emporté le château, Knolles eût tout pardonné et oublié.Mais, s’il ne l’avait point emporté, ce n’était pas sa faute.Personne n’aurait pu le faire. Et si Mary avait pu le voir, ellel’aurait certainement approuvé. En s’endormant, il vit son brunvisage illuminé d’orgueil et de pitié se pencher vers lui. Elleétendit la main et le toucha doucement à l’épaule. Il bondit et sefrotta les yeux car, réellement, quelqu’un était là dans l’ombrequi le secouait. Mais le doux toucher de Lady Mary fit place à larude poigne de Simon le Noir, le fier homme d’armes du Norfolk.

– Vous êtes bien l’écuyer Loring, dit-ilen fixant son visage dans l’obscurité.

– Je le suis. Et alors ?

– Je vous ai cherché dans tout le campmais, lorsque j’ai aperçu votre cheval entravé dans ces buissons,j’ai pensé que je devrais vous trouver à proximité. Je voudraisvous parler.

– Parle !

– Cet archer Aylward était mon ami etDieu a mis dans ma nature d’aimer mes amis autant que je hais mesennemis. Il est votre serviteur et il m’est apparu que vousl’aimiez aussi.

– J’ai des raisons de l’aimer.

– Alors, vous et moi, squire Loring,avons plus de motifs de nous battre pour cette cause que tous lesautres qui songent plus à enlever ce château qu’à sauver ceux qui ysont prisonniers. Ne voyez-vous donc pas qu’un homme comme cebrigand de seigneur, lorsque tout lui paraîtra désespéré, ferasûrement trancher la gorge à tous les prisonniers au dernier momentavant la chute du château, sachant très bien que le même sortl’attendra ? N’est-ce point certain ?

– Par saint Paul ! Je n’avais pointsongé à cela.

– J’étais avec vous à marteler cetteporte intérieure et à un certain moment, quand j’ai cru qu’elleallait céder, je me suis dit : « Adieu, Samkin, je ne teverrai plus jamais ! » Ce baron a du fiel dans l’âme,tout autant que moi, et croyez-vous que je livrerais mesprisonniers vivants, si l’on m’obligeait à le faire ? Quenon ! Si nous avions forcé notre passage ce jour, c’eût été lamort pour eux tous.

– Il se peut que tu aies raison, Simon,et cette pensée devrait apaiser nos regrets. Mais si nous nepouvons les sauver en prenant le château, ils seront perdus detoute façon.

– Peut-être que oui et peut-être que non.Je pense que, si le château était pris très soudainement et defaçon imprévisible, nous aurions peut-être la chance de retrouverles prisonniers avant qu’ils aient le temps de s’occuper d’eux.

Nigel se pencha, la main sur le bras dusoldat.

– Tu as un plan en tête, Simon.Dis-le-moi.

– J’aurais voulu le dire à Sir Robert,mais il prépare l’assaut de demain et ne veut point être dérangé.J’ai un plan, en effet, dont toutefois je ne pourrais dire, avantde l’avoir mis à l’épreuve, s’il est bon ou mauvais. Mais je vaisd’abord vous conter ce à quoi j’ai pensé. Sachez donc que, cematin, alors que je me trouvais dans le fossé, j’ai remarqué un deleurs hommes sur le mur, un grand rouquin à la figure pâle, avecune touche du feu de saint Antoine sur la joue.

– Mais quel rapport avecAylward ?

– Je vais vous le dire. Ce soir, aprèsl’assaut, il advint que je me promenais avec quelques amis autourde cette redoute sur le monticule là-bas, en essayant d’y décelerun point faible. Quelques-uns des ennemis vinrent sur le rempartafin de nous insulter, et parmi eux, qui ai-je vu, sinon mon grandgaillard au visage pâle, aux cheveux roux et à la petite touche defeu de saint Antoine sur la joue. Que pensez-vous de cela, squireNigel ?

– Que cet homme est passé du château dansla redoute.

– En vérité, c’est ce qu’il a fait. Iln’existe pas dans le monde deux hommes marqués comme lui. Mais s’ilest passé du château à la redoute, ce n’est point au-dessus du solpuisque nos hommes étaient là.

– Par saint Paul ! Je vois ce que tuveux dire, s’écria Nigel. Tu crois qu’il existe un passage sousterre.

– J’en suis certain.

– Ainsi, enlevons la redoute, et nouspourrons emprunter ce passage qui nous mènera à l’intérieur duchâteau.

– Cela pourrait se faire, mais ce seraitdangereux car, sans aucun doute, ceux du château nous entendrontattaquer la redoute. Ils barricaderont le passage et tueront lesprisonniers.

– De ce fait, queconseilles-tu ?

– Si nous pouvions découvrir où se trouvele passage, squire Nigel, je ne vois pas ce qui nous empêcherait decreuser pour y descendre. Ainsi, le château et la redoute seraienttous deux à notre merci avant même qu’ils le sussent.

Nigel battit des mains.

– Pardieu ! Que voilà un beauplan ! Mais hélas ! Simon, je ne vois point comment nouspourrions déterminer le tracé de ce passage, ni où creuser pourl’atteindre.

– J’ai là-bas des paysans avec despelles. Il y a aussi deux de mes amis : Harding de Barnstatleet John des comtés de l’Ouest, qui attendent avec leur équipement.Si vous voulez nous conduire, squire Nigel, nous sommes prêts àrisquer nos vies dans l’aventure.

Mais que dirait Knolles s’ilséchouaient ? Cette pensée traversa l’esprit de Nigel, aussitôtsuivie d’une autre. Il ne se risquerait point trop avant, à moinsd’avoir des chances de succès. Et, s’il s’y risquait, il y joueraitsa vie. Agissant ainsi, il ferait amende honorable pour seserreurs. En revanche, si le succès couronnait ses efforts, Knolleslui pardonnerait son échec devant la porte. L’instant d’après, ilavait chassé tous les doutes de son esprit et, guidé par Simon leNoir, s’avançait dans l’obscurité.

Les deux autres hommes d’armes les attendaienten dehors du camp et tous quatre continuèrent ensemble. Un petitgroupe de silhouettes se dessina dans l’obscurité. Le ciel étaitcouvert de nuages et une lourde pluie tombait, dissimulant et lechâteau et la redoute. Mais, durant le jour, Simon avait placé unepierre comme point de repère. Ils surent donc quand ils setrouvèrent entre les deux.

– Andreas l’aveugle est-il là ?demanda Simon.

– Oui, messire, j’y suis, fit unevoix.

– Cet homme, expliqua Simon, étaitautrefois riche et de bonne réputation. Mais il fut réduit à lamendicité par ce brigand de seigneur qui, dans la suite, lui fitperdre la vue pour l’obliger à vivre durant de longues années dansl’ombre en se contentant de la charité des autres.

– Mais comment peut-il nous aider dansnotre entreprise s’il n’y voit ? demanda Nigel.

– C’est justement pour cette raison qu’ilpeut nous être d’une plus grande utilité qu’un autre, bon seigneur,car il se fait souvent que, lorsqu’un homme perd un sens, Dieuaiguise les autres. Ainsi donc, Andreas est doué d’une ouïe tellequ’il peut entendre la sève monter dans un arbre, voire une souristrotter dans son trou. Il est venu nous aider à trouver lepassage.

– Et je l’ai trouvé, fit l’aveuglefièrement. Voici, j’ai placé mon bâton sur la ligne qu’il suit. Pardeux fois, alors que j’étais couché avec mon oreille sur le sol,j’ai entendu marcher par-dessous.

– J’espère que tu ne te trompes point,bonhomme, fit Nigel.

Pour toute réponse, l’homme saisit son bâtonet en frappa deux coups sur le sol, une fois à droite et une fois àgauche. L’un rendit un son plein, l’autre un son creux.

– N’entendez-vous point cela ?demanda-t-il. Me demanderez-vous encore si je me trompe ?

– En fait nous te sommes grandementredevables pour ce service, répondit Nigel. Que les paysanscommencent à creuser aussi silencieusement que possible. Et toi,Andreas, garde l’oreille sur le sol afin de nous prévenir siquelqu’un passe en dessous.

Ainsi donc, sous la pluie qui tombait, lepetit groupe se mit au travail dans l’obscurité. L’aveugle restaitétendu, le visage à terre. Par deux fois, ils entendirent son légersifflement avertisseur, et ils cessèrent le travail. Après uneheure, ils parvinrent à une arche de pierre qui constituait lapartie extérieure de la voûte du tunnel. C’était un gros obstacle,car il faudrait peut-être longtemps pour détacher une pierre ;et, si le travail n’était pas terminé au lever du jour, leurentreprise était vouée à l’échec. Ils firent sauter le mortier aumoyen d’une dague et parvinrent à dégager une petite pierre quileur permit de s’attaquer plus facilement aux autres. Un trou, plusnoir que la nuit qui les entourait, s’ouvrait à leurs pieds, et ilsn’en pouvaient toucher le fond avec leurs épées. Ils avaient ouvertle tunnel.

– Je voudrais y entrer le premier, fitNigel. Je vous prie donc de m’aider à descendre.

Ils le soutinrent de toute la longueur deleurs bras puis, après l’avoir lâché, ils l’entendirent atterrirsain et sauf au fond. Une seconde plus tard, l’aveugle donnait lesignal d’alarme.

– J’entends des pas, dit-il. Ils sontloin encore mais ils se rapprochent.

Simon poussa la tête et le cou dansl’ouverture.

– Squire Loring, m’entendez-vous ?murmura-t-il.

– Je t’entends, Simon.

– Andreas dit que quelqu’un vient.

– Couvre vite l’ouverture. Vite, je teprie, couvre-la !

Un manteau fut jeté sur le trou afin qu’aucunrai de lumière ne pût avertir le nouveau venu. Cependant il était àredouter qu’il eût entendu Nigel tomber dans le passage. Mais ilfut bientôt clair qu’il n’en était rien, car Andreas annonça qu’ilcontinuait d’avancer. Nigel pouvait entendre le lointain bruit depas. S’il portait une lanterne, tout était perdu. Mais nul rayon delumière n’apparut dans le tunnel et les pas approchaienttoujours.

Nigel murmura une prière de remerciement à sessaints patrons tout en s’écrasant contre la muraille, attendantsans respirer, la dague à la main. Les pas se faisaient de plus enplus proches. Il pouvait percevoir la respiration de l’autre dansle noir. Puis, au moment où il passa, Nigel bondit, tel un tigre.Il y eut un sursaut d’étonnement suivi du silence, car la poignepuissante de l’écuyer serrait la gorge de l’homme dont le corpsétait plaqué immobile contre le mur.

– Simon, Simon ! cria Nigel à hautevoix.

Le manteau fut enlevé du trou.

– As-tu une corde ? Sinon, vosceintures mises bout à bout pourraient faire l’affaire.

L’un des paysans avait une corde et Nigel lasentit bientôt danser contre sa main. Il tendit l’oreille mais iln’y avait pas le moindre bruit dans le passage. Pendant un instant,il relâcha la gorge du prisonnier. Il n’en sortit qu’un torrent deprières et de supplications. L’homme tremblait comme une feuilledans le vent. Nigel lui pressa la pointe de sa dague sur le visageen lui conseillant de ne point ouvrir la bouche. Après quoi, il luipassa la corde sous les bras et l’attacha.

– Remontez-le ! souffla-t-il.

Pendant un moment l’ouverture grisâtreau-dessus de lui fut obscurcie.

– Nous l’avons, messire, fit Simon.

– Alors, descendez-moi la corde ettenez-la bien.

Un moment plus tard, Nigel et ses hommesentouraient le prisonnier. Il faisait trop noir pour distinguer sonvisage. Simon lui passa la main sur la figure. Elle était grassemais bien rasée. Un long vêtement lui pendait jusque sur leschevilles.

– Qui es-tu ? demanda-t-il. Dis lavérité et parle bas, si tu veux parler encore.

L’homme se mit à claquer des dents.

– Je ne parle pas anglais !murmura-t-il.

– Le français alors, fit Nigel.

– Je suis un saint prêtre de Dieu. Vousencourez le ban de la sainte Église en portant la main sur moi. Jevous prie de me laisser aller voir ceux que je dois entendre enconfession et à qui je dois donner l’extrême-onction. S’ilsdevaient mourir en état de péché, vous auriez leur condamnation surla conscience.

– Quel est votre nom ?

– Je suis Dom Pierre de Cervolles.

– De Cervolles, l’archiprêtre, celui quia attisé le brasier quand on m’a brûlé les yeux ! s’écriaAndreas. De tous les diables de l’enfer, il n’en est point de piresque lui ! Mes amis, mes amis, si je vous ai bien servi cettenuit, je ne demande pour toute récompense que de pouvoir disposer àmon gré de cet homme.

Mais Nigel repoussa le vieillard.

– Nous n’avons point le temps pour cela,dit-il. Maintenant, écoute-moi, prêtre, si vraiment tu es prêtre.Ta robe ni ta tonsure ne te sauveront si tu nous trompes, car noussommes ici dans un dessein précis et nous sommes décidés à leréaliser quoi qu’il arrive. Réponds-moi et dis-moi la vérité sansquoi cette nuit sera ta dernière. Dans quelle partie du château letunnel donne-t-il accès ?

– Dans les caves basses.

– Qu’y a-t-il au bout dutunnel ?

– Une porte de chêne.

– Est-elle barricadée ?

– Oui, elle l’est.

– Comment serais-tu entré ?

– En donnant le mot de passe.

– Qui aurait ouvert ?

– Le garde, à l’intérieur.

– Et plus loin ?

– Plus loin se trouvent les cachots de laprison et les geôliers.

– Qui serait encore deboutmaintenant ?

– Personne sauf un garde à la porte et unautre sur le rempart.

– Alors, quel est le mot depasse ?

L’homme garda le silence.

– Le mot de passe, l’ami.

Les pointes glacées de deux dagues luipiquèrent la gorge mais il refusait toujours de parler.

– Où est l’aveugle ? demanda Nigel.Voici, Andreas, tu peux l’avoir et en faire ce que tu veux.

– Non, non ! murmura le prêtre.Éloignez-le de moi. Sauvez-moi d’Andreas l’aveugle. Je vous diraitout.

– Le mot de passe, alors, àl’instant.

– C’est :Benedicite !

– Nous avons le mot de passe,Simon ! s’écria Nigel. Viens, allons au bout du tunnel. Lespaysans garderont le prêtre et resteront ici au cas où nousvoudrions envoyer un message.

– Non, messire, je crois que nouspourrions faire mieux, répondit Simon. Emmenons le prêtre. Ainsi,le garde qui se trouve à l’intérieur reconnaîtra sa voix.

– Voilà qui est bien réfléchi ! Maisavant cela, prions ensemble, car cette nuit pourrait bien être ladernière pour nous.

L’écuyer et les trois hommes d’armess’agenouillèrent dans la pluie et récitèrent de simples oraisons,Simon tenant toujours étroitement le poignet du prêtre. Ce dernierfouilla dans sa tunique et en tira quelque chose.

– C’est le cœur du confesseur saintEnogat. Cela vous mettra l’âme en repos que de baiser cette sainterelique.

Les quatre Anglais se la passèrent de l’un àl’autre, chacun y pressant dévotement les lèvres. Après quoi, ilsse levèrent. Nigel fut le premier à descendre dans le trou. Il futsuivi de Simon puis du prêtre, dont ils se saisirent aussitôt.Ensuite venaient les hommes d’armes. Ils avaient à peine faitquelques pas lorsque Nigel s’arrêta.

– Je suis sûr que quelqu’un vientderrière nous, dit-il.

Ils tendirent l’oreille mais il ne leurparvint pas le moindre bruit. Après une pause d’une minute, ilsreprirent leur avance dans le noir. Cela leur parutinterminablement long alors que, en réalité, ils parcoururent àpeine une centaine de pas avant d’atteindre une porte entourée d’unrai de lumière jaune et qui leur barrait le passage. Nigel y frappade la main.

Ils entendirent le grincement d’un verrou,puis une voix demanda :

– C’est vous, l’Abbé ?

– Oui, c’est moi, répondit le prêtred’une voix tremblante. Ouvre, Arnold.

La voix avait suffi, nul besoin de mot depasse. La porte s’ouvrit vers l’intérieur et aussitôt le portierfut abattu par Nigel et Simon. Leur attaque avait été si soudainequ’il n’y eut d’autre bruit que la chute du corps de l’homme. Unflot de lumière inonda le passage et les Anglais restèrent là àcligner des yeux.

Devant eux s’ouvrait un couloir pavé depierres et au travers duquel gisait le corps du portier. Il y avaitplusieurs portes de part et d’autre, et une grille fermaitl’extrémité opposée. Un étrange remue-ménage, fait de plaintes etde gémissements, remplissait l’atmosphère. Les quatre hommes setenaient là, écoutant et se demandant ce que cela pouvait biensignifier, lorsqu’un cri aigu retentit derrière eux. Le prêtregisait sur le sol et le sang coulait à flots de sa gorge ouverte.Dans le passage, une ombre noire dans la lumière jaunes’éloignait : un homme qui se servait d’un bâton pouravancer.

– C’est Andreas ! s’écria Will. Ill’a tué !

– Alors c’est lui que j’avais entenduderrière nous, fit Nigel. Sans aucun doute, il nous suivait dansl’ombre. Mais j’ai bien peur que le cri du prêtre n’ait étéentendu.

– Non, répondit Simon, il y a tant decris que celui-ci aura passé avec les autres. Prenons cette lampequi est accrochée au mur et voyons dans quel antre de démon nousnous trouvons.

Ils ouvrirent la première porte à droite etune puanteur telle les frappa aux narines qu’ils furent obligés dereculer. La lampe que Simon poussa de l’avant éclaira une créaturequasi simiesque, homme ou femme, nul n’aurait pu le dire, et que lasolitude et l’horreur avaient rendue folle. Dans une autre cellulese trouvait un vieillard à la longue barbe grise. Il était enchaînéau mur, corps sans âme où cependant la vie circulait toujours, caril tourna lentement les yeux vers les intrus. Mais c’était dederrière la porte centrale au bout du corridor que venaient lescris et les appels.

– Simon, fit Nigel, avant d’aller plusloin, nous allons faire sauter cette porte de ses gonds. Et nousnous en servirons pour bloquer ce passage, ce qui nous permettra detenir jusqu’à ce que du secours nous arrive. Tu vas retourner aucamp aussi vite que tes jambes pourront te porter. Les paysanst’aideront à sortir du trou. Présente mes respects à Sir Robert etdis-lui que le château sera pris sans coup férir s’il veut venirici avec cinquante hommes. Dis-lui que nous nous sommes installés àl’intérieur. Dis-lui aussi, Simon, que je lui conseille deprovoquer une perturbation devant la porte à l’extérieur de façon àmaintenir les gardes en éveil de ce côté pendant que nous forceronsnotre avance derrière eux. Va, mon bon Simon, et ne perds point uneminute.

Mais l’homme d’armes secoua la tête.

– C’est moi qui vous ai amené ici,messire, et je resterai ici, corps et âme. Toutefois, vous avezparlé sagement en disant que Sir Robert devrait être avisé de cequi se passe, maintenant que nous nous sommes aventurés aussi loin.Harding, va aussi vite que tu le pourras pour porter le message demessire Nigel.

L’homme s’en alla à regret. Ils entendirent lebruit de ses pas et le cliquetis de son équipement qui se mouraientdans le tunnel. Les trois compagnons s’approchèrent alors de laporte. Leur intention était d’attendre là jusqu’à ce que l’aideleur vînt, quand, dans cette Babel de cris, ils entendirent unevoix qui implorait en anglais :

– Mon Dieu… je vous prie de me donner unetasse d’eau, si vous espérez en la miséricorde du Christ !

Un éclat de rire et le bruit mat d’un chocsuivirent.

Le sang de Nigel lui monta aussitôt à la tête,faisant bourdonner ses oreilles et lui battant vigoureusement lestempes. Il est des moments où le cœur de l’homme l’emporte sur lecerveau du soldat. D’un bond, il se trouva devant la porte qu’ilfranchit aussitôt avec les hommes d’armes sur les talons. La scènequi les attendait les cloua tous trois au sol, frappés parl’horreur et la surprise.

Ils se trouvaient devant une grande chambrevoûtée, brillamment éclairée par de nombreuses torches. Àl’extrémité opposée ronflait un grand feu, devant lequel troishommes nus étaient enchaînés à des poteaux de telle façon qu’ils nepussent jamais s’éloigner de la zone de chaleur. Ils en étaientcependant suffisamment distants pour ne pas être brûlés, àcondition de tourner et de se déplacer continuellement. Ainsi donc,ils dansaient et tournoyaient devant le brasier, dans le rayon queleur permettait leur chaîne, rompus de fatigue et la languedesséchée et crevassée par la soif, mais incapables de cesser leurscontorsions ne fût-ce qu’un instant.

Mais la vue était encore plus étrange sur lescôtés de la salle d’où parvenait le chœur de grognements qui avaitd’abord frappé les oreilles de Nigel et de ses compagnons. Unerangée de grands tonneaux se trouvait le long des murs. Dans chacund’eux était assis un homme dont la tête seule dépassait. Quand ilsbougeaient, on entendait un clapotis d’eau à l’intérieur. Tous cesvisages pâles se tournèrent vers la porte lorsqu’elle s’ouvrit, etun cri d’étonnement et d’espoir succéda au long gémissement.

Au même instant, deux gaillards vêtus de noiret qui étaient assis à une table près du feu avec un flacon de vindevant eux bondirent sur leurs pieds, contemplant avec ahurissementcette soudaine intrusion. Cet instant d’hésitation les priva deleur dernière chance de salut. Au milieu de la pièce se trouvaientquelques marches qui menaient à la porte principale. Vif comme unchat sauvage, Nigel les atteignit avant les geôliers. Ils firentaussitôt demi-tour pour gagner l’escalier menant au passage, maisSimon et ses compagnons en étaient plus près qu’eux. Deux gestes,deux dagues volant dans la pièce, et les bandits qui exécutaient lavolonté du Boucher se trouvèrent étendus, sans vie, dans la chambredes tortures.

Un murmure de joie et de prières s’éleva detoutes les lèvres blanches. Une lumière d’espoir s’alluma soudaindans les yeux désespérés. Un long hurlement se serait élevé, siNigel n’avait étendu les bras pour demander le silence.

Il ouvrit la porte derrière eux. On devinaitdans l’obscurité un escalier en colimaçon. Il écouta, mais nul sonne lui parvint. Une clé se trouvait dans la serrure du côtéextérieur de la porte de fer. Il la prit et verrouilla la porte del’intérieur. Ainsi, le terrain qu’ils avaient gagné leur étaitacquis, et ils pouvaient se consacrer à soulager les malheureuxautour d’eux. Quelques coups puissants firent sauter les fers etlibérèrent les trois danseurs devant le feu. Avec un cri de joie,ils se précipitèrent vers les tonneaux d’eau de leurs compagnonset, y plongeant la tête tout comme des chevaux, ils burent, burent,burent. Puis à leur tour les malheureuses créatures furent retiréesdes cuves. Elles avaient la peau blanchie et ratatinée par ce bainprolongé. Leurs liens furent arrachés, mais leurs membres engourdisrefusaient de bouger, si bien qu’elles se tordaient et setraînaient sur le sol pour arriver près de Nigel et lui baiser lamain.

Dans un coin se trouvait Aylward, exténué defroid et de faim. Nigel courut à lui et lui souleva la tête. Lecruchon de vin des deux geôliers se trouvait toujours sur la table.L’écuyer en porta un gobelet aux lèvres de l’archer, qui en but unelongue rasade.

– Comment te sens-tu maintenant,Aylward ?

– Mieux, squire, mieux, mais j’espèrebien ne plus jamais toucher l’eau aussi longtemps que je vivrai.Hélas, le pauvre Dicon s’en est allé, et Stephen aussi… J’ai froidjusque dans la moelle des os. Je vous prie de me laisser m’appuyersur votre bras jusque près de ce feu afin que j’y puisse réchauffermes membres glacés et rétablir la circulation de mon sang.

Étrange spectacle que ces vingt hommes nusaccroupis en demi-cercle devant le feu et tendant leurs mainstremblantes vers la flamme. Bientôt leurs langues se délièrent etils se mirent à raconter leurs malheurs, en y insérant denombreuses prières et actions de grâces à tous les saints pour leurdélivrance. Nulle nourriture n’avait franchi leurs lèvres depuisleur capture. Le Boucher leur avait ordonné de se joindre à sagarnison et de tirer sur leurs compagnons. Lorsqu’ils avaientrefusé, il en avait pris trois pour les exécuter.

Les autres avaient été traînés dans les cavesoù le tyran les avait suivis. Il ne leur avait posé qu’une seulequestion : avaient-ils le sang chaud ou étaient-ilsfrileux ? Ils avaient été roués de coups jusqu’à ce qu’ilsrépondissent. Trois d’entre eux s’étaient déclarés frileux etavaient été condamnés au supplice du feu. Quant aux autres, ilsavaient été plongés dans les cuves d’eau pour rafraîchir leur sangtrop chaud. Régulièrement, l’homme était revenu pour jouir de leurssouffrances et leur demander s’ils étaient prêts à entrer à sonservice. Trois avaient accepté et avaient aussitôt été délivrés.Mais les autres avaient tenu, dont deux d’entre eux jusqu’à lamort.

Telle fut l’histoire que Nigel et sescompagnons écoutèrent en attendant impatiemment l’arrivée deKnolles et de ses hommes. Ils jetaient sans cesse des coups d’œilanxieux vers le sombre tunnel mais pas le moindre scintillementlumineux ni le moindre cliquetis métallique ne leur parvinrent deses profondeurs. Cependant un son lourd frappa leurs oreilles.C’était un bruit métallique, lent et mesuré, qui serapprochait : le pas d’un homme en armure. Les malheureuxautour du feu, épuisés par la faim et la souffrance, se serrèrentles uns contre les autres, le visage hagard et les yeux fixés surla porte.

– C’est lui ! murmurèrent-ils. C’estle Boucher !

Nigel s’était précipité vers la porte etécoutait. Point d’autres bruits de pas que ceux de l’homme.Lorsqu’il s’en fut assuré, il tourna doucement la clé dans laserrure. Au même moment une voix tonna de l’autre côté :

– Yves ! Bertrand ! Nem’entendez-vous point venir, ivrognes ? Je vous ferairafraîchir la tête dans les cuves d’eau, marauds ! Comment,pas encore ? Ouvrez-moi, chiens ! Ouvrez, vousdis-je.

Il arracha la poignée d’un coup de pied,ouvrit la porte et se précipita à l’intérieur. Pendant un instant,il demeura immobile, véritable statue de métal jaune, les yeuxfixés sur les tonneaux vides et les hommes nus rassemblés autour dufeu. Puis, avec un rugissement de lion, il se retourna, mais laporte s’était fermée derrière lui et Simon le Noir, l’air féroce etle sourire sardonique, se tenait devant elle.

Le Boucher regarda désespérément autour de luicar il n’avait d’autre arme que sa dague. Puis ses yeux tombèrentsur les roses de Nigel.

– Vous êtes un noble gentilhomme !cria-t-il. Je me rends à vous.

– Je n’accepte point votre reddition,vilain ! répondit Nigel. Défendez-vous ! Simon, jette-luiune épée !

– C’est de la folie, fit le hardi hommed’armes. Pourquoi donner un aiguillon à une guêpe ?

– Donne, te dis-je ! Je ne puis letuer ainsi, de sang-froid.

– Mais, moi, je le puis ! hurlaAylward en s’écartant du feu. Venez, mes amis ! Par les doigtsde cette main ! ne nous a-t-il point appris la manière deréchauffer le sang trop froid !

Comme une bande de loups, ils se précipitèrentsur le Boucher qui roula sur le sol avec au-dessus de lui unedouzaine d’hommes nus en délire. Ce fut en vain que Nigel tenta deles écarter. Ces hommes torturés et affamés étaient fous derage : leurs yeux étaient exorbités, ils grinçaient des dentstandis que, dans un crissement de métal, ils le traînaient àtravers la pièce par les chevilles et le jetaient dans le feu.

Nigel haussa les épaules et détourna les yeuxlorsqu’il vit la silhouette d’airain sortir des flammes, se jeter àgenoux et demander grâce avant d’être rejetée au milieu du brasier.Ses anciens prisonniers criaient de joie et battaient des mainstout en le repoussant du pied jusqu’à ce que l’armure fût tropchaude pour y toucher encore. Alors, elle resta immobile et l’aciervira au rouge, cependant que les hommes nus dansaient une rondeautour du foyer.

Enfin, les secours arrivèrent. Des lumièresscintillèrent et des armures sonnèrent dans le tunnel. La cave seremplit d’hommes armés ; au-dessus, on entendait les cris del’attaque de diversion contre la porte. Conduit par Knolles etNigel, le groupe d’assaut s’empara aussitôt de la cour du château.Les gardes de la porte, surpris par-derrière, jetèrent leurs armeset implorèrent la pitié. La porte fut ouverte et les assaillants seprécipitèrent à l’intérieur suivis d’une centaine de paysansfurieux. Certains des voleurs moururent en se défendant, d’autresfurent tués de sang-froid, mais tous périrent car Knolles avaitjuré de ne pas faire de quartier. Le jour commençait à pointerlorsque les derniers fugitifs furent retrouvés et abattus. Detoutes parts, on entendait les hurlements des soldats quand ilsenfonçaient les portes et pénétraient dans les pièces où étaiententassés les trésors et le ravitaillement. Le résultat de onzeannées de pillage : or et joyaux, satins et velours, plats etvêtements, tout était là à portée de qui voulait les prendre.

Les prisonniers qui avaient été délivrés,après avoir apaisé leur faim et s’être vêtus, se mirent à larecherche du butin. Nigel, appuyé sur son épée, près de la porte,vit arriver Aylward, avec un ballot sous chaque bras, un autre surle dos et un petit paquet qu’il tenait entre les dents. Il lâcha cedernier en passant devant son maître.

– Par les os de cette main ! Je suisbien content d’être venu à la guerre et nul homme ne pourraittrouver meilleure vie. J’ai ici un cadeau pour toutes les filles deTilford et mon père n’aura plus jamais à craindre le froncement dessourcils du procureur de Waverley. Mais vous, squire Loring ?Il ne serait point juste que nous fassions la moisson, alors quevous, qui l’avez semée, partiriez d’ici les mains vides. Allons,messire, prenez ce que j’ai trouvé ici. Je retourne en chercherdavantage.

Mais Nigel sourit et secoua la tête.

– Tu as gagné ce que ton cœur désirait,dit-il, et il se trouve que j’ai gagné la même chose.

Un moment plus tard, Knolles s’avançait verslui, les mains tendues.

– Je vous demande pardon, Nigel, dit-il.Je vous ai parlé un peu chaudement dans ma colère.

– Non, messire, c’était ma faute.

– Mais, si nous nous trouvons maintenantdans ce château, c’est à vous que nous le devons. Le roi le saura,de même que Chandos. Est-il autre chose que je puisse faire, Nigel,pour vous prouver la haute estime dans laquelle je voustiens ?

L’écuyer rougit de plaisir.

– Enverriez-vous un messager enAngleterre, messire, pour y faire part de cette nouvelle ?

– Certainement ! Il me faut lefaire. Mais ne me dites point, Nigel, que vous aimeriez être cemessager. Demandez-moi une autre faveur car je ne veux point meséparer de vous.

– Non, Dieu m’en garde ! s’écriaNigel. Par saint Paul, je ne serais point assez lâche que devouloir vous quitter, quand d’autres exploits nous attendent. Maisje voudrais faire tenir un message par votre messager.

– À qui ?

– À Lady Mary, fille du vieux Sir JohnButtesthorn, qui habite près de Guildford.

– Vous n’aurez qu’à écrire le message,Nigel. Le salut qu’un chevalier envoie à sa belle doit êtrescellé.

– Non, il le peut porter oralement.

– Alors, je vais le lui transmettre caril partira ce matin. Que dois-je lui dire ?

– Il lui remettra mes très humblessalutations et il lui dira que, pour la seconde fois, sainteCatherine a été notre amie.

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