Sir Nigel

Chapitre 8COMMENT LE ROI CHASSA AU FAUCON DANS LA BRUYÈRE DE CROOKSBURY

Le roi et sa suite s’étaient débarrassés de lafoule qui les suivait depuis Guildford sur la route des pèlerins.Les archers ayant quelque peu malmené les curieux les plus tenaces,ils poursuivaient leur route à leur aise, formant un long cortègescintillant qui ondulait dans la sombre plaine couverte debruyère.

Dans le cortège se trouvait le roi enpersonne. Il s’était muni de ses faucons car il espérait bienpouvoir chasser. Édouard, à cette époque, était un homme vigoureuxet bien développé, à la fleur de l’âge, rude jouteur et vaillantchevalier. C’était un érudit aussi, parlant le latin, le français,l’allemand, l’espagnol et même un peu d’anglais.

Tout cela n’était que trop connu dans lemonde, et depuis longtemps, mais il n’y avait que peu d’annéesqu’il avait dévoilé des caractéristiques bien plusimportantes : une ambition inlassable, qui lui faisaitconvoiter le trône de son voisin, et une prévoyance étonnante dansles questions commerciales qui le poussait à introduire enAngleterre des tisserands flamands et à faire semer les grainesqui, pendant des années, devaient constituer la principaleindustrie anglaise. On aurait pu lire chacune de ces qualités surson visage. Le sourcil, ombragé par un couvre-chef cramoisi, étaithaut et touffu. Les grands yeux bruns étaient ardents ettéméraires. Le menton était fraîchement rasé et la sombre moustachecoupée ras n’arrivait pas à dissimuler la bouche, ferme, fière etgracieuse, mais qui pouvait se serrer pour ne plus former qu’unefine ligne, signe d’une impitoyable férocité. Il avait le teintcuivré tant il avait passé de temps sur les champs de sport et deguerre. Il montait négligemment et avec aisance son magnifiquecheval noir, comme quelqu’un qui a constamment vécu en selle.Édouard était noir, lui aussi, car sa fine et nerveuse silhouetteétait enveloppée d’un costume collant, en velours de cette couleur,sur lequel ne tranchait qu’une ceinture d’or.

Dans son attitude hautaine et noble, avec soncostume simple mais riche et un destrier splendide, il avait toutce qu’on attendait d’un roi. Ce tableau du fier chevalier sur safière monture était complété par le noble faucon des îles quibattait des ailes sur son épaule, attendant qu’une proie se levât.Le second faucon était porté sur le poignet de Raoul, son cheffauconnier, qui le suivait.

À la droite du monarque et quelque peu enretrait chevauchait un jeune homme d’une vingtaine d’années, grand,fin et brun, aux traits aquilins et nobles et aux yeux pénétrantsqui pétillaient de vivacité et d’affection quand il répondait auxremarques du souverain. Il était vêtu de pourpre sombre, diapréed’or, et le harnachement de son palefroi blanc était d’unemagnificence qui attestait son rang de chevalier. Son visageimberbe était empreint d’une gravité, d’une majesté d’expressionqui prouvaient que, malgré son jeune âge, il avait eu déjà à gérerdes affaires sérieuses, que les pensées qui l’animaient étaientcelles d’un homme d’État et d’un guerrier. Ce grand jour où, àpeine adolescent, il avait conduit l’avant-garde de l’armée quiavait écrasé la puissance française à Crécy, avait laissé uneprofonde empreinte sur ses traits ; mais si graves qu’ilsfussent, ils n’étaient pas encore marqués de cette fierté qui,après quelques années, devait faire du « Prince Noir » unsynonyme de terreur dans les marches de France. La première ombrede la cruelle maladie qui allait lui enlever la vie n’avait pasencore touché son corps, et il chevauchait, léger et débonnaire, encette journée de printemps dans la bruyère de Crooksbury.

À la gauche du roi, et aussi près que pouvaitle permettre une grande intimité, s’avançait un homme du même âgeque son monarque, le visage large, le menton proéminent et le nezplat, ce qui est souvent l’indice extérieur d’une naturequerelleuse. Il avait le teint rougeaud, de grands yeux bleusquelque peu exorbités, et une apparence sanguine et coléreuse. Ilétait court mais massif et à l’évidence doué d’une grande force. Ilavait la voix douce et zézayante, des manières courtoises.Contrairement au roi et au prince, il était revêtu d’une armurelégère ; il portait un glaive court au côté et une massed’armes suspendue au pommeau de sa selle, car il faisait office decommandant de la garde du roi. Une douzaine d’autres chevaliers enarmures suivaient, formant escorte. Édouard n’aurait pu avoir plusvaillants soldats à ses côtés si, comme cela était toujourspossible en cette période d’anarchie, un danger quelconque devaitle menacer, car son compagnon n’était autre que le fameux chevalierdu Hainaut, naturalisé anglais, Sir Walter Manny, qui portait unehaute réputation de valeur chevaleresque et de vaillante témérité,tout comme Chandos lui-même.

Derrière les chevaliers, à qui il étaitinterdit de s’écarter et qui devaient toujours suivre le roi,venait un groupe de vingt à trente hobereaux ou archers montés,mêlés à quelques écuyers non armés mais menant des chevaux deréserve qui portaient la partie la plus pesante des équipements deschevaliers. Suivaient alors, en désordre, fauconniers, messagers,servants et veneurs, tenant en laisse des chiens courants ;tout cela complétait le long train coloré qui s’élevait etredescendait en suivant les ondulations de la grande plaine.

Le roi Édouard avait l’esprit préoccupé par denombreux problèmes importants. À ce moment, la paix régnait avec laFrance, mais c’était plutôt un armistice rompu de temps à autre parde menus faits d’armes, raids ou embuscades, de part et d’autre, etil était clair que le conflit ne tarderait pas à reprendreouvertement. Il fallait donc lever de l’argent, et ce n’était pointchose aisée depuis que les Communes avaient voté le charnage et lechampart. De plus, la peste noire avait ruiné le pays ; lesterres arables étaient transformées en pâtures ; leslaboureurs, se riant des lois, refusaient de travailler à moins dequatre pence par jour ; tout n’était que chaos. Ajoutez à celaque les Écossais s’agitaient à la frontière ; il y avait aussil’éternel conflit en Irlande qui n’était qu’à demi conquise ;enfin ses alliés de Flandre et de Brabant réclamaient à grands crisleurs arriérés de subsides.

C’en était bien assez pour accabler de soucismême un monarque victorieux. Mais Édouard les avait jetés au ventet se sentait le cœur aussi léger qu’un jeune garçon en vacances.Il n’avait pas une pensée pour les réclamations des banquiersflorentins ni pour les conditions vexantes des tatillons deWestminster. Il se trouvait à la campagne avec ses faucons, il nefallait donc ne songer et ne parler que de cela. Les rabatteursbattaient la bruyère et les buissons et criaient lorsque des bêtess’envolaient.

– Une pie ! Une pie !

– Que non, que non ! Ce n’est pointdigne de vos serres, ma petite reine aux yeux bruns ! disaitle roi en levant la tête vers le grand oiseau qui sautait d’uneépaule à l’autre, attendant le coup de sifflet qui lui permettraitde prendre son envol. Les tiercelets, fauconniers… un vol detiercelets ! Vite ! Vite, la gueuse se sauve vers lesbois ! Va, mon brave faucon pèlerin ! Pousse-la vers tescompagnons. Servez-la, veneurs ! Battez les buissons !Elle s’échappe ! Elle s’échappe ! Reviens, alors. Tu nereverras plus la pie.

L’oiseau en effet, avec l’adresse de sa race,s’était frayé un chemin à travers les buissons vers le bois le plusproche, si bien que ni le faucon volant sous le couvert de laforêt, ni ses compagnons, ni les clameurs des rabatteurs ne purentl’inquiéter. Le roi se rit de cette malchance et poursuivit sonchemin. Sans cesse, des oiseaux de diverses sortes furent levés etpoursuivis, chacun par le faucon approprié : la bécasse par letiercelet, la perdrix par l’autour et l’alouette par l’émerillon.Mais le roi se lassa vite de cet amusement et poursuivit sonchemin, ayant toujours sur la tête son animal favori, serviteurmagnifique et silencieux.

– N’est-ce point là un noble oiseau,messire mon fils ? demanda-t-il en levant la tête vers levolatile dont l’ombre tombait sur lui.

– En effet, sire. Il n’en est biencertainement jamais venu de plus beau des îles du Nord.

– Peut-être, mais j’ai cependant eu unfaucon venant de Barbarie, qui était aussi puissant et volait plusvite. Un oiseau oriental n’a point son pareil.

– J’en eus un autrefois qui me venait deTerre sainte, fit Manny. Il était aussi fier, ardent et vif que lesSarrasins eux-mêmes. On dit du vieux Saladin que, de son temps, ilavait des oiseaux de chasse, des chiens courants et des chevaux quin’avaient point d’égal sur terre.

– Je crois, mon père, que le jour n’estplus loin où nous posséderons ces trois merveilles, fit le princeen regardant timidement le roi. La Terre sainte va-t-elle restertoujours aux mains de ces sauvages incroyants, et le saint Templecontinuer d’être souillé par leur présence impie ? Ah, bon etdoux seigneur, donnez-moi mille lances et dix mille archers commeceux que j’avais à Crécy, et je vous jure sur Dieu que, dansl’année, je vous fais l’hommage de vous offrir le royaume deJérusalem.

Le roi éclata de rire en se tournant versWalter Manny.

– Les enfants sont toujours des enfants,dit-il.

– Les Français n’en diraient pointautant ! s’écria le jeune prince, rouge de colère.

– Non, mon fils, personne n’estime à unplus haut point votre courage que votre père. Vous avez l’espritalerte et l’imagination vive de la jeunesse, qui laisse les chosesà moitié achevées pour vous jeter dans d’autres tâches. Et queferions-nous en Bretagne et en Normandie pendant que mon jeunepaladin, avec ses lances et ses arcs, assiégerait Ascalon ouattaquerait au bélier les murs de Jérusalem ?

– Les cieux me viendraient en aide dansun travail des cieux.

– D’après ce que j’ai entendu du passé,répondit le roi sèchement, je ne vois point que le ciel ait comptébeaucoup comme allié dans les guerres d’Orient. Bien quem’exprimant en toute révérence, il m’est doux de dire que RichardCœur de Lion ou Louis de France auraient pu trouver n’importequelle petite principauté terrestre qui eût rendu plus de servicesque tous les hôtes du ciel. Qu’avez-vous à dire à cela, monseigneurl’Évêque ?

Un vigoureux ecclésiastique qui chevauchaitderrière le roi sur un puissant bai, revêtu de son embonpoint et desa dignité, remonta jusqu’à hauteur de son souverain.

– Que disait Votre Majesté ? Jesuivais du regard l’autour qui s’attaquait à une perdrix et je nevous ai point ouï.

– Eussé-je dit que j’ajouterais deuxmanoirs à l’évêché de Chichester, je gage que vous m’eussiezentendu, monseigneur l’Évêque.

– Eh bien, sire, faites-en doncl’expérience ! repartit le jovial évêque.

Le roi se mit à rire à haute voix.

– Que voilà une franche repartie, monRévérend. Par la sainte Croix ! vous avez rompu la lance,cette fois. Mais la question que je débattais était lasuivante : comment se fait-il que, puisque les croisades ontété entreprises au nom de Dieu, nous autres chrétiens ayons été simal soutenus dans nos combats ? Après tous nos efforts et laperte de plus d’hommes que nous n’en pourrions compter, nous voilàchassés du pays, et même les ordres militaires qui ont étéinstitués dans ce seul but ont grand-peine à tenir pied sur lesîles des mers de la Grèce. Il n’est plus un port ni une forteresseen Palestine où flotte encore le pavillon à la croix. Où donc,alors, se trouve notre allié ?

– Sire, vous soulevez un débat qui sesitue au-delà de la question de la Terre sainte, bien que cettedernière puisse servir de parfait exemple. C’est la question detous les péchés, de toutes les souffrances, de toutes lesinjustices… Elle devrait passer sans la pluie de feu et les éclairsdu Sinaï. La sagesse de Dieu s’étend bien au-delà de votreentendement.

Le roi haussa les épaules.

– Que voilà une réponse aisée,monseigneur l’Évêque. Vous êtes un prince de l’Église. Or, ilsiérait peu à un prince temporel de ne pouvoir faire meilleureréponse sur les affaires concernant son royaume.

– Il y a d’autres considérations dont ilnous faut tenir compte, très noble sire. Il est vrai que lescroisades étaient de saintes entreprises. Mais est-il bien certainque les croisés méritaient cette bénédiction céleste que vousréclamez pour eux ? N’ai-je point ouï dire que leur camp étaitle plus dissolu qui fût ?

– Des camps sont des camps partout de parle monde et vous ne pouvez, en quelques minutes, faire un saintd’un archer. Mais Louis, le saint, était un croisé selon votregoût. Cependant ses hommes périrent à Mansourah et lui-même mourutà Tunis.

– Souvenez-vous aussi que ce bas monden’est que l’antichambre de l’autre, répondit le prélat. C’est parla souffrance et les tribulations que l’âme est purifiée et le vraivainqueur peut être celui qui, par une endurance patiente de samauvaise fortune, mérite le bonheur à venir.

– Si telle est la signification de labénédiction de l’Église, j’espère alors qu’il faudra longtempsavant qu’elle ne descende sur nos étendards en France, répondit leroi. Mais il me semble que, lorsqu’on se trouve en route sur un boncheval avec un bon faucon, il est d’autres sujets de conversationque la théologie. Revenons à nos oiseaux, Évêque, sans quoi Raoul,le fauconnier, s’en ira vous interrompre dans votre cathédrale pourse venger.

Et aussitôt la conversation revint sur lesmystères des bois et des rivières, sur les faucons aux yeux sombreset les faucons aux yeux jaunes, sur les faucons en vol et lesfaucons tenus sur le poing. L’évêque était aussi familier desarcanes de la fauconnerie que le roi lui-même. Et les autressourirent en les entendant tous deux discuter de questionstechniques et controversées : à savoir si les fauconneauxélevés en muette pouvaient jamais égaler les oiseaux capturésadultes ; quand il convenait de commencer à donner l’escape aufaucon : et combien de temps il fallait le laisser en volavant de le réclamer.

Le monarque et le prélat étaient toujoursplongés dans leur savante discussion, l’évêque parlant avec uneliberté et une assurance dont il n’aurait jamais osé user dans lesaffaires de l’Église ou de l’État car, de tous temps, il n’y eutjamais meilleur conciliateur que l’exercice du corps. Soudaincependant, le jeune prince, dont les yeux perçants avaient balayéle ciel bleu, poussa un cri particulier et tira aussitôt sur lesrênes de son palefroi, pointant en même temps dans les airs.

– Un héron ! cria-t-il. Un héron envol.

Pour que héronner soit un plaisir parfait, ilne faut point que le héron soit levé sur le terrain où il a coutumede se nourrir, parce qu’il est alors alourdi par son repas et n’apas le temps de reprendre son vol normal avant que le faucon, plusvif, fonde sur lui, mais il faut le découvrir en vol, allant d’unpoint à un autre, probablement d’une rivière à la héronnière. Ainsidonc, surprendre l’oiseau au passage était le prélude d’une bellechasse. L’objet que le prince avait désigné du doigt n’était encorequ’un point noir au sud, mais ses yeux perçants ne l’avaient pointtrompé, car le roi et l’évêque reconnurent avec lui qu’ils’agissait d’un héron, qui grandissait de minute en minute, àmesure qu’il se rapprochait d’eux.

– Jetez-le ! Lancez le gerfaut,sire ! cria l’évêque.

– Non, il est trop loin encore. Ils’échapperait.

– Maintenant, sire, maintenant !cria le jeune prince, car le grand oiseau, ayant le vent dans ledos, balayait le ciel de ses larges ailes.

Le roi poussa un sifflement aigu et l’oiseaubien entraîné sauta du poing droit au poing gauche, comme pours’assurer de la proie qu’il devait poursuivre. Puis, ayant aperçule héron, la femelle se lança dans une course rapide et ascendantepour aller à sa rencontre.

– Beau départ, Margot ! Bravebête ! cria le roi en battant des mains, au milieu des crisparticuliers à cette chasse que poussaient les fauconniers.

Poursuivant son ascension, le faucon allaitbientôt couper la trajectoire du héron, mais ce dernier, voyant ledanger devant lui et confiant dans la puissance de ses ailes et lalégèreté de son corps, se mit à s’élever dans les airs, volant enronds si petits qu’il parut aux spectateurs que l’oiseau montaitperpendiculairement.

– Il prend de la hauteur ! cria leroi. Mais si puissant que soit son vol, il ne pourra échapper àMargot. Évêque, je vous gage dix pièces d’or contre une que lehéron sera mien.

– J’accepte votre gageure, sire, réponditl’évêque. Je ne puis prendre de l’argent ainsi gagné, mais je gagequ’il y a quelque part une nappe d’autel qui a besoin d’êtreréparée.

– Vous devez avoir une belle réserve denappes d’autel, l’Évêque, si tout l’argent que je vous ai vu gagneraux tables vous a servi à leur réparation, rétorqua le roi. Ah, parla sainte Croix, la maraude ! Voyez, elle perd lapiste !

L’œil vif de l’évêque avait aperçu un vol decorneilles qui, dans leur trajet du soir vers la rouquerie,passèrent dans l’espace qui séparait le héron du faucon. Un freuxest une dure tentation pour un faucon. Aussitôt, l’oiseauinconstant oublia le héron au-dessus de lui et se mit à tournoyerau-dessus des corneilles, volant vers l’ouest avec elles, enchoisissant la plus grasse, sur laquelle il allait fondre.

– Il est temps encore, sire !Vais-je lâcher son mâle ? cria le fauconnier.

– Ou bien dois-je vous montrer, sire,qu’un pérégrin peut réussir là où un gerfaut a échoué ? fitl’évêque. Dix pièces d’or contre une sur mon oiseau !

– Tenu, l’Évêque ! répondit le roi,les sourcils froncés. Par la sainte Croix ! si vousconnaissiez aussi bien les Pères de l’Église que les faucons, vouspourriez faire votre chemin vers le trône de saint Pierre. Jetezdonc votre pérégrin pour prouver que vous ne faisiez point que vousvanter.

Quoique plus petit que le gerfaut royal,l’oiseau de l’évêque n’en était pas moins une bête magnifique ettrès rapide. Perché sur son poing, il avait suivi de ses yeuxperçants les évolutions de ses congénères dans les airs, s’ébrouantparfois dans son impatience. Lorsque le bouton fut détaché, ainsique la lanière, le pérégrin s’éleva avec un sifflement de ses ailesen pointe, en grandes circonvolutions qui montaient rapidement, sefaisant de plus en plus petit à mesure qu’il se rapprochait del’endroit où, minuscule point noir, le héron cherchait à échapper àses ennemis. Les deux oiseaux continuèrent de monter, et lescavaliers, le visage levé, forçaient les yeux pour essayer de lessuivre.

– Il tourne ! Il tournetoujours ! cria l’évêque. Il est au-dessus du héron. Il l’arejoint !

– Que non, il est bien au-dessous !fit le roi.

– Sur mon âme, monseigneur l’évêque araison, cria le prince. Je crois bien qu’il est au-dessus !Voyez ! Voyez ! Il fond !

– Il le tient ! Il le tient !crièrent une douzaine de voix lorsque les deux points se fondirentsoudain en un seul.

Il ne faisait point de doute qu’ils tombaientrapidement car ils grandissaient à vue d’œil. Cependant le héron sedégagea et battit lourdement des ailes pour s’éloigner, handicapépar cette mortelle étreinte, tandis que le pérégrin, secouant sonplumage, se remettait à tournoyer pour reprendre de la hauteur,foncer une seconde fois sur sa proie et lui porter le coup fatal.L’évêque sourit car rien, semblait-il, ne pouvait plus empêcher savictoire.

– Vos pièces d’or trouveront un saintemploi, sire, dit-il. Ce qui est perdu au profit de l’Église estgagné pour le perdant.

Mais un incident imprévu priva soudain lanappe d’autel de l’évêque de son précieux remaillage. Le gerfaut duroi, ayant abattu un freux et trouvant ce jeu par trop aisé, sesouvint soudain du héron qu’il voyait battre des ailes encoreau-dessus de la bruyère de Crooksbury. La femelle se demandacomment elle avait pu être assez faible pour se laisser ainsidétourner de ce noble oiseau par des freux ridicules et bruyants.Mais il n’était point trop tard encore pour se faire pardonner safaute. En une immense spirale, elle se mit à monter jusqu’à arriverau-dessus du héron. Mais qu’était cela ? Toutes ses plumes, dela crête jusqu’aux rectrices, se mirent à vibrer de rage et dejalousie à la vue de cette créature, un pauvre pérégrin qui avaitosé venir s’interposer entre un gerfaut royal et sa proie. D’unmouvement d’ailes, la femelle se détourna pour survoler son rival.L’instant d’après…

– Ils se griffent ! Ils segriffent ! cria le roi en riant à gorge déployée tout en lessuivant des yeux alors qu’ils s’écroulaient d’une seule masse. Vousréparerez vous-même votre nappe d’autel, l’Évêque. Vous n’aurez pasun groat de moi aujourd’hui ! Séparez-les,fauconnier, avant qu’ils se fassent du mal. Et maintenant,messires, continuons notre route, car le soleil descend déjà versle couchant.

Les deux faucons qui s’étaient écroulés ausol, les serres ouvertes et les plumes hérissées, furent séparés etramenés saignants et soufflants sur leurs perchoirs, cependant quele héron, après cette dangereuse aventure, s’éloignait pour allerse mettre à l’abri dans la héronnière de Waverley. Le cortège, quis’était quelque peu dispersé dans l’excitation de la chasse, seregroupa et se remit en marche.

Un cavalier qui s’était avancé à leurrencontre à travers les marais allongea le pas pour les retrouver.Lorsqu’il se rapprocha, le roi et le prince s’écrièrent joyeusementen faisant signe de la main :

– C’est ce bon John Chandos ! Par lasainte Croix ! John, vos joyeuses ballades m’ont bien manquéces derniers jours. Et je suis fort aise de voir que vous avezvotre luth sur le dos. D’où venez-vous donc ?

– De Tilford, sire, dans l’espoir derencontrer Votre Majesté.

– Et ne vous voilà point déçu. Venez çàet chevauchez entre le prince et moi-même. Nous aurons l’impressionde nous retrouver en France, revêtus de nos harnais de guerre. Etque m’apportez-vous comme nouvelles, sir John ?

L’énigmatique visage de Chandos frémit d’unamusement réprimé et son œil scintilla comme une étoile.

– Vous êtes-vous livré à la chasse,monseigneur ?

– Piètre chasse, John. Nous avons jetédeux faucons sur le même héron. Ils se sont griffés et l’oiseau afui. Mais pourquoi souriez-vous ainsi ?

– Parce que j’espère vous faire assisterà meilleur divertissement avant que nous atteignions Tilford.

– Pour les faucons ? Pour leschiens ?

– Un divertissement plus noble que toutcela.

– Est-ce une charade, John ? Quevoulez-vous dire ?

– Non, tout vous dire serait tout gâcher.Mais il y aura bel exercice à Tilford, aussi je vous prie,seigneur, d’allonger le pas afin de profiter plus longtemps dujour.

Le roi piqua aussitôt son cheval de seséperons et toute la cavalcade se lança au petit galop dans ladirection indiquée par Chandos. Du sommet d’une petite colline, ilsaperçurent une rivière qui serpentait, traversée par un vieux pont.De l’autre côté était tapi un petit village avec une bordure decottages et, sur le flanc de la colline, un vieux manoir trèssombre.

– Voici Tilford, annonça Chandos. Là-basse trouve la maison des Loring.

L’intérêt du roi avait été éveillé et sonvisage ne dissimula pas son désappointement.

– Est-ce là le divertissement promis,John ? Comment allez-vous tenir parole ?

– Je le vais faire, monseigneur.

– Et où donc ?

Au milieu du pont, un chevalier en armureétait monté sur un grand cheval jaune. Chandos le désigna du doigt,en touchant le bras du roi.

– Voyez, dit-il.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer