Sir Nigel

Chapitre 26COMMENT NIGEL ACCOMPLIT SON TROISIÈME EXPLOIT

Quatre archers étaient étendus derrière unbuisson à quelque dix yards devant l’épaisse haie qui couvraitleurs compagnons. Au milieu de la longue ligne d’archers, ceux quise trouvaient immédiatement derrière eux appartenaient à leurpropre compagnie et étaient à peu près tous ceux qui avaientaccompagné Knolles en Bretagne. Les quatre hommes à l’avant étaientleurs chefs : le vieux Wat de Carlisle, Ned Widdington, lerouquin des vallées, Bartholomew, le chauve armoïer, et SamkinAylward. Ils mangeaient du pain et des pommes dont Aylward venaitde rapporter un plein sac qu’il partageait de bon cœur avec sescompagnons affamés. Le vieux frontalier et le Yorkshireman avaientles traits tirés et les yeux profondément enfoncés, par suite desprivations, et la ronde figure de l’armoïer s’était affinée à telpoint que la peau lui pendait en lourdes poches sous les yeux etsur les joues.

Par-derrière, des lignes d’hommes hagards etaffamés épiaient à travers la haie, silencieux et attentifs. Unefois seulement, un fier hurlement salua l’arrivée de Chandos et deNigel qui, sautant à bas de leur monture, s’installèrent à côtéd’eux. Tout au long de la bordure verte des archers, on pouvaitvoir les silhouettes scintillantes des chevaliers et écuyers quis’étaient portés en première ligne pour partager la fortune de ceshommes.

– Il me souvient d’une compétition avecun gars du Kent à Ashford… commença l’armoïer.

– Non, non, nous connaissonsl’histoire ! fit le vieux Wat énervé. Boucle-la, Bartholomew,ce n’est guère le moment de débiter des âneries. Je te prie depasser tout au long de la ligne afin de voir s’il n’y a point decorde sautée ou d’arc fendu à réparer.

Le fabricant passa en revue la ligne desarchers sous les quolibets. Par-ci, par-là, on lui jetait un arcpar-dessus la haie, en quête d’un avis de professionnel.

– Cirez les têtes ! cria-t-il.Passez le pot de cire et cirez les têtes ! Une flèche ciréepassera là où une autre ne passera pas… Tom Beverley, âne bâté, tacorde va t’écorcher le bras à la première flèche !… Et toi,Watkin, ne tire pas vers ta bouche, selon ton habitude, maisjusqu’à ton épaule. Tu aimes tant à lever le coude que ta cordesuit automatiquement le même chemin. Non, reste là et garde touteta force pour bander ton arc car ils seront sur nous bientôt.

Il courut rejoindre ses camarades quis’étaient mis debout. Derrière eux, sur un demi-mille, des archersespacés se tenaient à l’abri de la haie, leur grand arc prêt àtirer, six flèches à leurs pieds dans l’herbe et dix-huit autresdans leur carquois à leur côté. Une flèche sur la corde, les piedssolidement plantés, les yeux perçants fixés dans les ouvertures dela haie, ils attendaient l’assaut.

Le large flot d’acier, après s’être avancé,s’était arrêté à environ un mille du front anglais. La plus grandepartie de l’armée avait mis pied à terre, laissant à la valetaillele soin d’emmener les bêtes vers l’arrière. Les Français seformèrent alors en trois grandes divisions éclaboussées de soleil,mares argentées autour desquelles flottaient des milliers debannières et de pennons. Un espace de plusieurs centaines de yardsséparait chaque groupe. Au même moment, deux corps de cavaliers seformèrent à l’avant. Le premier comprenait trois cents hommes enrangs serrés, le second un millier environ, en une ligne plusétendue.

Le prince s’était avancé jusqu’à la ligne desarchers. Il portait son armure noire, avait la visière levée et sonvisage aux traits aquilins reflétait son ardeur et son espritmartial. Les archers le saluèrent de leurs acclamations et il agitala main pour leur répondre, comme un chasseur excitant seschiens.

– Alors, John, qu’en pensez-vous ?demanda-t-il. Que ne donnerait mon noble père pour se trouver à noscôtés, ce jour ! Avez-vous remarqué qu’ils avaient abandonnéleurs chevaux ?

– Oui, mon noble seigneur, ils ontprofité de nos leçons, répondit Chandos. Parce que nous avons eu dela chance sur pied à Crécy et ailleurs, ils croient avoir trouvé lebon moyen. Mais, selon moi, il est très différent de se trouver enpied lorsqu’on est assailli, ainsi que ce fut notre cas, oud’attaquer lorsqu’il faut porter son armure pendant un mille etarriver fatigué sur le champ.

– Vous parlez sagement, John. Mais cescavaliers qui se forment devant le front et qui avancent lentementvers nous, que faites-vous d’eux ?

– Sans aucun doute, ils espèrent rompreles cordes de nos archers et ouvrir la route aux autres. Ils sontbien choisis, noble seigneur, car, regardez, ne sont-ce point làles couleurs de Clermont sur la gauche, et celles d’Andreghien surla droite ? Ainsi donc, les deux maréchaux marchent avecl’avant-garde…

– Pardieu, John, s’écria le prince, onjurerait que vous en voyez plus avec un œil que n’importe quelautre homme de cette armée avec deux ! Car il en est bienainsi que vous le dites. Mais cet autre groupe plus importantderrière ?

– Ce doit être des Germains, messire,pour ce que j’en puis juger à la façon de leurs armures.

Les deux corps de cavalerie s’étaient avancéslentement dans la plaine, laissant entre eux un espace d’environ unquart de mille. Parvenus à deux jets de flèche de la ligne ennemie,ils s’arrêtèrent. Tout ce qu’ils pouvaient voir des Anglais,c’était la longue haie, avec de brefs scintillements d’acier autravers de l’épaisse frondaison, et par-delà, les pointes deslances des hommes d’armes qui s’élevaient au-dessus des buissons.Devant eux s’étendait un merveilleux paysage d’automne avec sonfeuillage virant aux mille teintes, baigné dans un sommeilpaisible, et rien, sinon les rares éclairs de l’acier, netrahissait l’ennemi immobile et silencieux qui leur barrait lechemin. Mais l’esprit audacieux des cavaliers français ne s’enéleva que plus haut devant le danger. L’air fut rempli soudain deleurs clameurs guerrières et ils agitèrent au-dessus de leurstêtes, dans un geste de menace et de défi, leurs lances garnies depennons multicolores. Des lignes anglaises, la vue étaitsplendide : les nobles destriers piaffant et se cabrant, leschevaliers aux boucliers et surcots colorés, le balancement et lesondulations des plumes et des bannières.

Puis il y eut une sonnerie de trompe. Avec ungrand cri, les éperons s’enfoncèrent profondément dans les flancsdes bêtes, les lances furent abaissées, et le vaillant escadron seprécipita comme l’ouragan vers le centre des lignes anglaises.

Ils avaient déjà franchi une centaine de pas,et une autre encore, et ils ne décelaient toujours pas le moindremouvement devant eux, nul autre bruit que leurs propres cris deguerre et le galop de leurs palefrois. Ils progressaient de plus enplus vite. De derrière la haie, on avait une vision de chevauxblancs, bais, gris ou noirs, le cou horizontal, les naseauxdistendus, le ventre traînant presque à terre sous des cavaliersdont on n’apercevait que la pointe de l’écu surmontée d’un heaume àpanache et précédée d’un fer de lance.

Puis, soudain, le prince leva la main etpoussa un cri. Chandos le répéta et il se répercuta tout au long dela ligne pour finir par s’enfler en un bruit de tonnerre auquel semêlèrent les vibrations des cordes et le friselis des flèches.

Hélas pour les nobles destriers ! Hélaspour les vaillants hommes ! Après l’ardeur de la bataille, quine pourrait s’apitoyer devant ce noble escadron réduit à l’état demine rougeoyante sous la pluie de flèches qui frappa les faces etles poitrines des chevaux ? Le premier rang s’écroula et lesautres trébuchèrent sur lui avant d’avoir pu contrôler leur vitesseou s’écarter de l’horrible mur qui s’était soudain dressé, dequinze pieds de haut, fait des corps de leurs malheureuxcompagnons, des chevaux piaffant, ruant et hennissant, et d’hommespataugeant et se tordant dans une mare de sang. Par-ci, par-là, surles côtés, tel ou tel cavalier parvenait à se dégager et seprécipitait vers la haie, avec pour seul résultat de voir soncheval abattu sous lui et d’être jeté à bas de sa monture. De cestrois cents vaillants cavaliers, pas un seul n’atteignit la haiefatale.

Se déroulant alors en une longue vague d’acierondoyant sous le soleil, le bataillon des Germains se précipitadans un grondement de tonnerre. Ils ouvrirent une brèche au centredans ce monticule de la mort et se précipitèrent vers les archers.C’étaient de vaillants hommes, bien conduits et à qui les rangsaérés évitaient l’embarras qui avait été fatal à l’avant-garde.Malgré cela, ils périrent séparément où les autres avaient succombéen groupe. Quelques-uns furent frappés par les flèches ; lesautres eurent leurs montures tuées sous eux et furent à tel pointassommés par leur chute qu’ils ne purent se remettre sur pied etrestèrent étendus, alourdis par l’acier, à l’endroit même où ilsétaient tombés.

Trois hommes franchirent les buissons quiabritaient les chefs des archers, taillèrent en pièces Widdington,l’homme des vallées, foncèrent vers la haie, bondirent par-dessuset se précipitèrent vers le prince. L’un d’eux tomba avec uneflèche au travers de la tête, le second fut jeté à bas de samonture par Chandos et le troisième fut abattu de la main même duprince. Un second groupe réussit à percer du côté de la rivière,mais il fut aussitôt isolé par Lord Audley et ses hommes, et tousfurent massacrés. Un seul cavalier, dont le destrier était rendufou de douleur par une flèche plantée dans l’œil et une autre autravers des naseaux, franchit d’un bond la haie, traversa le campde part en part et fut emporté, au milieu des rires, dans les bois,bien loin derrière. Mais personne d’autre n’arriva même à hauteurde la haie. Tout le front de la position était bordé de Germainsblessés ou morts ; au milieu, un grand monceau marquaitl’endroit où avaient péri les trois cents vaillants Français.

Pendant que ces deux vagues étaient venues sebriser devant la position anglaise, abandonnant de sanglants débrisderrière elles, les trois autres divisions avaient fait halte ets’étaient préparées pour leur propre assaut. Elles n’avaient pasencore entrepris leur avance, et les plus proches se trouvaientencore à un demi-mille de distance, lorsque les rares survivantsd’un espoir déçu, sur leurs chevaux hérissés de traits, passèrentau galop sur leurs flancs.

Au même moment, les archers et hommes d’armesanglais se précipitèrent de derrière la haie pour se saisir de tousceux qui étaient encore en vie dans ce tas sanguinolent d’hommes etde chevaux. Ce fut une ruée échevelée car, dans quelques instants,le combat allait reprendre, et cependant il y avait une bellerécolte de richesses à faire pour l’heureux homme qui avait lachance de s’emparer d’un riche prisonnier. Les esprits plus noblesdédaignaient de penser aux rançons tant que le combat n’était pasterminé ; mais une nuée de soldats nécessiteux, gascons etanglais, tirèrent les blessés par les pieds ou par les bras et, lepoignard sur la gorge, exigèrent leur nom, leur rang et leur étatde fortune. Celui qui avait fait une bonne prise la ramenait versl’arrière et la confiait à ses serviteurs pour aller reprendre saplace au combat ; ceux qui étaient déçus trop souventenfonçaient la pointe de la dague et se précipitaient dans le tasanimés par l’espoir d’avoir plus de chance. Clermont, dont laVierge du surcot était traversée d’une flèche, gisait mort àenviron dix pas de la haie ; d’Andreghien fut arraché dedessous son cheval par un écuyer miséreux et devint son prisonnier.Les comtes de Salzbourg et de Nassau furent trouvés sur le terrainet emmenés vers l’arrière. Aylward passa les bras autour du comteOtto von Langenbeck et l’étendit, avec une jambe brisée, derrièrele buisson qui lui servait d’abri. Simon le Noir s’était saisi deBernard, comte de Ventadour, et lui fit franchir la haie. Au milieudes cris et du pillage, les archers couraient pour reprendre leursflèches, les arrachant des morts et parfois même des blessés. Puisil y eut soudain un cri d’avertissement. En un instant tous leshommes reprirent leur place et la ligne de la haie futreformée.

Il était grand temps : déjà la premièredivision de l’armée française était toute proche. Si la charge descavaliers avait été terrible par sa rapidité et sa puissance, cettecalme avance d’une immense phalange d’hommes en armes était pireencore. Ils progressaient avec lenteur à cause du poids de leursarmures, mais leur marche n’en était que plus régulière etinexorable. Coude à coude, bouclier en avant, javeline de cinqpieds dans la main droite, masse et épée suspendues à la ceinture,la puissante colonne d’hommes d’armes s’approcha. Une fois de plusla pluie de flèches résonna sur les armures. Ils se resserrèrentderrière leurs boucliers ; beaucoup tombèrent, mais les autrescontinuèrent. En hurlant, ils atteignirent la haie qu’ils bordèrentsur un demi-mille en luttant avec acharnement pour effectuer unepercée.

Pendant quelque cinq minutes les deux rangs sefirent face, luttant d’ardeur, les uns avec leurs javelots, lesautres martelant de la hache et de la masse. En de nombreuxendroits, la haie fut trouée ou nivelée au sol, et les hommesd’armes français firent des ravages parmi les archers légèrementarmés. Pendant un moment, il parut que le sort de la batailleallait tourner.

Mais John de Vere, comte d’Oxford, calme etfroid, vit une chance et la saisit. Sur le flanc droit, une prairiemarécageuse bordait la rivière. Le terrain y était si léger qu’unhomme d’armes s’y serait enlisé jusqu’aux genoux. Sur son ordre, ungroupe d’archers fut détaché de la ligne de combat et se reforma encet endroit, d’où ils déversèrent une grêle de traits sur le flancdes Français. Au même moment, Chandos ainsi qu’Audley, Nigel,Bartholomew Berghersh, le captal de Buch et une vingtaine d’autreschevaliers bondirent sur leurs montures et chargèrent au long de lapetite route au travers des lignes françaises devant eux. Après lesavoir débordées, ils s’éparpillèrent à droite et à gauche,assaillant dans le dos et abattant les hommes d’armes.

Ce jour-là Pommers fut magnifique par laterreur qu’il inspirait, avec ses yeux rouges, ses naseauxlargement ouverts, sa crinière au vent, ses sabots martelant le solet tout ce qui se trouvait devant lui. Tout aussi terrifiant étaitson cavalier, calme et froid, alerte, concentré sur ce qu’ilfaisait, cœur de feu et muscles d’acier. Il avait vraiment l’aird’un ange des combats, avec sa façon de mener son cheval déchaînéau plus fort de la mêlée. Si ardent qu’il fût, la grande silhouettede son maître sur le noir palefroi se trouvait toujours à unedemi-longueur devant lui.

Mais déjà le danger était passé, et les lignesfrançaises avaient reculé. Ceux qui avaient franchi la haiemoururent en braves au milieu des rangs ennemis. La division deWarwick était descendue en hâte des vignobles pour venir comblerles trous dans la ligne de combat de Salisbury. Et la vaguebrillante recula, doucement d’abord puis plus vite à mesure que lesplus forts tombaient et que les plus faibles tentaient de se mettreà l’abri. Il y eut un nouvel assaut de derrière la haie et unenouvelle récolte des flèches plantées en rangs serrés dans le sol.De nouveau, les blessés furent saisis et emportés dans une hâtebrutale vers l’arrière. Puis la ligne se reforma, et les Anglais,fatigués, pantelants et affaiblis, attendirent l’assautsuivant.

Mais une grande chance leur fut accordée, unechance si grande qu’ils en purent à peine croire leurs yeux enregardant le fond de la vallée. Derrière la division du dauphin quivenait de les presser aussi dangereusement s’en tenait une autrenon moins nombreuse, conduite par le duc d’Orléans. Les fugitifsdes premières lignes, couverts de sang et affolés de frayeur,aveuglés par la sueur, se précipitèrent dans leurs rangs et, en uninstant, sans qu’un seul coup fût porté, les balayèrent dans leurruée sauvage. Ce puissant dispositif, si solide et d’un aspect simartial, fondit soudain comme neige au soleil. Il disparut, et à saplace on ne vit plus que de petits points brillants parsemés sur laplaine : chaque homme cherchait à se frayer un chemin versl’endroit où il pourrait retrouver son cheval et quitter leterrain. Pendant un moment, il parut que la bataille était gagnée,et un tonnerre de cris de joie balaya les lignes anglaises.

Mais, lorsque le rideau de la division ducaletomba, ce fut pour découvrir, s’étendant loin derrière et coupantla vallée de part en part, le magnifique dispositif du roi deFrance, formant ses rangs pour l’attaque. Ils étaient aussinombreux que les Anglais et, en plus, n’avaient pas encore étéfatigués par les charges successives ; enfin, un monarqueintrépide allait les mener à l’assaut. Avec la lente déterminationd’un homme décidé à vaincre ou à mourir, il inspecta ses hommesavant l’effort suprême.

Cependant, durant ce moment d’exultationpendant lequel la victoire avait paru être leur, une foule dechevaliers et écuyers anglais se groupèrent autour du prince, lesuppliant de se lancer de l’avant.

– Voyez cet insolent, avec ses troismerlettes sur champ de gueules ! cria Maurice Berkeley. Il setient là entre les deux armées comme s’il n’avait aucune crainte denous.

– Je vous prie, messire, de me laisseraller jusqu’à lui, puisqu’il semble prêt à se livrer à quelquegeste, plaida Nigel.

– Non, messeigneurs, ce serait un tortque de rompre nos lignes car nous avons encore beaucoup à faire,répondit le prince. Voyez, il s’éloigne. La question est ainsiréglée.

– Mais, mon noble prince, fit encorecelui qui avait parlé le premier, mon cheval gris, Lebryte, lebousculerait avant qu’il se puisse mettre à l’abri. Il n’estpalefroi plus rapide que le mien. Je vous le montre ?

Au même moment, il éperonna son destrier ets’éloigna au grand galop à travers la plaine.

Le Français, Jehan d’Hellemmes, écuyer dePicardie, avait attendu, le cœur brûlant et l’âme torturée par lafuite de la division à laquelle il appartenait. Dans l’espoir dequelque exploit réparateur, ou attendant peut-être la mort, ilavait traîné un moment entre les deux camps, mais il ne s’étaitfait aucun mouvement du côté anglais. Il dirigeait son cheval versles troupes royales pour y aller prendre place lorsqu’il entenditun bruit de sabots derrière lui. Il se retourna pour trouver unchevalier anglais sur ses talons. Chacun tira son épée, et les deuxarmées firent une pause pour suivre le combat. Mais, dans lepremier choc, la lance de Sir Maurice Berkeley lui fut arrachée desmains et, comme il se baissait pour la ramasser, le Français luiperça le flanc, sauta à bas de son cheval et reçut sa reddition.Comme l’infortuné chevalier anglais s’éloignait en boitillant aucôté de son vainqueur, un éclat de rire s’éleva dans les deuxcamps.

– Par les dix doigts de cette main, criaAylward derrière les restes du buisson, il en a trouvé sur saquenouille plus qu’il n’en pouvait filer ! Quel est cechevalier ?

– D’après ses armes, fit le vieux Wat, cedoit être un Berkeley de l’Ouest ou un Popham du Kent.

– Il me souvient d’une compétition avecun gars du Kent… recommença l’armoïer.

– Ah non ! cesse tes radotages,Bartholomew ! cria le vieux Wat. Vois le pauvre Ned, là, avecla tête ouverte. Il conviendrait mieux de réciter quelques Avé pourle repos de son âme que de raconter toutes tes vantardises… Alors,Tom de Beverley ?

– Nous avons souffert grandement lors dela dernière rencontre, Wat. Quarante de nos hommes sont sur le doset les forestiers de Dean ont souffert plus encore.

– Parler ne servira de rien, Tom, et,quand bien même il n’en resterait qu’un, il lui faudrait encoretenir sa place.

Laissant les archers discuter de la sorte, leschefs de l’armée tenaient conseil tout juste derrière eux. Les deuxailes de l’ennemi avaient été repoussées, cependant plus d’un vieuxchevalier prit une expression anxieuse en regardant le puissantdispositif du roi de France qui avançait lentement. La ligne desarchers était considérablement amincie et affaiblie. De nombreuxchevaliers et écuyers avaient été mis hors de combat lors de larude échauffourée devant la haie. D’autres, éreintés par le manquede nourriture, n’avaient plus de force et restaient allongés sur lesol. Quelques-uns transportaient les blessés vers l’arrière et lesétendaient sous les arbres ; d’autres encore remplaçaientleurs armes brisées ou abîmées par celles des tués. Le captal deBuch, si brave et expérimenté qu’il fût, fronça les sourcils et fitpart de ses craintes à Chandos.

Mais le courage du prince ne faisait quecroître à mesure que l’ombre tombait ; ses yeux sombresétincelèrent d’ardeur en regardant autour de lui ses compagnonsfatigués, puis les rangs serrés des troupes royales qui, dans lessonneries de centaines de trompes et le flamboiement de milliers depennons, déployaient lentement leurs vagues sur la plaine.

– Advienne que pourra, John, ceci n’enaura pas moins été une noble rencontre, dit-il. Ils n’auront pointà avoir honte de nous en Angleterre. Courage, mes amis, car, sinous sommes victorieux, nous en porterons la gloire pour toujours.Si en revanche nous devons succomber, nous mourrons en pleinhonneur, comme nous avons toujours demandé de mourir, et enlaissant derrière nous nos frères et nos parents pour nous venger.Il ne reste plus qu’un effort à faire et tout ira bien. Warwick,Oxford, Salisbury, Suffolk, tous à l’avant ! Mon étendardaussi ! À cheval, messeigneurs ! Nos archers sontdécimés, ce sont donc nos bonnes lances qui devront nous gagner cechamp aujourd’hui. En avant, Walter, et que Dieu et saint Georgesprotègent l’Angleterre !

Sir Walter Woodland, monté sur un grand chevalnoir, se porta à côté du prince avec l’étendard royal posé dans uneemboîture sur le côté de la selle. De toutes parts, chevaliers etécuyers se groupèrent autour de lui et ne formèrent plus qu’unimmense escadron comprenant tous les survivants des troupes deWarwick et de Salisbury, en plus des suivants du prince. Quatrecents hommes d’armes qui avaient été tenus en réserve vinrentrenforcer les rangs. Mais le visage de Chandos resta grave ;il tourna son regard vers les masses françaises.

– Je n’aime point cela, messire. Ladifférence est par trop grande, souffla-t-il au prince.

– Et que voulez-vous faire, John ?Dites vite ce que vous avez en esprit.

– J’opine que nous devrions tenterquelque chose sur leur flanc, cependant que nous les tenons deface. Qu’en pensez-vous, Jean ?

Il s’était tourné vers le captal de Buch, dontle visage était sombre et résolu.

– En effet, John, je pense tout commevous. Le roi de France est un homme très vaillant, de même que tousceux qui l’entourent, et je ne vois point d’autre moyen de lesrepousser qu’en faisant ce que vous conseillez. Si vous voulez meconfier, ne fût-ce que cent hommes, je suis prêt à essayer.

– Ce privilège me revient, nobleseigneur, puisque l’avis était mien.

– Non, John, je voudrais vous garder prèsde moi. Mais vous avez bien parlé, Jean, et vous ferez ainsi quevous l’avez dit. Allez demander au comte d’Oxford qu’il vous donneune centaine d’hommes d’armes avec autant de cavaliers et, encontournant ce mamelon, vous pourrez les surprendre sans être vu.Que tous les archers qui restent se groupent sur les deux flancs,tirent toutes leurs flèches puis se battent comme ils le pourront.Attendez qu’ils aient dépassé ce buisson là-bas, après quoi,Walter, vous porterez mon étendard droit contre celui du roi deFrance. Messeigneurs, puissent Dieu et la pensée de nos damesmaintenir haut nos cœurs !

Le monarque français, voyant que ses hommes depied n’avaient eu aucun effet contre les Anglais, constatant aussique la haie avait été complètement arrachée lors du combat et neconstituait plus un obstacle, avait ordonné à ses suivants deremonter à cheval. C’était donc en une imposante masse de cavaliersque la chevalerie de France s’élançait dans ce suprême effort. Leroi se trouvait au centre de la ligne de front avec, à sa droite,Geoffroy de Chargny portant l’étendard d’or et, à sa gauche,Eustace de Ribeaumont tenant les lys royaux. Puis venaient le ducd’Athènes, grand connétable de France, et tout autour de lui lesnobles de la cour, poussant des cris de guerre et agitant leursarmes par-dessus leur tête. Six mille hommes intrépides de la racela plus courageuse d’Europe, des hommes dont les noms mêmes étaientcomme les éclats de trompes de combat – Beaujeu et Châtillon,Tancarville et Ventadour se pressaient derrière les lysd’argent.

Ils progressèrent doucement d’abord, menantleurs chevaux au pas afin de les garder frais pour le choc. Puisils se lancèrent en un trot qui devint bientôt un galop lorsque lahaie disparut soudain à leurs yeux, couverte par les chevaliersanglais, vêtus de leur armure et qui se précipitaient à leurrencontre. Éperonnant de toutes leurs forces, les deux lignes decavaliers se rapprochèrent, galopant toujours de plus en plus vite.Ils se rencontrèrent dans un bruit de tonnerre qui fut entendu parles bourgeois sur les murs de Poitiers à plus de sept milles delà.

Dans ce choc terrible, des chevaux tombèrentfoudroyés, la nuque brisée, et plus d’un cavalier, retenu à saselle par le haut pommeau, se fractura les jambes dans sa chute. Çàet là des duels s’engageaient, les chevaux se cabraient etretombaient en arrière sur leurs maîtres. Mais les lignes s’étaientouvertes dans le galop et des chevaliers, fuyant par lesouvertures, s’enfoncèrent profondément au cœur des rangs ennemis.Puis les flancs s’éparpillèrent et le centre se dégorgea un peujusqu’à ce qu’il fût possible de tirer une épée et de guider uncheval. Sur dix acres, ce n’était qu’un tumultueux tournoiement detêtes, d’armes qui s’élevaient et retombaient, de mains levées, deplumets ondoyants et de boucliers, et les cris de guerre montant demille poitrines sur fond de métal entrechoqué rendaient le son d’untonnerre qui tantôt s’enflait, tantôt mourait, un peu comme l’océanen fureur battant une plage déserte. La masse avança et recula,descendit dans la vallée et remonta, chaque fois qu’un des campsresserrait les rangs pour reprendre l’assaut. Enlacées dans unemortelle étreinte, la grande Angleterre et la vaillante France,avec leurs cœurs d’acier et leurs âmes de feu, luttaient pourconquérir la suprématie.

Sir Walter Woodland, monté sur son grandcheval noir, avait plongé dans la mêlée et se dirigeait vers labannière bleu et argent du roi Jean. Chevauchant sur ses talons,venaient en un bloc solide le prince, Chandos, Nigel, Lord ReginaldCobham, Audley avec ses quatre fameux écuyers et une vingtained’autres appartenant à la fleur de la chevalerie anglaise etgasconne. Ils avaient beau tenir les coudes serrés et répondre àl’opposition par une pluie de coups et par le poids de leurspuissantes montures, ils ne progressaient que très lentement,chaque nouvelle vague française venant se briser contre eux et nes’ouvrant que pour se refermer dans leur dos. Par moments ilsétaient repoussés par la pression adverse, à d’autres instants ilsavançaient de quelques pas, à d’autres encore ils avaient toutjuste la force de maintenir leur position ; cependant labannière bleue aux lys d’argent qui flottait au-dessus de la massese rapprochait de minute en minute. Une douzaine de chevaliersfrançais endiablés se frayèrent un chemin au travers de leurs rangset se cramponnèrent à l’étendard de Sir Walter Woodland, maisChandos et Nigel le gardaient d’un côté, et Audley avec ses écuyersde l’autre, si bien que pas un homme ne put y porter la main etvivre.

Mais il y eut alors un grondement lointain etun grand cri s’éleva, venant de derrière : « SaintGeorges pour la Guyenne ! » Le captal de Buch avaitchargé. « Saint Georges pour l’Angleterre ! »répondit-on du centre. Les rangs s’ouvrirent devant eux. Un petitchevalier au listel d’or se jeta sur le prince dont la massed’armes le foudroya. C’était le duc d’Athènes, connétable deFrance, mais personne n’eut le temps de le remarquer et le combatse poursuivit par-dessus son cadavre. Les rangs français étaientcertes ceux qui se dégarnissaient le plus. Nombreux étaient ceuxqui tournaient les talons, après ce choc prodigieux qui avaitébranlé leur courage. Le petit coin anglais enfoncé dans leursrangs avançait toujours, avec le prince, Chandos, Audley etNigel.

Un immense guerrier vêtu de noir et portant unétendard d’or apparut soudain dans une ouverture des rangs. Il jetason précieux fardeau à un écuyer qui l’emporta. Comme une meute dechiens lancés sur les talons d’un cerf, les Anglais seprécipitèrent en hurlant derrière l’oriflamme. Mais le guerrier ennoir se jeta sur leur chemin.

– Chargny ! Chargny à larescousse ! gronda-t-il d’une voix de tonnerre.

Sir Reginald Cobham s’écroula devant sa hache,de même que le Gascon Clisson. Nigel fut abattu sur la croupe deson cheval mais, au même moment, la fine lame de Chandos transperçale camail du Français et lui déchira la gorge. Ainsi mourutGeoffroy de Chargny, mais l’oriflamme était sauve.

Quoique étourdi par le choc, Nigel avait pu semaintenir en selle et Pommers, au pelage maculé de sang, l’emportade l’avant avec les autres. Les cavaliers français étaient enpleine déroute, mais un groupe de chevaliers tenait bon, tel unroc, abattant tout ce qui, ami ou ennemi, essayait de briser leursrangs. L’oriflamme d’or avait disparu, de même que la bannièrebleue aux lys d’argent, mais elles avaient été remplacées par deshommes désespérés, décidés à se battre jusqu’à la mort. L’honneurpouvait se récolter à pleines brassées dans leurs rangs. Le princeet ses suivants se précipitèrent sur eux, tandis que les cavaliersanglais passaient en trombe pour capturer les fuyards et s’assurerde leur rançon. Mais des esprits plus nobles – tels qu’Audley,Chandos et les autres – eussent estimé déshonorant de chercher à sefaire de l’argent, alors que tant de travail et d’honneur à gagnerles attendaient. Furieuse fut leur attaque, et désespérée ladéfense. Les hommes tombaient de fatigue de leur selle.

Nigel, occupant toujours sa place à côté deChandos, fut chaudement pris à partie par un petit guerrier trapumonté sur un puissant cheval blanc, mais Pommers se cabra et, deses pattes antérieures, précipita au sol l’autre cheval plus petitque lui. Le cavalier en tombant agrippa le bras de Nigel et le fitbasculer de sa selle. Tous deux roulèrent dans l’herbe, sous lespieds des chevaux, l’écuyer anglais par-dessus, avec un tronçond’épée scintillant devant la visière du Français hors desouffle.

– Je me rends ! Je me rends !murmura ce dernier.

Pendant une seconde, la vision d’une richerançon traversa l’esprit de Nigel : le noble palefroi,l’armure ornée d’or constituaient une fortune pour le vainqueur.D’autres n’avaient qu’à les prendre ! Il y avait encore de labesogne. Comment pourrait-il abandonner le prince et son noblemaître pour un intérêt privé ? Pouvait-il mener un prisonniervers l’arrière, alors qu’il y avait de l’honneur à gagner dans lasuite du prince ? Il se remit sur pied, saisit Pommers par lacrinière et sauta en selle.

Un instant plus tard, il se retrouvait à côtéde Chandos et ce fut ensemble qu’ils percèrent les derniers rangsde ce vaillant groupe qui avait combattu si bravement jusqu’à lafin. Ils ne laissaient derrière eux qu’une longue traînée de mortset de blessés. Devant eux, la grande plaine était couverte deFrançais en fuite et de leurs poursuivants.

Le prince tira les rênes de son destrier etleva sa visière, ses suivants se groupant autour de lui en agitantleurs armes et en poussant de frénétiques cris de victoire.

– Et maintenant, John ? demanda leprince, qui souriait en se frottant le visage de sa main gantée.Comment vous sentez-vous ?

– Je ne suis que légèrement blessé, nobleseigneur, à part un coup à la main et une piqûre de lance àl’épaule. Mais vous-même, noble seigneur ? Je crois que vousn’avez même pas une égratignure.

– À la vérité, John, avec vous d’un côtéet Lord Audley de l’autre, je ne vois point comment j’eusse pu êtreblessé. Mais hélas, je crains que Sir James ne soit gravementatteint.

Le vaillant Lord Audley s’était écroulé sur lesol et le sang coulait à flot de son armure. Ses quatre courageuxécuyers – Dutton de Dutton, Delves de Doddington, Fowlhurst deCrewe et Hawkstone de Wainhill –, eux-mêmes blessés et éreintésmais n’ayant d’autres pensées que pour leur maître, lui avaientdétaché son casque et bassinaient son visage blafard maculé desang.

Il tourna vers le prince deux yeuxbrûlants.

– Je vous sais gré, messire, de daignerconsidérer un pauvre chevalier comme moi, dit-il d’une voixfaible.

Le prince mit pied à terre et se pencha verslui.

– Je me vois forcé de vous rendre grandhonneur, James, dit-il, car, par votre valeur aujourd’hui, vousvous êtes acquis gloire et renom par-dessus tous et, par votreprouesse, montré le plus courageux de tous les chevaliers.

– Monseigneur, fit le blessé, vous avezle droit de dire ce que bon vous semble, mais je souhaiterais qu’ilen fût ainsi que vous le dites.

– James, fit encore le prince, à partird’aujourd’hui, je vous fais chevalier de ma maison et je vousoctroie une rente de cinq cents marcs l’an sur mes propres états enAngleterre.

– Seigneur, répondit le chevalier, Dieume rende digne de la bonne fortune que vous m’accordez. Je seraitoujours votre chevalier ; quant à l’argent, avec votrepermission, je le partagerai entre ces quatre écuyers qui m’ontaidé à conquérir toute la gloire gagnée aujourd’hui.

Sur ces dernières paroles, sa tête retomba enarrière, et il resta là, dans l’herbe, livide et immobile.

– Apportez de l’eau, cria le prince. Quele chirurgien royal le vienne examiner, car je préférerais perdrebeaucoup d’hommes plutôt que le bon Sir James… Ah, Chandos, maisqu’est-ce donc que ceci ?

Un chevalier était étendu en travers du cheminavec le casque enfoncé jusque sur les épaules. Sur son surcot etson bouclier, on pouvait voir un griffon de gueules.

– C’est Robert de Duras, l’espion,répondit Chandos.

– C’est une chance pour lui que d’êtremort, fit le prince en fronçant les sourcils. Étendez-le sur sonbouclier, Hubert, et que quatre archers le conduisent au monastère.Qu’ils le déposent aux pieds du cardinal en lui disant que je luienvoie mes salutations. Placez mon étendard sur ce haut buisson,là-bas, Walter, et faites dresser ma tente tout à côté, afin quemes amis sachent où me trouver.

La fuite et la poursuite résonnaient encore auloin. Le champ était désert, à l’exception de quelques groupes decavaliers fourbus qui s’en revenaient en poussant des prisonniersdevant eux. Les archers étaient éparpillés dans toute la plaine,fouillant les fontes des selles, rassemblant les armures de ceuxqui étaient tombés ou recherchant des flèches.

Mais soudain, alors que le prince se tournaitvers le buisson qu’il avait choisi pour marquer son quartier, dederrière ce même buisson s’éleva une clameur qui saluait un groupede chevaliers et d’écuyers s’avançant vers lui, discutant, jurantet sacrant à tue-tête, les uns en anglais, les autres en français.Au milieu se trouvait un petit homme, revêtu d’une armure bordéed’or et qui parut faire l’objet de la dispute car les uns voulaientle tirer d’un côté, et les autres de l’autre, comme s’ils eussenttenté de l’écarteler.

– Mes bons seigneurs, tout doux, toutdoux, je vous prie, dit-il. Il y en a assez pour tous. Point n’estbesoin de me traiter aussi rudement.

Mais le tumulte reprit aussitôt et les épéesétincelèrent tandis que les adversaires se lançaient des regardsfuribonds. Les yeux du prince se portèrent sur le petit prisonnieret il sursauta d’étonnement.

– Le roi Jean ! s’écria-t-il.

Un cri de joie s’éleva aussitôt des bouchesdes guerriers groupés autour de lui.

– Le roi de France ! Le roi deFrance est prisonnier !

– Non, mes bons seigneurs, ne lui faitespoint entendre que vous vous réjouissez. Il ne faut point qu’uneseule parole puisse apporter le chagrin en son âme.

Et se précipitant de l’avant, le prince saisitle roi de France dans ses bras.

– Soyez le bienvenu, sire ! dit-il.Quel bonheur pour nous qu’un chevalier aussi ardent veuille bienrester avec nous pendant quelque temps, puisque la fortune de laguerre en a décidé ainsi. Holà, du vin ! Apportez du vin pourle roi !

Mais Jean était rouge de colère. Son casquelui avait été brutalement arraché et des ruisselets de sangcoulaient sur ses joues. Ceux qui s’étaient saisis de lui setenaient en cercle, le couvant des yeux comme des chiens auxquelson a enlevé un os. Ils étaient gascons et anglais, chevaliers,écuyers et archers, se poussant et se bousculant.

– Je vous serais reconnaissant, nobleprince, de me bien vouloir débarrasser de ces rudes gens ! fitle roi Jean. En vérité, ils m’ont blessé. Par saint Denis, je croisbien que j’ai le bras démis !

– Et que voulez-vous donc ? demandale prince, en se tournant d’un air furieux vers le groupe bruyantde ses hommes.

– Nous l’avons capturé, nobleseigneur ! Il est à nous ! crièrent une vingtaine devoix.

Et tous aussitôt se rapprochèrent comme unebande de loups affamés.

– C’est moi qui l’ai pris,seigneur !

– Non, c’est moi !

– Tu mens, maraud, c’est moi !

Et une nouvelle fois, les yeux brillèrent etdes mains rouges de sang fouillèrent pour saisir la poignée d’unearme.

– Non, non, cette question doit êtreréglée sur-le-champ ! fit le prince. Je vous supplie deprendre patience pendant quelques minutes, très noble et trèshonoré seigneur, car il pourrait naître beaucoup de mal d’unepareille dissension… Mais quel est ce grand chevalier qui ne peutdétacher la main de l’épaule du roi ?

– C’est Denys de Morbecque, monseigneur,chevalier de Saint-Omer, qui est à notre service puisqu’il estproscrit en France.

– Oui, je me souviens de lui. Alors, sirDenys ? Qu’avez-vous à raconter ?

– Il s’est rendu à moi, noble seigneur.Il était tombé dans la mêlée, je suis venu vers lui et m’en suissaisi. Je lui ai dit que j’étais un chevalier d’Artois et il m’adonné son gant. Le voici, dans ma main.

– C’est la vérité, seigneur, c’est lavérité, crièrent une douzaine de Français.

– Non, seigneur, ne jugez point tropvite, s’écria un écuyer anglais en faisant un pas en avant. C’estmoi qui le tenais à ma merci et il est mon prisonnier. Il n’a parléà cet homme que parce qu’il pouvait lui dire dans sa propre languequ’il était un concitoyen. C’est moi qui l’ai pris et voici de quoile prouver.

– C’est vrai, noble seigneur ! Nousl’avons vu ! Il en a été ainsi ! fit un chœurd’Anglais.

Et à chaque fois, il y avait des grondementsentre les Anglais et leurs alliés de France. Le prince se renditcompte comme il serait aisé d’allumer un incendie qui ne pourraitêtre facilement éteint. Il fallait régler la questionsur-le-champ.

– Très noble et très honoré seigneur,dit-il en se tournant vers le roi, j’implore votre patience pour unmoment encore. Votre parole seule peut nous dire ce qui est justeet vrai. À qui vous a-t-il gracieusement plu de rendre votre royalepersonne ?

Le roi Jean leva la tête de la coupe de vinqui venait de lui être apportée et se frotta les lèvres, cependantqu’une esquisse de sourire se répandait sur son visagerubicond.

– Ce n’était point à cet Anglais, dit-ilen soulevant les acclamations de la part des Gascons… Pas plus qu’àce bâtard de Français, ajouta-t-il. Je ne me suis rendu à aucund’entre eux.

Il y eut un mouvement de surprise.

– Mais à qui donc, sire ? demanda leprince.

Le roi regarda lentement autour de lui.

– Il y avait un diable de cheval jaune,dit-il. Mon pauvre palefroi s’est retourné comme une quille devantune boule. Je ne sais rien du cavalier, sinon qu’il portait desroses rouges sur champ d’argent… Ah, mais par saint Denis, voicil’homme et son cheval trois fois maudit !

Comme en un rêve, Nigel se trouva au centred’un groupe d’hommes armés et gesticulants. Le prince lui mit lamain sur l’épaule.

– Mais c’est notre petit coq du pont deTilford ! dit-il. Sur l’âme de mon père ! ne vousavais-je point dit que vous feriez votre chemin ? Avez-vousreçu la reddition du roi ?

– Non, noble seigneur, je ne l’ai pointreçue.

– L’avez-vous entendu vous ladonner ?

– Oui, monseigneur, mais j’ignorais quece fût le roi. Mon maître Chandos avait continué et je l’aisuivi.

– En l’abandonnant ? Alors lareddition n’était pas complète, et, de par les lois de la guerre,la rançon doit aller à Denys de Morbecque, si ce qu’il dit estvrai.

– C’est vrai, fit le roi. Il a été lesecond.

– Alors, la rançon est à vous, Denys.Mais, pour ma part, sur l’âme de mon père, je vous jure que jepréférerais la part d’honneur que ce jeune écuyer s’est tailléeaujourd’hui à toutes les plus riches rançons de France !

À ces paroles prononcées devant le cercle denobles guerriers, Nigel sentit son cœur qui avait un gros hoquet etil tomba à genoux devant le prince.

– Noble seigneur, comment vousremercier ? murmura-t-il. Ces paroles valent plus que toutesles rançons.

– Relevez-vous, fit le prince en souriantet en lui posant l’épée sur l’épaule. L’Angleterre perd un braveécuyer, mais elle y gagne un vaillant chevalier. Allons, ne traînezpoint, je vous prie ! Relevez-vous, sir Nigel !

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