Sir Nigel

Chapitre 4COMMENT LE PORTE-CONTRAINTE S’EN VINT AU MANOIR DE TILFORD

À l’époque où se déroulaient ces faits,l’ascétique sévérité des vieux manoirs normands avait étéhumanisée, raffinée au point que les nouvelles demeures des nobles,si elles étaient moins imposantes d’apparence, étaient plusconfortables à habiter. Une race galante bâtissait ses maisons pluspour la paix que pour la guerre. Celui qui compare la sauvagenudité de Pevensey ou de Guildford à la grandeur de Bodwin ou deWindsor, celui-là comprend le changement survenu dans la façon devivre.

Les premiers châteaux avaient été construits àseul effet de permettre de tenir bon face aux envahisseurs quipouvaient submerger le pays. Mais lorsque la conquête avait étéfermement établie, un château fort avait perdu toute utilité, saufcomme refuge contre la justice ou comme centre d’insurrectioncivile. Dans les marches du pays de Galles et d’Écosse, où leschâteaux pouvaient encore se prétendre les remparts du royaume, ilscontinuaient d’être florissants. Mais partout ailleurs, ils étaientconsidérés comme une menace à la majesté du roi ; aussidétruisait-on ceux qui existaient et empêchait-on d’en construirede nouveaux. Lors du règne du troisième Édouard, la plus grandepartie des châteaux forts avaient été convertis en demeureshabitables ou étaient tombés en ruine au cours des guerres civiles,là où leurs amas de pierres grisâtres sont encore éparpillés surnos collines. Les nouvelles demeures étaient soit des maisons decampagne, au mieux capables de se défendre mais avant toutrésidentielles, soit des manoirs sans aucune significationmilitaire.

Tel était celui de Tilford, où les dernierssurvivants de la vieille et grande maison des Loring luttaient avecardeur pour conserver un certain rang et empêcher les moines et lesgens de loi de leur arracher les quelques acres de terre qui leurrestaient. Le bâtiment avait un étage, avec de lourds encadrementsde bois dont les intervalles étaient remplis de grosses pierresnoires. Un escalier extérieur menait à quelques chambres du haut.Le rez-de-chaussée ne comportait que deux pièces dont la pluspetite servait de boudoir à la vieille Lady Ermyntrude. L’autreformait la grande salle qui faisait office de pièce commune pour lafamille et de salle à manger pour les maîtres et leur petit groupede serviteurs. Les chambres des domestiques, les cuisines, l’officeet les étables se trouvaient dans une rangée d’appentis derrière lebâtiment principal. C’était là que vivaient Charles le page, Peterle vieux fauconnier, Red Swire qui avait suivi le grand-père deNigel dans les guerres d’Écosse, Weathercote le ménestrel déchu,John le cuisinier et d’autres survivants des jours prospères quis’accrochaient à la vieille maison comme des bernacles aux débrisd’un bateau échoué.

Un soir, une semaine environ après l’aventuredu cheval jaune, Nigel et sa grand-mère étaient assis de part etd’autre d’un âtre vide dans la grande salle. On avait desservi ledîner et ôté les tables à tréteaux du repas, si bien que la pièceparaissait vide et nue. Le sol de pierre était couvert d’uneépaisse natte de joncs verts qui était enlevée chaque samedi,emportant avec elle la saleté et tous les débris de la semaine.Deux chiens étaient étendus parmi les joncs, rongeant et croquantles os qui leur avaient été jetés de la table. Un long buffet debois chargé de plats et d’assiettes remplissait un des bouts de lapièce, mais il n’y avait pas d’autres meubles, si ce n’étaientquelques bancs contre les murs, deux bergères, une petite tablejonchée de pièces d’un jeu d’échecs et un grand coffre de fer. Dansun coin se dressait un pied de vannerie sur lequel étaient perchésdeux majestueux faucons, silencieux et immobiles, clignantseulement de temps à autre leurs yeux jaunes.

L’actuel aménagement de la pièce aurait puparaître misérable à quiconque avait connu une époque de plus grandluxe ; néanmoins le visiteur aurait été surpris, en levant lesyeux, de voir la multitude des objets accrochés aux murs, au-dessusde sa tête. Surmontant l’âtre, se trouvaient les armes d’un certainnombre de branches collatérales ou d’alliés par mariage aux Loring.Les deux torches qui flamboyaient de chaque côté éclairaient lelion d’azur des Percy, les oiseaux de gueules des Valence, la croixengrêlée de sable des Mohun, l’étoile d’argent des Vere et lesbarres de pourpre des Fitz-Alan, le tout groupé autour des fameusesroses de gueules sur champ d’argent que les Loring avaient menées àla gloire dans plus d’un combat sanglant. Ensuite, la pièce étaitsurmontée de grosses solives de chêne qui allaient d’un mur àl’autre et auxquelles de nombreux objets étaient suspendus. Il yavait des cottes de mailles d’un modèle désuet, des boucliers dontun ou deux étaient rouillés, des heaumes défoncés, des arcs, deslances, des épieux, des harnais et autres armes de guerre ou dechasse. Plus haut encore dans l’ombre noire, on pouvait voir desrangées de jambons, des flèches de lard, des oies salées et autresmorceaux de viande conservée qui jouaient un grand rôle dans latenue d’une maison au Moyen Âge.

Dame Ermyntrude Loring, fille, femme et mèrede guerrier, était elle-même une noble figure. Elle était grande etmaigre, avec les traits durs et d’orgueilleux yeux noirs. Mais sescheveux d’un blanc de neige et son dos courbé n’effaçaient pasentièrement la sensation de crainte qu’elle faisait naître autourd’elle. Ses pensées et ses souvenirs remontaient en des temps plusrudes et elle considérait l’Angleterre autour d’elle comme un paysdégénéré et efféminé qui avait oublié les bonnes vieilles règles dela courtoisie chevaleresque.

La puissance grandissante du peuple, larichesse prospère de l’Église, le luxe croissant de la vie et desmanières, le ton plus doux de l’époque, elle détestait tout cela,si bien que tout le pays connaissait la crainte qu’inspiraient sonfier visage et même le bâton de chêne avec lequel elle soutenaitses membres faiblissants.

Cependant, si elle était redoutée, elle étaitaussi respectée car, à une époque où les livres étaient rares etplus encore ceux qui savaient les lire, une bonne mémoire et unelangue toujours prête à la repartie étaient de grosses valeurs.Mais où donc les jeunes seigneurs illettrés du Surrey et duHampshire auraient-ils pu entendre parler de leurs aïeux et deleurs combats, où auraient-ils pu apprendre la science del’héraldique et de la chevalerie qu’elle tenait d’une époque plusrude et plus martiale, sinon auprès de Dame Ermyntrude ? Bienqu’elle fût pauvre, il n’était personne dans tout le Surrey dont onrecherchât davantage le conseil sur les questions de préséance etde savoir-vivre que Dame Ermyntrude.

Ce soir-là donc, elle était assise, le doscourbé près de l’âtre éteint. Elle regardait Nigel et les traitsdurs de son vieux visage ridé étaient adoucis par l’amour etl’orgueil. Le jeune homme s’occupait à tailler des carreauxd’arbalète et sifflotait doucement tout en travaillant. Mais illeva soudain la tête et aperçut les yeux sombres fixés sur lui. Ilse pencha et caressa la vieille main parcheminée.

– Qu’est-ce donc qui vous amuse, bonneDame ? Je vois du plaisir dans vos yeux.

– J’ai appris aujourd’hui, Nigel, commentvous aviez conquis ce grand cheval qui piaffe dans notreécurie.

– Que non, bonne Dame. Ne vous avais-jepoint dit qu’il m’avait été donné par les moines ?

– C’est en effet ce que vous m’aviez dit,mon enfant, mais sans plus ; et cependant le destrier que vousavez ramené ici est bien différent, je gage, de celui qui vous futdonné. Pourquoi ne m’avez-vous point conté cela ?

– J’aurais trouvé honteux de parler detelles choses.

– Tout comme votre père avant vous etcomme son père avant lui ! Il restait assis en silence aumilieu des chevaliers alors que le vin circulait à la ronde. Ilécoutait les hauts faits des autres et, lorsque par hasard l’und’eux élevait le verbe et semblait vouloir revendiquer leshonneurs, votre père alors l’allait tirer délicatement par lamanche et lui demandait à l’oreille s’il était un quelconque petitvœu dont il pût le relever ou encore s’il désirait se livrer àquelque fait d’armes à ses dépens. Si l’homme n’était qu’unfanfaron, il ne disait plus rien. Votre père gardait le silence etpersonne, jamais, n’en savait rien. Mais lorsque l’autre acceptaitet se comportait vaillamment, votre père clamait partout sarenommée sans jamais faire mention de lui-même.

Nigel, les yeux brillants, regarda la vieilledame.

– J’aime à vous entendre parler de lui.Contez-moi une fois encore la façon dont il est mort.

– Comme il avait vécu : engentilhomme. C’était dans ce combat naval, sur la côte deNormandie ; votre père commandait l’arrière-garde surl’embarcation du roi lui-même. Or l’année précédente, les Françaiss’étaient emparés d’un grand bateau anglais lorsqu’ils étaientvenus dans notre pays et avaient incendié la ville de Southampton.Ce bateau était le Christopher, qu’ils avaient placé aupremier rang de la bataille. Mais les Anglais s’en étaientrapprochés, l’avaient attaqué de flanc et avaient tué tous ceux quis’y trouvaient.

» Votre père et Sir Lorredan de Gênes,commandant du Christopher, se battirent sur le châteauarrière ; toute la flotte s’était arrêtée pour les regarder etle roi pleura car Sir Lorredan était un adroit homme d’armes quis’était conduit vaillamment ce jour-là. Nombreux étaient leschevaliers qui enviaient votre père de ce qu’un tel adversaire luifût échu. Mais votre père le força à reculer et lui porta à la têteun si violent coup de sa masse que le casque tourna et qu’il ne putplus voir par les œillères. Sir Lorredan alors jeta son glaive etse rendit, mais votre père le saisit par le casque qu’il redressajusqu’à ce qu’il l’eût remis droit sur la tête de son adversaire.Lorsque ce dernier put voir de nouveau, votre père l’invita à sereposer, après quoi ils reprirent le combat, car c’était pour tousune grande joie que de voir des gentilshommes se conduire de tellefaçon. Ils s’assirent donc de commun sur la rambarde de lapoupe ; mais, au moment même où ils levaient les mains pourrecommencer leur lutte, votre père fut frappé par une pierre lancéepar un mangonneau et il mourut.

– Et Sir Lorredan ? s’écria Nigel.Il mourut aussi, à ce que j’ai compris.

– Il fut abattu par les archers, je lecrains, car ces gens adoraient votre père et ne voyaient point ceschoses avec les mêmes yeux que nous.

– Quel dommage ! Car il est évidentque c’était un vrai chevalier qui s’était battu avec honneur.

– Il était un temps, lorsque j’étaisjeune, où les gens du commun n’eussent point osé porter la main surun tel homme. Les hommes de sang noble et portant armure sefaisaient la guerre entre eux, et les autres, archers et lanciers,se jetaient dans la mêlée. Mais actuellement, tous sont deplain-pied et il n’y en a plus qu’un qui parfois, comme vous, moncher enfant, me rappelle ceux qui ne sont plus.

Nigel se pencha un peu plus et lui saisit lamain, qu’il serra dans les siennes.

– Mais je suis ce que vous m’avez fait,lui dit-il.

– C’est vrai ! En effet, j’ai veillésur vous, tout comme le jardinier sur les plus belles floraisons,car c’est en vous seul que résident les espoirs de notre anciennemaison et, bientôt… très bientôt, vous allez vous trouver seul.

– Non, bonne Dame, ne dites pointcela !

– Je suis bien vieille et je sens lagrande ombre de la mort qui se referme doucement sur moi. Mon cœurne demande qu’à partir, parce que tous ceux que j’ai connus etaimés s’en sont allés avant moi. Et pour vous ce sera un jour béni,car je ne vous ai que trop retenu loin du monde dans lequel votreesprit courageux ne demande qu’à vous jeter.

– Non, non, je suis très heureux avecvous, ici à Tilford.

– Nous sommes très pauvres, Nigel, et jene sais où nous pourrions trouver l’argent nécessaire à vouséquiper pour la guerre. Nous avons cependant de bons amis… Il y aSir John Chandos, qui a conquis tant de crédit dans les guerrescontre la France et qui chevauche toujours à côté du roi. Il étaitl’ami de votre père car ils furent faits chevaliers ensemble. Si jevous envoyais à la cour avec un message pour lui, il ferait tout cequi est en son pouvoir.

Une rougeur couvrit le visage de Nigel.

– Non, dame Ermyntrude. Je veux trouvermon propre équipement, tout comme j’ai trouvé mon propre cheval,car je préférerais encore me jeter dans la bataille, revêtuseulement d’une tunique, plutôt que de devoir quelque chose à quique ce fût.

– Je redoutais de vous entendre parler dela sorte, Nigel, mais je ne vois point par quel autre moyen nouspourrions obtenir l’argent. Ah, il n’en était point ainsi du tempsde mon père ! Je me souviens qu’alors une cotte de maillesn’était que bien peu de chose, et on pouvait l’acquérir à peu defrais parce qu’on en fabriquait dans toutes les villes anglaises.Mais, avec les années, depuis que les hommes prennent plus de soinde leur corps, ils ont ajouté une plate de cuirasse par-ci, unearticulation par-là, et tout doit venir de Tolède ou de Milan, sibien qu’un chevalier doit avoir du métal plein la bourse avant des’en pouvoir appliquer sur les membres.

Nigel regarda d’un air songeur la vieillearmure suspendue aux solives au-dessus de lui.

– La lance de frêne est encore bonne,dit-il, de même que l’écu de chêne bardé d’acier. Sir RogerFitz-Alan les a maniés et m’a dit qu’il n’avait jamais rien vu demeilleur. Mais l’armure…

Lady Ermyntrude secoua la tête et se mit àrire.

– Vous avez la grande âme de votre père,Nigel, mais vous n’en avez point la puissante carrure ni lalongueur des membres. Il n’y avait point dans l’immense armée duroi un homme plus grand et plus fort. Aussi son armure vousserait-elle de peu d’usage. Non, mon fils, je vous conseille,lorsque le moment sera venu, de vendre votre vieille rosse et lesquelques acres de terre qui vous restent, puis de partir en guerredans l’espoir de poser votre main droite sur les fondements de labonne fortune de la nouvelle maison des Loring.

Une ombre de colère passa sur le frais etjeune visage de Nigel.

– Je ne sais si nous pourrons retenirlongtemps ces moines et leurs gens de loi. Aujourd’hui même estvenu un homme de Guildford avec des revendications de l’abbaye pourdes affaires remontant loin avant la mort de mon père.

– Et où sont cesrevendications ?

– Elles voltigent dans les ajoncs deHankley, car j’ai envoyé ces papiers parchemins aux quatre vents etils se sont envolés aussi vite que le faucon.

– Vous avez été sot d’agir de la sorte.Et l’homme, où est-il ?

– Red Swire et le vieux George, l’archer,l’ont balancé dans la fondrière de Thursley.

– Hélas ! Je crains bien que detelles choses ne soient plus permises de nos jours, bien que monpère ou mon époux eussent renvoyé le faquin à Guildford sans sesoreilles. Mais l’Église et la loi sont trop puissantes actuellementpour nous qui sommes de sang noble. Cela nous attirera des ennuis,Nigel, car l’abbé de Waverley n’est pas homme à retirer laprotection du bouclier de l’Église à ceux qui sont ses fidèlesserviteurs.

– L’abbé ne nous fera point de mal. C’estce vieux loup grisonnant de procureur qui en veut à nos terres.Mais laissez-le faire, car je ne le crains point.

– Il dispose d’une arme si puissante,Nigel, que même les plus braves doivent la redouter : lapossibilité de mettre un homme au ban de l’Église enl’excommuniant. Et nous, qu’avons-nous à lui opposer ? Je vousimplore de vous adresser à lui avec courtoisie, Nigel.

– Que non, chère Dame ! Mon devoiret mon plaisir tout ensemble ne demanderaient qu’à faire ainsi quevous me le demandez, mais je mourrais plutôt que de quémander commeune faveur ce que nous avons le droit d’exiger. Je ne puis porterles yeux sur cette fenêtre sans voir là-bas les champs ondoyants etles riches pâtures, les clairières et les vallons qui furent nôtresdepuis que le Normand Guillaume les donna au Loring qui porta sonbouclier à Senlac. Et maintenant, par ruse et par fraude, ils nousont été enlevés, et plus d’un affranchi est plus riche que moi.Mais il ne sera point dit que j’aurai sauvé le reste en courbant lefront sous le joug. Laissez-les donc faire tout leur mal, etlaissez-moi le supporter et le combattre du mieux qu’il me serapossible.

La vieille dame soupira et secoua la tête.

– Vous parlez en vrai Loring ;cependant je redoute de graves ennuis… Mais laissons cela, puisqueaussi bien nous n’y pouvons rien changer. Où donc se trouve votreluth, Nigel ? Ne voulez-vous point en jouer et chanter pourmoi ?

Un gentilhomme à cette époque pouvait à peinelire et écrire, mais il parlait deux langues, jouait au moins d’uninstrument de musique comme passe-temps et connaissait la sciencede l’insertion de nouvelles plumes dans les ailes brisées d’unfaucon, les mystères de la vénerie, la nature de chaque bête et dechaque oiseau, l’époque de leurs amours et de leurs migrations.Quant aux exercices physiques, tels que monter un cheval à cru,frapper d’un carreau d’arbalète un lièvre courant et escaladerl’angle d’une cour de château, c’étaient là des jeux qu’avait toutnaturellement appris le jeune seigneur. Mais il en avait étéautrement de la musique, qui avait exigé de lui de longues heuresd’un fastidieux travail. Enfin, il était parvenu à dominer lescordes, mais son oreille et sa voix n’étaient point des meilleures.Peut-être fut-ce pour cette raison qu’il n’eut qu’une audiencerestreinte pour écouter la ballade franco-normande qu’il chantad’une voix flûtée et avec le plus grand sérieux, mais aussi avecplus d’une faute et d’un chevrotement, tout en balançant la tête enmesure avec la musique.

Une épée ! Une épée ! Qu’on me donne uneépée !

Car le monde est à conquérir.

Si dur soit le chemin et la porte cloîtrée,

L’homme fort entre sans coup férir.

Et quand le destin tiendrait encore la porte

Qu’on m’en donne la clé de fer,

Sur la tour flottera le cimier que je porte

Ou je serai dans les enfers.

Un cheval ! Un cheval ! Qu’on me donne uncheval,

Qui me servira de monture

Pour m’en aller combattre en seigneur très loyal

Sans jamais craindre les blessures.

Écarte donc de moi les jours d’oisiveté,

Baignés d’une lumière grise.

Montre-moi le chemin des pleurs dont l’âpreté

Mène aux plus folles entreprises.

Un cœur ! Un cœur aussi ! Qu’on me dorme uncœur !

Pour faire face aux circonstances,

Un cœur calme et serein, sans reproche et sans peur,

Auquel vous souhaiterez chance.

Un cœur fort et patient, mais ferme et décidé

À tout entreprendre partout,

Et partout et toujours à attendre et guetter,

Gente Dame, un regard de vous.

Peut-être était-ce parce que le sentimentl’emportait sur la musique ou peut-être la finesse de ses oreillesavait-elle été affaiblie par l’âge, mais Dame Ermyntrude battit desmains et cria de satisfaction.

– Sans aucun doute, Weathercote a eu unbon élève ! Chantez encore, je vous prie.

– Non, non, bonne Dame, entre nous, c’està chacun son tour. Je vous prie donc de vouloir me réciter uneromance, vous qui les savez toutes. Depuis tant d’années que je lesécoute, je n’en connais point encore la fin et j’oserais jurerqu’il y en a plus dans votre tête que dans tous les grandsfascicules qu’on m’a fait voir à Guildford Castle. J’aimerais tantentendre Doon de Mayence, La Chanson de Roland ouSir Isumbras !

Et ainsi donc la vieille dame se lança dans unlong poème, lent et morne dans l’exorde, mais s’accélérant à mesureque l’intérêt grandissait ; finalement, les mains tendues, levisage illuminé, elle récita des vers qui chantaient le vide decette existence sordide, la grandeur d’une vie héroïque, lecaractère sacré de l’amour et la servitude de l’honneur. Nigel, lestraits figés et les yeux rêveurs, resta suspendu à ses lèvresjusqu’à ce que les derniers mots s’éteignissent et que la vieilledame retombât, épuisée, dans son fauteuil. Nigel se pencha sur elleet l’embrassa au front.

– Vos paroles seront toujours comme desétoiles sur mon chemin.

Puis, se dirigeant vers la petite table au jeud’échecs, il lui proposa de jouer leur partie quotidienne avant deregagner leur chambre pour la nuit.

Mais le jeu fut brusquement interrompu. Unchien pointa les oreilles et aboya. L’autre courut grogner à laporte. Puis on entendit un cliquetis d’armes, un coup frappé sur laporte avec un bâton ou le pommeau d’une épée, et une voix ordonnad’ouvrir au nom du roi. La vieille dame et Nigel se levèrent d’unbond, bousculant la table qui, en se renversant, éparpilla lespièces sur les nattes. La main de Nigel chercha son arbalète, maisLady Ermyntrude lui saisit le bras.

– Non, mon enfant ! N’avez-vouspoint entendu qu’ils venaient au nom du roi ! Couché,Talbot ! Couché, Bayard ! Ouvrez la porte et faitesentrer le messager.

Nigel détacha le verrou et la lourde porte,tournant sur ses gonds, s’ouvrit vers l’extérieur. La lumière destorches flamboyantes frappa des casques de fer et de fiers visagesbarbus, fit scintiller des épées nues et des arcs. Une douzained’archers envahirent la pièce. À leur tête se trouvait le maigreprocureur de Waverley et un grand homme âgé, vêtu d’un pourpoint etde chausses de velours rouge maculés de boue. Il était porteurd’une grande feuille de parchemin d’où pendait une frange de sceauxet qu’il tendit en entrant.

– Je viens voir Nigel Loring,cria-t-il : moi, officier de justice du roi, etporte-contrainte de Waverley, je demande à voir le dénommé NigelLoring.

– Me voici.

– Oui, c’est bien lui ! s’écria àson tour le procureur. Archers, faites votre devoir.

À l’instant même, tous fondirent sur Nigel,comme des chiens de chasse sur un cerf. Le jeune garçon tenta envain de saisir son glaive qui se trouvait sur le coffre de fer.Avec les forces convulsives que donne l’esprit plus que le corps,il les traîna tous dans cette direction, mais le procureur s’emparade l’arme tandis que les autres jetaient le jeune seigneur sur lesol et le ligotaient.

– Tenez-le bien, archers ! Ne lelâchez surtout point ! cria le porte-contrainte. Je vous prieaussi de piquer ces grands chiens qui me grognent aux talons…Tenez-vous à l’écart, vous dis-je, au nom du roi ; Watkin,placez-vous entre moi et ces créatures qui ont aussi peu de respectpour la loi que leur maître.

Un des archers chassa les chiens fidèles. Maisla maisonnée comprenait d’autres êtres tout aussi prêts à montrerles dents pour défendre la maison des Loring : dans la portequi menait à leur quartier s’encadraient déjà les domestiques enhaillons. Il avait été un temps où dix chevaliers, quarante hommesd’armes et deux cents archers auraient marché derrière les rosesrouges. Mais cette fois, alors que le jeune seigneur gisaitenchaîné dans sa propre demeure, les seuls à paraître pour ledéfendre furent le page Charles armé d’un gourdin, John lecuisinier armé de sa broche la plus longue, Red Swire, le vieilhomme d’armes, brandissant une grande hache au-dessus de sescheveux blancs, et Weathercote le ménestrel, un épieu dans lesmains. Cependant ce piteux déploiement de force était animé del’esprit de la maison et, sous la conduite du vieux et fierguerrier, ils se seraient sans aucun doute jetés sur les glaivesdes archers, si Lady Ermyntrude ne s’était précipitée au-devantd’eux.

– Arrière, Swire ! cria-t-elle.Arrière, Weathercote ! Charles, attachez Talbot et retenezBayard !

Ses yeux noirs se tournèrent vers lesenvahisseurs qui frémirent devant le terrible regard.

– Qui êtes-vous, marauds, qui osez abuserdu nom du roi pour porter la main sur un homme dont une seulegoutte de sang vaut plus que tout celui qui coule dans vosmisérables corps d’esclaves ?

– Tout doux, bonne Dame, tout doux, jevous prie, répondit le porte-contrainte dont le visage avait reprissa teinte naturelle depuis qu’il n’avait plus à traiter qu’avec unefemme. Il existe une loi en Angleterre, notez-le, et il y a desgens qui la servent et la font respecter. Ce sont des hommesfidèles et les vassaux du roi. C’est ce que je suis. Ensuite, il ya ceux qui prennent un homme tel que moi, pour le conduire, leporter, l’attirer dans une fondrière ou un marais, tel ce vieuxdisgracieux armé d’une hache et que j’ai déjà rencontré ce jour. Ily a encore ceux qui détruisent ou éparpillent les papiers deloi : ainsi ce jeune homme. Ainsi donc, bonne Dame, je vousengage à ne vous en point prendre à nous, mais de comprendre quenous sommes des gens du roi, au service du roi.

– Et que venez-vous faire dans cettedemeure à pareille heure de la nuit ?

Le porte-contrainte se racla pompeusement lagorge et, tournant son parchemin vers la lumière des torches, lutun long document rédigé en normand dans un style tel que les pluscompliquées et les plus ridicules de nos tournures de phraseactuelles sont la simplicité même, comparées à celles de l’homme àla longue robe qui faisait un mystère de la chose la plus simple etla plus claire au monde. Le désespoir emplit le cœur de Nigel etfit pâlir la vieille dame, à entendre se dérouler le long cataloguede réclamations, de requêtes, de conclusions, de questionsconcernant le pecari et d’autres impôts, et qui seterminait par la revendication de toutes les terres, des bienstransmissibles par héritage, des meubles, maisons, dépendances etmétairies à quoi se montait leur fortune.

Nigel, toujours ligoté, avait été placé le dosau coffre de fer, d’où il entendit, les lèvres sèches et le cilhumide, le destin de sa maison. Mais il interrompit le longrécitatif avec une véhémence qui fit sursauter leporte-contrainte.

– Vous regretterez ce que vous avez faitcette nuit ! lui cria-t-il. Si pauvres que nous soyons, nousavons des amis pour nous venger, et je plaiderai ma cause devant leroi lui-même à Windsor afin que lui, qui a vu mourir le père, sachece que l’on fait en son royal nom contre le fils. Mais cesquestions devront être traitées devant les cours de justice du roi.Et comment répondrez-vous de cette attaque contre ma maison et mapersonne ?

– C’est une autre affaire, répondit leprocureur. La question des dettes peut en effet être traitée devantles cours civiles. Mais c’est un crime contre la loi et un actediabolique, qui tombe sous la juridiction de la cour de l’abbaye deWaverley, que de porter la main sur le porte-contrainte et sespapiers.

– C’est la vérité ! cria l’officier.Je ne connais point de plus noir péché.

– Ainsi donc, fit le sévère moine, lerévérend père abbé a ordonné que vous couchiez cette nuit dans unecellule de l’abbaye et que, dès demain, vous comparaissiez en saprésence devant la cour, réunie dans la salle du chapitre, afin d’yrecevoir la juste punition pour cet acte de violence et d’autresencore, perpétrés contre les serviteurs de la sainte Église. Maisen voilà assez, digne maître. Archers, emmenez leprisonnier !

Au moment où quatre archers soulevaient Nigel,Dame Ermyntrude voulut se porter à son aide, mais le procureur larepoussa.

– Au large, bonne Dame. Laissez la loisuivre son cours et apprenez à vous humilier devant la puissance dela sainte Église. La vie ne vous a-t-elle donc point appris saleçon, à vous dont les trompes sonnaient autrefois parmi les plusgrandes et qui bientôt n’aurez même plus un toit au-dessus de voscheveux gris ? Arrière, vous dis-je, ou je vous jette mamalédiction.

La vieille dame éclata soudain en fureurdevant le moine :

– Écoutez-moi vous maudire, vous et lesvôtres, cria-t-elle en levant ses bras décharnés et en foudroyantson interlocuteur de ses yeux flamboyants. Ce que vous avez fait àla maison de Loring, puisse Dieu vous le rendre jusqu’à ce quevotre puissance soit balayée du pays d’Angleterre et que, de votregrande abbaye de Waverley, il ne reste plus pierre sur pierre dansla verte prairie ! Je le vois ! Je vois cela d’ici !Mes yeux usés le voient ! Depuis le dernier marmiton jusqu’àl’abbé, et des celliers jusqu’aux tours, puisse l’abbaye deWaverley, et tout ce qu’elle contient, perdre de sa puissance ets’affaiblir à partir de cette nuit !

Le moine, si dur qu’il fût, frémit devantcette figure décharnée qui lançait son suprême anathème. Leporte-contrainte et ses archers avaient déjà quitté la pièce avecleur prisonnier. Il se retira donc vivement en claquant la portederrière lui.

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