Sir Nigel

Chapitre 10COMMENT LE ROI ACCUEILLIT SON SÉNÉCHAL DE CALAIS

Il ne se fût guère accordé avec le bon renomde la demeure de Tilford ni davantage avec les soucis domestiquesde la vieille Lady Ermyntrude que toute la suite du roi,connétables, chambellan et garde, dormît sous le même toit. Cettecalamité fut évitée, grâce à la prévoyance et à l’aide aimable deChandos. Ainsi certains furent envoyés à l’abbaye, d’autres allantjouir de l’hospitalité de Sir Roger Fitz-Alan à Farnham Castle.Seuls le roi, le prince, Manny, Chandos, Sir Hubert de Burgh,l’évêque et deux ou trois autres restèrent les hôtes desLoring.

Mais si réduit que fût le groupe et si humbleque fût l’endroit, le roi n’abdiqua nullement son amour ducérémonial, de la recherche dans la forme et dans la couleur, cequi était un de ses traits de caractère. Les mulets de chargefurent débarrassés de leur paquetage ; les écuyers coururentde tous côtés, les bains fumèrent dans les chambres, on dépliaitsoies et satins, et l’on entendait cliqueter de luisantes chaînesd’or. Enfin, après une longue note lancée par deux sonneurs detrompette de la cour, la noble compagnie s’installa à la table etalors se déroula la plus belle scène à laquelle les vieux tréteauxavaient jamais servi.

Le grand rassemblement de chevaliers étrangersqui étaient venus, dans leur splendeur, de toutes les parties de lachrétienté pour prendre part à l’ouverture de la Tour Ronde deWindsor, six ans auparavant, et avaient tenté leur chance, risquéleur adresse dans le grand tournoi organisé à cette occasion, avaitapporté quelque bouleversement aux modes vestimentaires anglaises.L’ancienne chainse, le bliaud et les cyclas étaient trop mornes ettrop simples pour les modes nouvelles. On ne voyait donc flotter etflamboyer autour du roi que d’étranges et brillantes cottes demailles, des pourpoints, des manteaux courts, des doublets, deshauts-de-chausse et nombreux autres vêtements multicolores, auxbords ourlés, brodés ou festonnés. Le souverain, en velours noir etor, était comme un bijou de prix posé au centre d’un riche écrinqui l’entourait. À sa droite était assis le prince de Galles, à sagauche l’évêque, et l’œil attentif de Lady Ermyntrude dirigeait lesgens de la maison : alerte et veillant à tout, elleremplissait plats et buires au bon moment, bousculait lesdomestiques fatigués, encourageait les plus actifs, pressait lestraînards, appelait les réserves, bref, le claquement de son bâtonde chêne résonnait toujours là où l’on en avait le plus besoin.

Derrière le roi, Nigel, vêtu de son mieux,mais paraissant pauvre et triste au milieu de tous ces rutilantscostumes, oubliait tant bien que mal son corps brisé et son genoufroissé et servait ses royaux invités qui lui jetaient denombreuses plaisanteries par-dessus l’épaule, riant toujours de sonaventure du pont.

– Par la sainte Croix ! fit le roiÉdouard, penché en arrière et tenant délicatement une cuisse depoulet entre les doigts de la main gauche. La pièce était tropbonne pour cette scène campagnarde ! Il vous faut me suivre àWindsor, Nigel, en emportant le grand harnois dans lequel vous vouscachiez. Vous y tiendrez la lice et, à moins que quelqu’un ne vousfrappe en pleine poitrine, il ne pourra vous arriver aucun mal.Jamais je ne vis si petite noix dans si grande écale !

Mais le prince, qui se retournait pourregarder Nigel, remarqua à son visage rougissant et embarrassécombien lui pesait la pauvreté de sa mise.

– Ah non, dit-il gentiment, pareilartisan est digne de meilleurs outils. L’armurier de la courveillera, Nigel, à ce que, la prochaine fois que votre casque seraemporté, votre tête soit à l’intérieur.

Nigel, écarlate jusqu’à la racine de sescheveux de lin, balbutia quelques paroles de remerciement.Cependant, John Chandos avait une proposition à faire et son œilpétilla quand il l’exprima :

– Mais, monseigneur, je crois que votregénérosité est bien inutile dans le présent cas. Il est uneancienne loi de chevalerie disant que, lorsque deux chevaliersentrent en joute, si l’un d’eux, soit par maladresse, soit parmalheur rompt le combat, son harnois devient la propriété de celuiqui est resté en lice. Puisqu’il en est ainsi, il me semble, sirHubert de Burgh, que votre fine armure de Milan et votre casque enacier de Bordeaux que vous portiez pour venir à Tilford devraientrester aux mains de notre jeune hôte comme souvenirs de notrevisite.

La suggestion souleva des rires etapprobations auxquels tous se joignirent à l’exception de SirHubert qui, rouge de colère, fixa un regard sinistre sur le visagesouriant et malicieux de Chandos.

– J’ai prévenu que je ne participeraispoint à ce jeu ridicule et j’ignore tout de cette loi, dit-il. Etvous savez très bien, John, que, si vous voulez une passe d’armes,soit au javelot, soit à l’épée, ou encore à l’un et à l’autre, maisoù un seul se relève, vous n’avez pas loin à aller.

– Allons, allons, vous à cheval ?Vous feriez mieux de rester à pied, Hubert, répondit Chandos. Jesais qu’ainsi au moins je ne verrai point votre dos ainsi que nousl’avons vu aujourd’hui. Dites ce que vous voulez, mais votre chevalvous a joué un bien mauvais tour et je réclame votre harnois pourNigel Loring.

– Vous avez la langue trop longue, John,et je suis fatigué de l’entendre, fit Sir Hubert dont la moustachefrémissait sur la face rougeaude. Si vous réclamez mon harnois,venez donc le prendre vous-même ! Et s’il y a une lune pleinedans le ciel ce soir, vous pourrez essayer lorsque la table seraôtée.

– Que non, mes bons seigneurs, s’écria leroi en souriant à l’un puis à l’autre. La chose ne doit point allerplus loin. Servez-vous un gobelet de vin de Gascogne. Et vousaussi, Hubert ! Et maintenant portez une santé en bons etloyaux compagnons qui ne se battent que pour leur roi ! Nousne pouvons nous passer ni de l’un ni de l’autre aussi longtempsqu’il y a, au-delà des mers, du travail pour les cœurs vaillants.Quant au harnois, John Chandos dit vrai lorsqu’il s’agit d’unejoute en lice. Mais nous estimons que pareille règle ne s’appliqueguère ici, pour une simple passe d’armes en un passage public. Enrevanche, dans le cas de votre écuyer, maître Manny, il n’est pointdouteux qu’il ait perdu son harnois.

– Voilà qui est bien dur pour moi,monseigneur, fit Walter Manny, car c’est un pauvre garçon qui eutbien des peines à s’équiper pour les guerres. Cependant, il en serafait ainsi que vous l’ordonnez. Ainsi donc, si vous voulez venir mevoir ce matin, messire Loring, le harnois de John Widdicombe voussera remis.

– Alors, avec la permission du roi, je lelui rendrai, bredouilla Nigel, troublé. Car je préférerais nejamais aller en guerre que d’enlever à un brave homme son uniquearmure à plates.

– Voilà qui est parler dans l’esprit devotre père, Nigel ! s’écria le roi. Par la sainte Croix !Nigel, vous me plaisez. Laissez-moi l’affaire en main. Mais jem’étonne que Sir Aymery le Lombard ne soit point encore venu deWindsor.

Depuis son arrivée à Tilford, le roi Édouard àplusieurs reprises s’était inquiété de savoir si Sir Aymery n’étaitpoint là encore et si l’on n’avait pas de nouvelles de lui, à telpoint que les courtisans se regardaient avec étonnement. Ilsconnaissaient en effet Aymery comme un fameux mercenaire italienrécemment appointé en tant que gouverneur de Calais. Ce soudainrappel de la part du roi pouvait bien signifier une reprise de laguerre avec la France, ce qui était le vœu le plus sincère de tousces soldats. Par deux fois déjà, le roi avait interrompu son repaspour rester, la tête penchée, le gobelet à la main, écoutantattentivement lorsqu’on entendait au-dehors un bruit de chevallancé au galop. La troisième fois cependant, il n’y eut plus àdouter. Un bruit de sabots et un hennissement frappèrent lesoreilles. Dans l’obscurité, des voix rudes crièrent, auxquellesrépondirent les archers placés de faction à l’extérieur desportes.

– Un voyageur arrive justement,monseigneur, fit Nigel. Quelle est votre royale volonté ?

– Ce ne peut être qu’Aymery, car il n’y aqu’à lui que j’ai laissé un message, lui enjoignant de me retrouverici. Faites-le entrer, je vous prie, et réservez-lui bon accueil àvotre table.

Nigel, saisissant une torche par son support,ouvrit la porte. Dehors, une demi-douzaine d’hommes d’armes setrouvaient à cheval, mais l’un d’eux avait mis pied à terre.C’était un petit homme trapu et basané, avec un visage de rat, auxyeux bruns, doux et alertes qui regardèrent profondément Nigel dansla lumière rougeoyante de la salle bien éclairée.

– Je suis Sir Aymery de Pavie, dit-il.Pour l’amour du ciel, dites-moi… Le roi est-il céans ?

– Il est à table, messire, et je vousprie d’entrer.

– Un moment, jeune homme, un moment. Unsecret d’abord, à l’oreille. Savez-vous pourquoi le roi m’a faitmander ?

Nigel lut de la terreur dans les yeuxsombres.

– Non, je l’ignore.

– J’aimerais le savoir, et être sûr,avant que de me trouver devant lui.

– Il vous suffira de franchir ce seuil,noble seigneur, et, sans aucun doute, vous l’apprendrez des lèvresmêmes du roi.

Sir Aymery parut faire le même effort quecelui qui va se risquer à un plongeon dans l’eau glacée. Puis, d’unpas rapide, il passa de l’ombre dans la lumière. Le roi se leva etlui tendit la main avec un large sourire sur son beau visage.Cependant, il parut à l’Italien que les lèvres seules souriaient etnon les yeux.

– Soyez le bienvenu ! s’écriaÉdouard. Bienvenue à notre digne et fidèle sénéchal deCalais ! Venez et assoyez-vous devant moi à cette table. Jevous ai fait mander afin d’apprendre de vous des nouvellesd’outre-mer, et vous remercier d’avoir pris tant de soin de ce quim’est aussi cher que femme et enfants. Faites place pour SirAymery !… Servez-lui à boire et à manger car il a chevauchélongtemps et a parcouru une longue distance à notre serviceaujourd’hui.

Durant la fête arrangée par les soins de LadyErmyntrude, Édouard conversa gentiment avec l’Italien comme avecles barons qui l’entouraient. Enfin, le dernier plat enlevé,lorsque les tranchoirs dégoulinants de sauce qui faisaient officed’assiettes eurent été jetés aux chiens, les cruchons de vinpassèrent à la ronde. Le vieux ménestrel Weathercote entratimidement avec son luth, dans l’espoir d’être autorisé à jouerdevant le roi. Mais Édouard avait une autre idée en tête.

– Renvoyez vos gens, Nigel, je vous prie,afin que nous puissions être seuls. Je voudrais aussi que deuxhommes d’armes soient postés à chaque porte et nous préserventd’être troublés dans nos débats, car il s’agit d’une questionprivée. Maintenant, sir Aymery, mes nobles seigneurs et moi-mêmeaimerions entendre de votre bouche comment vont les choses enFrance.

Le visage de l’Italien était calme, mais sesyeux couraient sans arrêt de l’un à l’autre de ses auditeurs.

– Pour autant que je sache, monseigneur,tout est calme dans les marches de France, répondit-il.

– Vous n’avez point ouï dire, alors,qu’ils avaient rassemblé des hommes avec l’intention de rompre lapaix en se livrant à une attaque contre nos possessions ?

– Non, sire, je n’ai rien ouï de lasorte.

– Vous m’apaisez l’esprit, Aymery, car,si rien n’est parvenu à vos oreilles, alors cela ne peut être vrai.Il m’était revenu que ce sauvage de chevalier de Chargny s’étaitrendu à Saint-Omer pour porter les yeux sur mon précieux joyau,avec ses mains gantées de mailles prêtes à le saisir.

– Eh bien, sire, qu’il y vienne ! Iltrouvera le joyau en sûreté dans son écrin, entouré d’une bonnegarde.

– Et vous êtes la garde chargée de cejoyau, Aymery ?

– Oui, sire, j’en suis le gardien.

– Et vous êtes un gardien fidèle, en quije puis avoir confiance, n’est-ce pas ? Vous au moins, vous neme raviriez point ce qui m’est si cher, alors que je vous ai choisidans toute mon armée pour me conserver ce bijou ?

– Non, sire, et je ne vois point laraison de toutes ces questions. Elles touchent à mon honneur. Voussavez que je préférerais perdre mon âme plutôt que d’abandonnerCalais.

– Ainsi donc, vous ne savez rien de latentative de Chargny ?

– Rien, sire.

– Menteur et vilain ! cria le roiqui bondit sur pied et martela la table de son poing en faisanttinter les verres. Archers, saisissez-vous de lui !Sur-le-champ ! Tenez-vous près de lui, de crainte qu’il ne sefasse du mal. Et maintenant, oseriez-vous me dire au visage,Lombard parjure, que vous ignorez tout de Chargny et de sesprojets ?

– Que Dieu m’en soit témoin, je ne saisrien !

Les lèvres de l’homme étaient exsangues et ils’exprimait d’une petite voix flûtée en évitant du regard les yeuxcourroucés du roi.

Mais ce dernier éclata d’un rire amer et tiraun papier de son pourpoint.

– Je vous fais juges en cette affaire,vous, mon fils, et vous, Chandos, et vous, Manny, et vous aussi,monseigneur l’Évêque. De par mon pouvoir souverain, je vousconstitue en cour chargée de juger cet homme car, pardieu ! jene quitterai point cette pièce que je n’aie examiné cette affaire àfond. Et tout d’abord, je vais vous lire cette lettre. Elle estadressée à Sir Aymery de Pavie, surnommé le Lombard, au château deCalais. N’est-ce point là votre nom et votre adresse,coquin ?

– C’est bien là mon nom, sire, maispareille lettre ne m’est jamais parvenue.

– Non, bien sûr, sans quoi votre vilenien’eût jamais été découverte. Elle est signée : Isidore deChargny. Et que dit mon ennemi Chargny à mon fidèleserviteur ? Oyez : « Nous ne pourrons venir encore àla prochaine lune, car nous n’avons pu rassembler les forcessuffisantes, pas plus que les vingt mille couronnes qui sont votreprix. Mais lors de la lune suivante, dans l’heure la plus sombre,nous viendrons et vous toucherez votre argent à la petite poterne àcôté du buisson de sorbier. » Alors, coquin, qu’avez-vous àdire ?

– C’est faux, râla l’Italien.

– Je vous prie de me permettre de voircette lettre, sire, fit Chandos. Chargny fut mon prisonnier et tantde lettres furent échangées avant que sa rançon fût payée que sonécriture m’est bien connue… Oui, oui, je jurerais que c’est lasienne. J’en jurerais sur mon salut éternel.

– Si elle a vraiment été écrite parChargny, c’était dans l’unique dessein de me déshonorer, s’écriaSir Aymery.

– Oh, que non ! l’interrompit lejeune prince. Nous connaissons tous Chargny pour l’avoir combattu.Il a peut-être des défauts, il est vantard et braillard, mais sousles lys de France ne chevauche pas un homme plus brave ni d’un plusnoble cœur ni d’un plus grand courage. Un tel homme nes’abaisserait jamais à écrire une lettre dans la seule intention dejeter le discrédit sur un membre de la noblesse. Pour ma part, jene le puis croire.

Le murmure soulevé par les autres prouvaqu’ils étaient d’accord avec le prince. La lumière des torchesaccrochées aux murs frappait en plein les lignes sévères desvisages autour de la grande table. Ils étaient assis immobiles etl’Italien frémit devant les regards inexorables qu’il rencontra. Ilregarda vivement autour de lui, mais des hommes en armes gardaienttoutes les issues. L’ombre de la mort pesait déjà sur lui.

– La missive, reprit le roi, fut remisepar Chargny à un certain Dom Beauvais, prêtre à Saint-Omer, aveccharge de la porter à Calais. Mais le prêtre, en flairant unerécompense, l’apporta à quelqu’un qui m’est fidèle serviteur, etc’est ainsi qu’elle se trouve entre mes mains. J’ai aussitôt faitmander cet homme afin qu’il se présente devant moi. Entre-temps, leprêtre s’en est retourné et, ainsi, Chargny s’imagine que sonmessage a été transmis.

– Je ne sais rien de cette affaire, fitencore l’Italien entêté, en léchant ses lèvres sèches.

Une vague rouge monta au front du roi et sesyeux jetèrent des flammes de colère.

– Assez, au nom de Dieu ! Si noustenions cette canaille à la Tour, quelques tours de chevaletauraient tôt fait d’arracher une confession à cette âme maudite.Mais qu’avons-nous besoin de l’entendre reconnaître sa faute ?Vous avez vu, messeigneurs, et vous avez entendu. Qu’en dites-vous,monsieur mon fils ? Cet homme est-il coupable ?

– Il l’est, sire.

– Et vous, John ? Et vous,Walter ? Et vous, Hubert ? Et vous, monseigneurl’Évêque ?… Vous êtes donc tous du même avis ? Il estdonc reconnu coupable de félonie. Et quel est lechâtiment ?

– Ce ne peut être que la mort, réponditaussitôt le prince suivi par chacun des autres qui, à l’appel deson nom, faisait un signe de tête approbateur.

– Aymery de Pavie, vous avez entendu, fitle roi en posant le menton dans le creux de la main et en regardantl’Italien chancelant. Avancez ! Vous, l’archer, devant laporte… vous, avec la barbe noire. Tirez votre glaive… Non, lividecoquin, je ne veux point souiller cette lame de votre sang. Ce sontvos talons et non votre tête que nous voulons. Coupez ces éperonsde chevalier avec votre glaive, archer ! C’est moi qui vousles ai donnés, c’est moi qui vous les reprends. Ha ! Voyez-lesvoler à travers la salle, et avec eux tous liens entre vous et lenoble ordre dont ils sont l’insigne… Maintenant, conduisez-leau-dehors dans la bruyère, loin de cette demeure, là où sa charognepourra pourrir. Et arrachez-lui la tête du corps afin que ceci soitun avertissement à tous les traîtres !

L’Italien, qui avait glissé de son siège etétait tombé sur les genoux, poussa un cri de désespoir lorsquel’archer l’empoigna par les épaules. S’arrachant à son étreinte, ilse jeta sur le sol et saisit les pieds du roi.

– Épargnez-moi, mon très bon seigneur,épargnez-moi, je vous en supplie ! Au nom de la passion duChrist, je vous demande grâce et pardon. Songez, ô mon bon et nobleseigneur, au nombre d’années durant lesquelles j’ai servi sousvotre bannière et combien de services je vous ai rendus. N’est-cepoint moi qui ai découvert le gué de la Seine, deux jours avant lagrande bataille ? N’est-ce point moi encore qui ai dirigél’attaque lors de la prise de Calais ? J’ai une épouse etquatre enfants en Italie, grand roi. C’est en pensant à eux quej’ai failli à mon devoir, car cet argent m’aurait permisd’abandonner les combats pour les aller retrouver. Pitié, sire,pitié, je vous en conjure !

Les Anglais sont une race rude mais noncruelle. Le roi resta assis, impitoyable, mais les autres seregardèrent de côté et s’agitèrent sur leur siège.

– En effet, monseigneur, intervintChandos, je vous prie d’apaiser quelque peu votre colère.

Édouard secoua la tête.

– Silence, John ! Il en sera faitainsi que je l’ai dit.

– Je vous en prie, cher et honoréseigneur, ne faites point preuve de trop de hâte en la matière, fitManny. Faites-le ligoter et gardez-le jusqu’au matin. Vous pourrieztrouver d’autres conseils.

– Non ! J’ai dit ! Qu’onl’emmène !

Mais l’homme se cramponna si bien aux genouxdu roi que les archers ne purent lui faire lâcher prise.

– Écoutez-moi un moment, je vous ensupplie. Rien qu’une minute et, ensuite, vous ferez ce que bon voussemblera.

Le roi s’appuya au siège.

– Parlez, mais faites vite.

– Épargnez-moi, sire ! Dans votrepropre intérêt. Je vous conseille de m’épargner, car je puis vouslancer sur le chemin de chevaleresques aventures qui vousréjouiront le cœur. Songez, sire, que Chargny et ses compagnonsignorent que leurs plans sont mis à jour. Si je leur envoie unmessage, ils viendront sans aucun doute à la poterne. Et, si nousdressons habilement l’embûche, nous ferons là une capture dont larançon remplira vos coffres. Lui et ses amis valent au moins centmille couronnes.

D’un coup de pied, Édouard rejeta l’Italienloin de lui, dans la paille. Et, tandis qu’il gisait là, tel unserpent blessé, ses yeux ne quittaient pas ceux du roi.

– Deux fois traître ! Vous vouliezvendre Calais à Chargny, et vous voulez maintenant me vendreChargny ? Comment osez-vous supposer que moi ou tout noblechevalier puissions avoir l’âme assez basse pour songer à unerançon lorsque l’honneur est en jeu ? Se pourrait-il quemoi-même ou n’importe quel homme véritable soyons aussi lâches etfaux ? Vous venez de signer votre destin !Emmenez-le !

– Un instant, je vous prie, mon bon etdoux seigneur, s’écria le prince. Apaisez votre colère un momentencore car la proposition de cet homme mérite plus d’attentionqu’il n’y paraît au premier abord. Il vous a soulevé le cœur envous parlant de rançon. Mais examinez la chose, je vous prie, dupoint de vue de l’honneur. Je vous supplie de me laisser me jeterdans cette aventure car elle est de celles, si elle est bien menée,où l’on peut se faire un bel et honorable avancement.

Édouard tourna ses yeux pétillants vers lenoble et jeune garçon à ses côtés.

– Jamais chien courant ne fut plusacharné sur la trace d’un cerf que vous ne l’êtes lorsqu’il s’agitd’honneur, mon fils. Et comment donc concevez-vous lachose ?

– Chargny et ses hommes valent qu’onaille loin pour les rencontrer, car il aura sans aucun doutel’élite de France sous sa bannière, cette nuit-là. En agissantainsi que cet homme le propose et en l’attendant avec un nombreégal de lances, je ne crois pas qu’il puisse y avoir un autre pointde la chrétienté où l’on préférerait être plutôt qu’à Calais cettenuit-là.

– Par la sainte Croix, mon fils, vousavez raison ! cria le roi dont le visage s’illumina à cettepensée. Mais voyons, lequel de vous deux, John Chandos ou WalterManny, va s’occuper de la chose ?

Il les regarda malicieusement, l’un aprèsl’autre, comme un maître qui fait danser un os entre deux chiens.Et l’on pouvait lire dans leurs yeux tout ce qu’ils avaient àdire.

– Non, John, ne le prenez point mal, maisc’est au tour de Walter, cette fois.

– N’irons-nous point tous, sous votrebannière, sire, ou sous celle du prince ?

– Non, il ne sied point que le royalétendard d’Angleterre soit lancé dans une si petite entreprise.Cependant, si vous avez de la place dans vos rangs pour deuxchevaliers, le prince et moi-même vous accompagnerons.

Le jeune homme s’inclina et baisa la main deson père.

– Chargez-vous de cet homme, Walter, etfaites-en ce que bon vous semblera. Mais gardez-le bien, de craintequ’il ne nous trahisse derechef. Et débarrassez-en ma vue car sonsouffle empoisonne l’air… Maintenant, Nigel, si votre digne barbuveut taquiner le luth et chanter pour nous… Mais, pardieu !que voulez-vous ?

Il s’était retourné pour trouver son jeunehôte à genoux, la tête courbée.

– Qu’y a-t-il, mon ami ? Quedésirez-vous ?

– Une faveur, sire.

– Eh bien, n’aurai-je donc point de paixce soir, avec un traître à genoux devant moi, et un vraigentilhomme à genoux derrière ? Il suffit, Nigel. Quevoulez-vous ?

– Vous accompagner à Calais.

– Par la sainte Croix, voilà une justerequête, d’autant plus que le complot fut découvert sous votretoit… Qu’en dites-vous, Walter ? Le prenez-vous ?

– Dites-moi plutôt si vous me prenez, fitChandos. Nous sommes rivaux en honneur, Walter, mais je suis biensûr que vous ne me refuserez point.

– Non, John, je serai fier d’avoir sousma bannière la meilleure lance de toute la chrétienté.

– Et moi, de suivre un chef aussichevaleresque. Mais Nigel Loring est mon écuyer. Ainsi donc, ilviendra avec nous.

– Voilà la question réglée, fit le roi.Et maintenant, il n’est plus besoin de nous hâter puisqu’il ne sepassera rien avant le changement de lune. Je vous prie donc defaire circuler la buire et de porter un toast avec moi aux bonschevaliers de France ! Puissent-ils être tous de grand cœur etd’indomptable courage lorsque nous les rencontrerons dans les mursde Calais !

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