Sir Nigel

Chapitre 7COMMENT NIGEL S’EN FUT FAIRE SES EMPLETTES À GUILDFORD

Ce fut par un beau matin de juin que Nigel, lecœur allégé par la jeunesse et le printemps, quitta Tilford pours’en aller faire ses emplettes à la ville proche de Guildford. Souslui, son grand cheval jaune caracolait et sautillait, aussi heureuxet léger d’esprit que son maître. Dans l’Angleterre entière, onaurait difficilement pu trouver un couple aussi ardent etdébonnaire. La route sablonneuse serpentait à travers les bois depins où la brise douce fleurait bon la résine ; elletraversait les downs couverts de bruyères qui roulaient au nord etau sud, immenses et inhabités car dans ces terres le sol étaitpauvre et sans eau. Il traversa Crooksbury Common puis la grandebruyère de Puttenham, suivant un sentier sablonneux qui sinuaitentre les fougères arborescentes et la bruyère, car il désiraitrejoindre la route des pèlerins à l’endroit où elle s’incurvaitvers l’est en arrivant de Farnham et de Seale. Tout en avançant, iltâtait régulièrement les fontes de sa selle où il avait enfermé,soigneusement enveloppés, les trésors de Lady Ermyntrude. Àregarder la puissante encolure qui se balançait sur un rythmeallègre devant lui, à sentir l’allure aisée du grand cheval et enentendant le battement assourdi de ses sabots, il aurait vouluchanter et crier sa joie de vivre.

Derrière lui, sur le poney brun qui avaitservi autrefois de monture à Nigel, suivait l’archer Samkin Aylwardqui de lui-même avait pris la charge de serviteur personnel et degarde du corps. Ses larges épaules et sa gigantesque poitrinesemblaient dangereusement perchées sur le petit animal, mais ilallait l’amble en sifflotant un refrain allègre, le cœur aussiléger que celui de son maître. Pas un homme qui n’eût un hochementde tête, pas une femme qui ne sourît au passage du jovial archerdont la plupart du temps, la tête tournée sur les épaules, leregard suivait le dernier jupon croisé. Une fois seulement, ilreçut un accueil assez rude, venant d’un homme grand, aux cheveuxde neige et au visage rougeaud qu’ils rencontrèrent dans lalande.

– Le bonjour, mon père, cria Aylward.Comment cela va-t-il à Crooksbury ? Comment se porte la vachenoire ? Et les brebis d’Alton ? Et Mary, la fille delaiterie, et tous les autres ?

– C’est bien à toi de poser pareillequestion, bon à rien, répondit le vieux. Tu as irrité les moines deWaverley dont je suis tenancier, et ils veulent me prendre maferme. J’en ai cependant encore pour trois ans et, qu’ils fassentce qu’ils veulent, je ne déguerpirai point d’ici là. Mais jen’aurais jamais cru que je perdrais un jour mon foyer à cause detoi, Samkin. Et, si grand que tu sois, je saurais bien chasser lapoussière de ce pourpoint vert à coups de branches de noisetier, sije te tenais à Crooksbury.

– Dans ce cas, vous le pourrez fairedemain matin, mon père, car je viendrai vous voir. Mais en vérité,je n’ai rien fait d’autre à Waverley que vous n’eussiez faitvous-même. Regardez-moi dans les yeux, vieille tête chaude, etdites-moi si vous seriez resté là à ne rien faire alors que ledernier Loring – voyez-le s’avancer là-bas, la tête haute etl’esprit dans les nuages – allait être abattu d’une flèche surl’ordre de ce moine plein de graisse. Si vous me dites que vousl’auriez fait, je vous renie comme père.

– Non, Samkin, et, s’il en est ainsi,alors ce que tu as fait n’était peut-être point si mal. Mais ilm’est bien dur de perdre ma vieille ferme, alors que mon cœur estenterré dans son sol.

– Allons donc, bonhomme. Vous avez encoretrois ans devant vous et Dieu sait ce qui peut se passer en troisans. Avant ce temps, j’aurai été à la guerre et, lorsque j’auraiforcé un ou deux coffres français, vous pourrez vous acheter votrebonne terre brune et vous gaudir de l’abbé John ainsi que de sesbaillis. Ne suis-je point un homme tout comme Tom Withstaff deChurt ? Après six mois, il est revenu avec les goussets pleinsde nobles à la rose et une Française sur chaque bras.

– Dieu nous garde des femmes,Samkin ! Mais, s’il y a de l’argent à récolter, il est bienvrai que tu es capable d’en avoir ta part, tout comme n’importequel homme. Mais hâte-toi, mon garçon, ton maître a déjà passé lacroupe de la colline.

Saluant son père de sa main gantée, l’archerplanta les talons dans les flancs de sa monture et eut tôt fait derejoindre Nigel. Après avoir jeté un coup d’œil par-dessusl’épaule, celui-ci ralentit son allure et attendit que la tête duponey fût à sa hauteur.

– N’ai-je point ouï, archer, qu’unhors-la-loi était en liberté dans cette contrée ?

– Si, noble seigneur. C’était un serf dePeter Mandeville. Mais il a brisé ses liens et s’est sauvé dans cesforêts. Les gens l’appellent l’Homme sauvage de Puttenham.

– Mais comment se fait-il qu’on ne luiait point donné la chasse ? Si cet homme est un tire-laine etun brigand, ce serait une belle occasion d’en débarrasser lepays.

– Les gens d’armes de Guildford ont étéenvoyés par deux fois déjà pour s’en saisir. Mais le renard aplusieurs terriers, et il est bien malaisé de l’en fairesortir.

– Par saint Paul, si je n’étais pointaussi pressé, je ferais bien un détour pour le rechercher. De quelcôté vit-il ?

– Un immense marais s’étend au-delà dePuttenham ; au milieu se trouvent des grottes où lui et lessiens se cachent.

– Les siens ? Ils sont donc unebande ?

– Plusieurs se sont joints à lui.

– Mais voilà qui paraît une entreprisepleine d’honneur ! Lorsque le roi sera venu et parti, nousconsacrerons une journée aux hors-la-loi de Puttenham. Je crainsbien que nous n’ayons que peu de chances de les rencontrer au coursde ce présent voyage.

– Ils attaquent les pèlerins qui passentsur la route de Winchester. De plus, ils sont bien vus par les gensdu pays, car ils ne les volent point et ont toujours la mainsecourable pour ceux qui acceptent de les aider.

– Il est toujours aisé d’avoir la mainsecourable avec de l’argent volé. Mais je crains qu’ils ne serisquent point à voler deux hommes comme nous dont la ceinture estgarnie d’une épée.

Ils avaient franchi les marais sauvages etétaient parvenus sur la grand-route qu’empruntaient les pèlerinsvenus de l’Ouest pour se rendre au sanctuaire national deCanterbury. Après avoir traversé Winchester, la route suivait lamerveilleuse vallée de l’Itchen, pour atteindre Farnham, où elleformait deux embranchements, l’un qui suivait le Hog’s Back, ou Dosd’Âne, l’autre qui tournait vers le sud en direction de la collinede Sainte-Catherine, où se dressait le sanctuaire des pèlerins,actuellement en ruine, mais qui était alors un lieu auguste et trèsfréquenté. C’était sur cette route que se trouvaient Nigel etAylward en se rendant à Guildford.

Comme par hasard, personne ne prenait la mêmedirection qu’eux, mais ils rencontrèrent des groupes de pèlerinsqui s’en revenaient avec des images de saint Thomas, des coquillesd’escargot ou de petites ampoules de plomb sur leurs chapeaux etdes ballots d’emplettes sur les épaules. Ils étaient sales et enhaillons. Les hommes allaient à pied, les femmes étaient portéespar des ânes. Gens et bêtes cheminaient gaiement, comme si c’eûtété un jour faste ou comme s’ils avaient retrouvé déjà leur foyer.Avec quelques mendiants ou ménestrels couchés dans la bruyère depart et d’autre du chemin dans l’espoir de recevoir des passants unoccasionnel farthing, ce furent les seules personnes qu’ilsrencontrèrent jusqu’au village de Puttenham. Le soleil était déjàchaud et il y avait tout juste assez de vent pour soulever lapoussière du chemin, à telle enseigne qu’ils furent heureux de senettoyer le gosier en allant boire un verre de bière au cabaret duvillage où la tenancière jeta un au revoir narquois à Nigel, quin’avait pas eu assez d’attentions pour elle, et une gifle àAylward, qui en avait eu trop.

De l’autre côté de Puttenham, la routetraversait un bois de chênes et de hêtres, s’élevant au-dessusd’une végétation touffue de fougères et de ronces. Ils yrencontrèrent une patrouille de sergents d’armes. C’étaient degrands gaillards bien montés, revêtus de hoquetons et de bonnets debuffle, armés de lances et de sabres. Leurs chevaux avançaientlentement sur le côté ombragé de la route. Ils s’arrêtèrent lorsqueles voyageurs parvinrent à leur hauteur pour leur demander s’ilsavaient été molestés en chemin.

– Prenez garde, leur dirent-ils, carl’Homme sauvage et son épouse courent les routes. Hier encore, ilsont abattu un marchand de l’Ouest et lui ont pris centcouronnes.

– Son épouse ?

– Oui, elle est toujours à ses côtés et,si lui a la force, elle a l’intelligence. J’espère bien un matinvoir leurs deux têtes sur l’herbe verte.

La patrouille continua son chemin versFarnham, s’éloignant, comme il fut prouvé par la suite, des voleursqui l’avaient très certainement épiée des buissons bordant laroute. Derrière une courbe de cette route, Nigel et Aylwardaperçurent une grande et gracieuse femme qui se tordait les mainsen pleurant, assise sur le bord du chemin. À la vue d’une tellebeauté en détresse, Nigel éperonna Pommers, qui en trois bonds ledéposa aux pieds de la malheureuse.

– Que vous arrive-t-il, gente Dame ?demanda-t-il. Quelque chose en quoi je puisse être votre ami ?Ou est-il possible que quelqu’un ait eu le cœur assez dur pour vousfaire injure ?

Elle se releva et tourna vers lui un visageilluminé par l’espoir et la prière.

– Oh ! sauvez, je vous prie, monpauvre père ! Peut-être avez-vous vu les gens d’armes. Ilsviennent de nous dépasser mais je crains qu’ils ne soient hors deportée de voix.

– En effet, ils sont éloignés, mais nouspourrions vous servir tout aussi bien.

– Alors, faites vite, je vous prie !Peut-être le mettent-ils à mort en ce moment même. Ils l’ontentraîné dans les buissons là-bas, où je l’ai entendu geindrefaiblement. Hâtez-vous, je vous implore.

Nigel sauta à bas de son cheval et jeta lesrênes à Aylward.

– Non, cria celui-ci, allons-y ensemble.Combien de brigands y avait-il, gente Dame ?

– Deux grands gaillards.

– Dans ce cas, j’y vais aussi.

– Non, ce n’est pas possible, répliquaNigel. Le bois est trop dense pour les chevaux et nous ne pouvonsles abandonner sur le chemin.

– Mais je les garderai, intervint lafemme.

– Pommers ne se laisse pas facilementgarder. Reste ici, Aylward, jusqu’à ce que je revienne. N’en bougepoint ! C’est un ordre.

Sur ces mots, l’œil joyeux et scintillant del’espoir d’une aventure, Nigel tira son épée et s’enfonça dans lebois. Il courut loin et vite, de clairière en clairière, écartantles buissons, bondissant par-dessus les ronces, léger comme unjeune daim, cherchant d’un côté puis de l’autre, tendant l’oreillepour surprendre un son, mais n’entendant que le roucoulement desramiers ; il continua, ayant toujours en esprit, derrière lui,la femme en larmes et, devant, l’homme prisonnier. Ce ne fut quelorsqu’il commença d’avoir mal aux pieds et d’être à bout desouffle qu’il s’arrêta en portant la main au côté en se souvenantqu’il lui fallait encore s’occuper de ses propres affaires et qu’ilétait temps pour lui de reprendre sa route.

Pendant ce temps, Aylward avait eu recours àun moyen plus fruste et plus personnel de consoler la jeune femmequi sanglotait, le visage contre la selle de Pommers.

– Allons, ne pleurez point, ma toutebelle. Cela me fait jaillir les larmes aux yeux que de vous en voirverser ainsi à torrents.

– Hélas, bon archer, c’était le meilleurdes pères… si bon, si doux ! Si vous l’aviez connu, je suissûre que vous l’auriez aimé.

– Allons, allons, il n’aura même pas uneégratignure. Squire Nigel va nous le ramener bientôt.

– Non, non, jamais plus je ne lereverrai ! Soutenez-moi, bon archer, je me sens défaillir.

Aylward passa aussitôt le bras autour de lataille souple. La femme se cramponna de la main à son épaule. Sonvisage pâle regarda derrière et ce fut une lueur de joie dans sesyeux, un éclair d’attente et de triomphe qui avertit soudain lebrave garçon d’un danger qui le menaçait.

Il se dégagea de l’étreinte de la femme etbondit de côté, tout juste à temps pour éviter un coup violent quilui était porté par un gros gourdin que maniait un homme plus grandet plus puissant que lui. Il eut la brève vision de grandes dentsqui grinçaient d’un air féroce, d’une barbe en broussaille et dedeux yeux de chat sauvage. Une seconde plus tard, Aylward s’étaitrapproché en baissant la tête sous une autre volée de la meurtrièremassue.

Les bras roulés autour du corps bien bâti duvoleur et le visage enfoui dans la grande barbe, Aylward souffla,força et souleva. Tour à tour avançant et reculant sur la routepoussiéreuse, les deux hommes battaient des pieds et titubaientdans une lutte atroce dont l’enjeu était la vie. Par deux fois,Aylward avait manqué d’être jeté au sol par la grande force duhors-la-loi, et à deux reprises sa jeunesse et son adresse d’archerlui permirent de reprendre son étreinte et son équilibre. Puis cefut son tour. Il glissa la jambe dans le creux du genou de l’autrequ’il fit basculer d’une forte poussée. Le hors-la-loi tomba à larenverse en poussant un cri rauque. Il avait à peine touché le sol,qu’Aylward avait déjà le genou sur lui, avec son épée dans labarbe, pointée sur sa poitrine.

– Par les os de ces dix doigts ! luisouffla-t-il, un mot de plus et ce sera ton dernier.

Mais l’homme demeura immobile car il avait étéquelque peu étourdi par la chute, Aylward regarda autour de luimais la femme avait disparu. Elle s’était glissée dans la forêt aupremier coup. L’archer se mit alors à craindre pour son maître qui,lui aussi, avait peut-être été attiré dans quelque guet-apens. Maisses craintes furent de courte durée, car Nigel reparut bientôt,courant sur la route qu’il avait retrouvée à quelque distance del’endroit où il l’avait quittée.

– Par saint Paul ! s’écria-t-il.Quel est donc cet homme sur lequel tu es perché ? Et où doncest la dame qui nous fit l’honneur de nous demander de l’aide. Jen’ai, hélas, pu retrouver son père.

– Ne vous en plaignez point, nobleseigneur, répondit Aylward, car j’ai avis que son père doit être lediable. Cette femme est, je crois, l’épouse de l’Homme sauvage dePuttenham. Et voici l’homme ! Il a essayé de me fracasser lacervelle de son gourdin.

Le hors-la-loi, qui avait ouvert un œil,regarda d’un air menaçant celui qui l’avait capturé, puis lenouveau venu.

– Vous avez de la chance, archer, dit-il,car j’en suis venu aux mains avec beaucoup d’hommes mais je ne puisme souvenir d’un seul qui ait eu le dessus sur moi.

– En effet, vous avez une poigne d’ours,mais c’était le fait d’un lâche que de détourner mon attention survotre femme pour me briser la tête avec votre masse. C’est aussiune vilenie que de tendre un piège aux passants en leur demandantsecours et en les prenant par la pitié, si bien que c’était notrebon cœur même qui nous mettait en danger. Le prochain malheureuxqui, lui, aura peut-être réellement besoin d’aide, souffrira àcause de vos péchés.

– Lorsque la main du monde entier estcontre vous, répondit le hors-la-loi, il vous faut vous défendre dumieux que vous le pouvez.

– Vous méritez certes d’être pendu, neserait-ce que parce que vous avez entraîné cette femme, qui estgentille et douce, dans une vie pareille, fit Nigel. Lions sespoignets à mes étriers de cuir et nous le conduirons àGuildford.

L’archer tira de sa besace une corde d’arc derechange. Il avait attaché le prisonnier de la façon que Nigel luiavait dite, lorsque ce dernier poussa soudain un cri d’alarme.

– Vierge Marie, où est ma fonte deselle ?

Elle avait été coupée par un couteautranchant. Seuls restaient les deux bouts d’une courroie. Aylwardet Nigel se regardèrent consternés. Le jeune écuyer brandit lespoings de désespoir et s’arracha les boucles blondes.

– Le bracelet de Lady Ermyntrude ?Le hanap de mon grand-père ! J’aurais mieux aimé mourir que deles perdre ! Que vais-je lui dire ? Je n’oserai retourneravant de les avoir retrouvés. Ah, Aylward, comment les as-tu laisséenlever ?

L’honnête archer repoussa sur la nuque soncasque de fer et se gratta le crâne.

– Mais je ne savais rien. Vous ne m’aviezpoint dit qu’il y avait des objets de prix dans le sac, sans quoij’y eusse gardé un meilleur œil. Sans aucun doute, ce n’est pointce gaillard qui l’a pris puisque je le tenais entre mes mains. Cene peut être que cette femme qui en a profité pour fuir enl’emportant.

Nigel arpenta la route en proie à la plusgrande perplexité.

– Je la suivrais jusqu’au bout du monde,si seulement je savais où la retrouver. Mais quant à fouiller cesbois pour l’y découvrir, autant poursuivre une souris dans un champde blé. Bon saint Georges, toi qui as combattu et vaincu le dragon,je te prie, au nom de ce chevaleresque exploit, de me soutenir dansmes difficultés ! Deux cierges brûleront devant ton autel àGodalming, si tu me fais retrouver ma fonte de selle. Que nedonnerais-je pour la ravoir ?

– Me donneriez-vous la vie ? demandale hors-la-loi. Promettez-moi de me laisser vivre et vous aurezvotre fonte, s’il est vrai que c’est bien ma femme qui vous en adépouillé.

– Oh que non ! je ne puis fairecela, répondit Nigel. Mon honneur serait en jeu, puisque cetteperte m’est personnelle et que ce serait une honte publique que devous relâcher. Par saint Paul ! ce serait un acte peurecommandable que de vous laisser libre de voler des centainesd’autres personnes.

– Bon, dans ces conditions, je ne vousdemanderai point de me laisser en liberté. Si vous me promettezsimplement que ma femme sera épargnée, je vous rendrai votresac.

– Je ne puis vous faire pareillepromesse : elle me forcerait à mentir devant le shérif deGuildford.

– Me donnez-vous votre paroled’intercéder en ma faveur ?

– Cela, je vous le promets, si vous merendez mon sac, bien que je ne sache point en quoi ma parole puissevous servir. Mais vos propos sont vains, car vous ne songez tout demême pas que nous allons vous laisser partir avec l’espoir de vousvoir revenir.

– Je ne vous demande point cela, réponditl’Homme sauvage, car je puis récupérer votre sac sans même bougerde l’endroit où je me trouve. Ai-je votre parole, sur votre honneuret tout ce qui vous est cher, de demander ma grâce ?

– Vous l’avez !

– Et qu’il ne sera point fait de mal àmon épouse ?

– Oui !

Le hors-la-loi renversa la tête, poussa unlong cri strident semblable au hurlement d’un loup. Il y eut unmoment de silence puis le même cri, clair et perçant, s’éleva à peude distance de là dans la forêt. L’Homme sauvage appela de nouveauet sa compagne lui répondit. Il cria une troisième fois, tout commele daim appelle sa femelle. Puis, dans une agitation debroussailles, la femme reparut devant eux, grande, pâle, dans toutesa grâce. Sans un regard pour Aylward ni pour Nigel, elle courutauprès de son époux.

– Cher et doux seigneur, pleura-t-elle.J’espère qu’ils ne vous ont point fait de mal. Je vous attendaisprès du vieux chêne et mon cœur saignait de ne point vous voirrevenir.

– J’ai été pris, femme.

– Jour maudit ! Laissez-le, bons etgentils seigneurs ! Ne me l’enlevez point.

– Ils parleront pour moi à Guildford, fitl’Homme sauvage. Ils l’ont promis, mais rendez-leur d’abord le sacque vous avez pris.

Elle le tira de dessous son large jupon.

– Le voici, doux seigneur. Croyez bienque cela me fendait le cœur de vous l’enlever, parce que vous aviezeu pitié de moi. Mais, ainsi que vous le voyez, je me trouvemaintenant dans une réelle et profonde détresse. N’aurez-vous pointpitié encore ? Ne prendrez-vous point compassion, gentilsseigneurs ! Je vous en supplie à genoux, très bon et douxsquire.

Nigel avait saisi le sac, heureux de sentirque les objets s’y trouvaient.

– J’ai donné ma promesse, dit-il, jeferai mon possible. La suite dépend des autres. Je vous prie doncde vous relever, car je ne puis promettre davantage.

– Il me faudra donc me contenter, luidit-elle en se relevant, le visage plus calme. Je vous ai prié deprendre pitié de nous, je ne puis faire plus. Mais avant deretourner dans la forêt, je vous conseillerai d’être sur vos gardesafin de ne point perdre votre sac une seconde fois. Savez-vouscomment je l’ai pris, archer ? C’était pourtant bien simple.Et cela pourrait encore vous arriver, aussi vais-je vousl’expliquer. J’avais ce couteau dans ma manche. Il est très petitet très tranchant. Je le fis glisser ainsi. Puis, alors que jefaisais semblant de pleurer contre la selle, j’ai tranché lescourroies de cette façon…

Au même moment, elle sectionna la lanière quiattachait son mari et lui, plongeant sous les pattes du cheval, seglissa tel un serpent dans les buissons. En passant, il avaitfrappé Pommers par-dessous et le grand cheval rendu enragé parl’insulte se cabra, forçant les deux hommes à se cramponner à labride. Quand enfin il se calma, il n’y avait plus de trace ni del’Homme sauvage ni de sa femme. Ce fut en vain qu’Aylward, son arcbandé, courut de-ci delà entre les grands arbres, fouillant lessombres fourrés. Lorsqu’il revint sur la route, son maître et luise lancèrent un regard honteux.

– Je crois que nous sommes meilleursguerriers que geôliers, dit Aylward en grimpant sur son poney.

Mais le froncement de sourcils de Nigel sedétendit en un sourire.

– Au moins, nous avons retrouvé ce quenous avions perdu. Je le place ici sur le pommeau de ma selle et jen’en détacherai plus mes yeux que nous ne soyons à Guildford.

Ils allèrent ainsi leur chemin jusqu’au momentoù, dépassant la chapelle de Sainte-Catherine, ils traversèrent denouveau le Wey serpentant. Ils se trouvèrent alors dans une rue enpente raide avec ses maisons en encorbellement, son hostellerie demoines sur la gauche où l’on pouvait encore boire de la bonne ale,son château de forme quadrilatère à droite, bâtiment non pas enruine mais d’une architecture dénotant force et vitalité, avec unebannière blasonnée qui flottait au vent et des casques de ferscintillant derrière les créneaux. Une rangée de masures partait duportail pour atteindre la rue haute, et la deuxième porte aprèsl’église de la Trinité était celle de l’orfèvre, Thorold, richebourgeois et maire de la ville.

Thorold contempla longtemps et avec amour lesprécieux rubis et le fin travail du hanap. Puis il se mit àcaresser sa barbe florissante en se demandant s’il devait en donnercinquante ou soixante nobles, car il savait très bien pouvoir lesrevendre pour deux cents. Mais s’il en offrait trop, son gain enserait réduit d’autant. Par contre, s’il en offrait trop peu, cejeune homme pourrait fort bien aller jusqu’à Londres avec cesbijoux : en effet ils étaient très rares et de grande valeur.Le garçon était mal vêtu et l’anxiété se lisait dans ses yeux.Peut-être était-il pressé par le besoin et ignorait-il la valeurréelle de ce qu’il apportait. Le marchand allait le sonder.

– Ces objets sont vieux et hors de mode,noble seigneur. Des pierres, je puis à peine dire si elles sont debonne qualité ou non, car elles sont ternes et brutes. Si vous neme faites point un prix trop élevé, je pourrai les ajouter à monstock, bien que cette boutique ait été installée pour vendre et nonpour acheter. Combien en demandez-vous ?

Nigel, perplexe, arqua les sourcils. C’étaitlà un jeu dans lequel ni son cœur ardent ni ses membres souples nepouvaient lui venir en aide. C’était la force nouvelle dominantl’ancienne : le commerçant contre le guerrier, l’abaissant,l’affaiblissant à travers les siècles, jusqu’à en faire sonesclave, son serf.

– Je ne sais que demander, brave homme,répondit Nigel. Il ne me sied pas plus qu’à quiconque portant unnom de marchander ou de lésiner. Vous connaissez la valeur de cetobjet car c’est votre profession de la connaître. Lady Ermyntrude abesoin d’argent. Il nous le faut pour la venue du roi. Ainsi doncdonnez-moi ce que vous estimez juste et n’en parlons plus.

L’orfèvre sourit. L’affaire se présentait plussimple et plus intéressante qu’il ne l’avait cru. Il avait eul’intention d’offrir cinquante nobles : ce serait certes unpéché que d’en donner plus de vingt-cinq.

– Mais je ne saurai qu’en faire quand jeles aurai. Cependant je ne veux point discuter pour vingt noblesdans une affaire qui concerne le roi.

Le cœur de Nigel devint de plomb car cettesomme ne lui permettait même pas d’acheter la moitié de ce qu’illui fallait. Il était évident que Lady Ermyntrude avait surestiméses trésors. Il ne pouvait cependant retourner les mains vides.Ainsi donc, si les vingt nobles représentaient la valeur réelle,comme ce brave homme le lui assurait, il fallait s’en contenter etles accepter.

– Je suis quelque peu troublé par ce quevous venez de me dire, mais vous en savez plus long que moi sur ceschoses. Alors j’en accepterai…

– Cent cinquante, lui souffla la voixd’Aylward à l’oreille.

– Cent cinquante, fit Nigel, trop heureuxde trouver ce guide sur des sentiers qui ne lui étaient guèrefamiliers.

L’orfèvre sursauta. Ce jeune homme n’étaitpoint un simple soldat comme il y paraissait. Ce franc visage, cesyeux bleus, n’étaient qu’un piège pour qui ne s’en méfiait pas.Jamais encore il n’était resté à quia dans un marché.

– Que voilà un langage naïf et qui nenous mènera à rien, messire ! fit-il en se détournant et enjouant avec les clés de ses coffres. Je ne désire cependant pointêtre dur avec vous, et vous fais mon dernier prix qui est decinquante nobles.

– Plus cent, souffla Aylward.

– Plus cent, répéta Nigel, rougissant desa cupidité.

– Bon, mettons cent, répondit lemarchand. Tondez-moi, écorchez-moi, et prenez cent nobles pour vosbijoux.

– J’aurais honte de vous traiter aussimal, répondit Nigel, mais vous avez été honnête et je ne veux doncpoint vous léser. J’en accepterai donc avec reconnaissancecent…

– Cinquante, murmura Aylward.

– Cinquante, acheva Nigel.

– Par saint John de Beverley ! Je mesuis installé ici en arrivant des pays du Nord où l’on prétend queles gens sont adroits dans les marchés, mais je préférerais encoreavoir affaire à toute une synagogue de juifs qu’à vous avec toutesvos belles manières. Vous n’accepteriez donc pas moins de centcinquante nobles ? Misère ! Vous m’enlevez tout monbénéfice d’un mois. Que voilà une mauvaise journée pour moi. Jesouhaiterais ne vous avoir jamais vu.

Geignant et se lamentant, il compta les piècesd’or sur le comptoir, et Nigel, osant à peine croire en sa bonnefortune, les jeta dans son sac de cuir.

Un moment plus tard, le visage rougissant, ilse retrouvait dans la rue où il exprimait ses remerciements àAylward.

– Hélas, mon bon seigneur, le bonheurnous a floués, répondit l’archer. Nous aurions pu en obtenir vingtde plus si nous avions tenu bon.

– Comment le sais-tu, mon bonAylward ?

– À ses yeux. Je ne sais point lirelorsqu’il s’agit d’un parchemin, d’un livre, d’une devise ou d’unblason, mais je sais lire dans les yeux d’un homme et je n’aijamais douté un seul instant qu’il donnerait ce qu’il a donné.

Les deux voyageurs dînèrent au refuge desmoines, Nigel à la table haute, Aylward à celle du commun. Puis ilsse mirent en route dans la grand-rue. Nigel acheta du taffetas pouren faire des tentures, du vin, des confitures, des fruits, du lingede table en damas et maints autres articles de nécessité. Ils’arrêta enfin devant la boutique de l’armurier dans la cour duchâteau et, comme un enfant devant un plat de bonbons, il admirales belles armures, le plastron gravé, les heaumes empanachés etles gorgières habilement assemblées.

– Alors, squire Loring, fit l’armurierWat en détournant le regard de sa forge à soufflet où il chauffaitune lame d’épée, que puis-je vous vendre ce matin ? Je vousjure sur Tubal-Caïn, le père de tous les travailleurs du métal, quevous pourriez aller d’un bout à l’autre de Cheapside sans trouverplus belle armure que celle qui pend à ce crochet là-bas.

– Et quel en est le prix,armurier ?

– Pour n’importe qui d’autre, ce seraitdeux cent cinquante nobles à la rose. Mais pour vous, ce ne seraque deux cents.

– Et pourquoi moins cher pourmoi ?

– Parce que c’est moi qui ai équipé votrepère pour la guerre et c’est une armure plus belle encore qui estsortie de mes mains. Je gage qu’elle a dû émousser bien des lamesavant qu’il ne la mette de côté. Nous travaillions en mailles àcette époque, et j’avais aussi vite fait une cotte finement tisséequ’une plate d’armure. Mais les jeunes seigneurs ont leur modecomme les belles dames de la cour. Ce sont les plates maintenant,bien que le prix en soit le triple.

– Et vous dites que la maille est aussibonne ?

– J’en suis sûr.

– Alors, oyez, armurier. Je ne puis mepermettre en ce moment l’achat d’une armure à plates, mais j’aicependant grand besoin d’un harnachement d’acier en vue d’unepetite action que je me suis mis en tête de faire. J’ai encore àTilford cette cotte de mailles dont vous venez de parler et qui futla première que mon père porta à la guerre. Ne pourriez-vousl’arranger de façon qu’elle protégeât aussi mes membres ?

L’armurier regarda le petit visage de Nigeltourné vers lui et il éclata de rire.

– Vous vous gaussez, squire Loring. Cetéquipement a été fait pour un homme qui se trouvait bien au-dessusde la taille normale.

– Eh non, je ne me gausse point. Qu’elleme protège seulement dans une joute à la lance, et elle aurarépondu à ce que j’attends d’elle.

L’armurier se pencha de nouveau sur sonenclume et se mit à réfléchir sous le regard anxieux de Nigel.

– C’est avec plaisir que je vousprêterais une armure à plates pour cette aventure, squire Nigel,mais si vous deviez être vaincu, votre armure serait le prix duvainqueur. Je suis un pauvre homme avec beaucoup d’enfants et je nepuis risquer pareille perte. Mais pour en revenir à cette armure demailles, est-elle vraiment en bon état ?

– En parfait état, sauf l’encolure quiest éraillée.

– Raccourcir les manches serait aisé. Ilsuffit d’en couper un morceau et de renouer les maillons, maisquant à reprendre le corps… voilà qui est au-dessus de mon artd’armurier.

– C’était mon dernier espoir. Ah, bonarmurier, si vraiment vous avez servi et aimé mon vaillant père, jevous prie au nom de sa mémoire de me venir en aide maintenant.

L’armurier laissa tomber son lourd marteau surle sol.

– Non seulement j’aimais votre père,squire Loring, mais je vous ai vu, à demi armé comme vous l’étiez,monter contre les meilleurs ici au château. À la Saint-Martin, moncœur a saigné en voyant l’état pitoyable de votre harnachement etpourtant vous avez résisté à Sir Olivier dans son armure milanaise.Quand retournez-vous à Tilford ?

– À l’instant même.

– Holà, Jenkin, amène mon bidet, cria lebrave Wat. Et que ma main droite perde toute son adresse si je nevous envoie point au combat dans l’armure de votre père ! Ilme faut être rentré demain dans ma boutique, mais je vous accordece jour gratuitement pour tout le respect que je porte à votremaison. Je vous accompagne à Tilford et, avant même que la nuittombe, vous saurez ce dont Wat est capable.

Et c’est ainsi que la soirée fut très occupéeau manoir de Tilford, où Lady Ermyntrude tailla les tenturesqu’elle accrocha dans la salle et remplit ses placards des bonneschoses que Nigel avait ramenées de Guildford.

Cependant le jeune seigneur et l’armurierétaient assis l’un en face de l’autre, ayant sur les genoux lacotte de mailles avec la gorgière à plat. De temps à autre, levieux Wat haussait les épaules comme si on lui eût demandé de faireplus qu’il n’en était possible à un simple mortel. Enfin, sur unesuggestion du jeune homme, il retomba en arrière sur son siège enriant aux éclats, si bien que Lady Ermyntrude lança un noir regardde mécontentement devant une satisfaction aussi plébéienne. Puis,prenant dans sa trousse à outils son ciseau et son marteau,l’armurier se mit en devoir de percer un trou au centre de latunique métallique.

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