Sir Nigel

Chapitre 3LE CHEVAL JAUNE DE CROOKSBURY

En ces temps si simples, un miracle et unmystère étaient choses naturelles. L’homme s’avançait dans lacrainte et la solennité, avec le ciel au-dessus de la tête etl’enfer sous les pieds. On voyait la main de Dieu partout :dans l’arc-en-ciel et la comète, dans le tonnerre et le vent. Et lediable, lui aussi, ravageait ouvertement le monde : il sedissimulait derrière les haies dans l’obscurité ; il riait auxéclats durant la nuit ; il saisissait dans ses serres lepécheur mourant, fondait sur l’enfant non baptisé et tordait lesmembres de l’épileptique. Un démon perfide cheminait à côté dechaque homme, lui soufflant des infamies à l’oreille, tandisqu’au-dessus de lui voletait un ange lui montrant le chemin étroitet ardu. Comment aurait-on pu ne pas croire ces contes, alors quele pape et les prêtres, les savants et le roi y croyaient, alorsque, sur la terre entière, pas une seule voix ne s’élevait pour lesmettre en doute ?

Chaque livre qu’on lisait, chaque gravurequ’on voyait, chaque conte dit par la nourrice ou la maman, toutenseignait la même leçon. Et lorsqu’un homme courait de par lemonde, sa foi ne faisait que s’affermir car, où qu’il se rendît, ilne rencontrait que des chapelles élevées à des saints, chacuned’elles contenant des reliques entourées d’une traditiond’incessants miracles. À chaque tournant de la route, il se rendaitmieux compte de la minceur du voile qui le séparait des horribleshabitants du monde invisible.

Ainsi donc, l’annonce brusque du moine timoréparut plus terrible qu’incroyable à ceux à qui elle s’adressait. Laface rubiconde de l’abbé pâlit un moment, il est vrai, mais ilsaisit le crucifix sur sa table et se leva brusquement.

– Conduisez-moi à lui !ordonna-t-il. Montrez-moi l’immonde créature qui ose porter la mainsur les frères de la vénérable maison de saint Bernard !Courez auprès du chapelain, mon Frère ! Priez-le d’apporterl’exorciste et la châsse avec les reliques… ainsi que les ossementsde saint Jacques qui se trouvent sous l’autel. En ajoutant à celaun cœur humble et contrit, nous pourrons faire face à toutes lespuissances des ténèbres.

Mais le procureur avait l’esprit pluscritique. Il saisit le bras du moine avec une telle force quel’autre devait en garder cinq taches violacées pendant plusieursjours.

– Est-ce une façon de pénétrer ainsi dansla chambre de l’abbé sans frapper, sans une révérence, sans même unPax vobiscum ? Vous aviez coutume d’être notre novicele plus doux, d’un maintien humble au chapitre, dévot aux officeset d’une stricte tenue dans le cloître. Allons, reprenez vosesprits et répondez-moi ! Sous quelle forme le perfide démonest-il apparu et comment a-t-il causé ce dommage à nosfrères ? L’avez-vous vu de vos propres yeux ou bien lesavez-vous par ouï-dire ? Allons, parlez ou je vous faiscomparaître sur l’heure au banc de pénitence devant lechapitre.

Ainsi sommé, le moine épouvanté se calmaquelque peu, mais ses lèvres exsangues, ses yeux écarquillés et sonsouffle haletant trahissaient son trouble.

– S’il vous plaît, Révérend Père, etvous, Révérend Frère procureur, voici comment cela s’estpassé : James, le sous-prieur, frère John et moi étions dehorsdepuis sexte à Hankley, coupant des fougères pour l’étable. Nousnous en revenions par le champ de cinq virgates et le sous-prieurnous contait une édifiante histoire de la vie de saint Grégoire,lorsque nous entendîmes soudain un bruit semblable à celui d’untorrent. Le démon bondit au-dessus du haut mur qui entoure la noueet se précipita sur nous avec la vitesse du vent. Il jeta le frèrelai au sol et l’enfonça dans la fondrière. Puis, saisissant entreses dents le bon sous-prieur, il fit le tour du champ en lesecouant comme un paquet de vieux linge.

» Étonné devant un tel prodige, je restaiparalysé et j’avais déjà récité un Credo et trois Avé quand lediable lâcha le sous-prieur et bondit sur moi. Avec l’aide de saintBernard, j’escaladai le mur, mais non point avant que ses dentseussent pu me saisir la jambe et déchirer tout le bas de masoutane.

Tout en parlant, il se tournait, prouvant sesdires en exhibant les lambeaux de son vêtement.

– Mais sous quelle forme Satan vousest-il apparu ? demanda l’abbé.

– Comme un grand cheval jaune, RévérendPère… un cheval monstrueux, avec des yeux de feu et des dents degriffon.

– Un cheval jaune ?

Le procureur regarda le moine terrifié.

– Mais, mon Frère, seriez-vous fou ?Comment donc vous comporterez-vous lorsqu’il vous faudra faire faceau prince des ténèbres en personne, si vous vous laissez ainsiimpressionner par la vue d’un cheval jaune ? C’est le chevalde Franklin Aylward, mon Révérend Père, que nous avons fait saisirparce que son maître devait à l’abbaye cinquante shillings qu’il nepouvait payer. On prétend qu’on ne pourrait trouver pareil chevald’ici jusqu’aux écuries du roi à Windsor, car son père était undestrier espagnol et sa mère une jument arabe de la race même queSaladin conservait sous sa propre tente pour son usage personnel, àce qu’on raconte. Je l’ai saisi en payement de la dette et j’aidonné ordre aux varlets qui l’ont pris de le laisser dans la nouecar j’avais entendu dire que l’animal avait mauvais caractère etavait déjà tué plus d’une personne.

– Ce fut un mauvais jour pour Waverleyque celui où vous avez amené pareille bête dans son enceinte, fitl’abbé. Si le sous-prieur et frère John sont morts, il nous faudrareconnaître que ce cheval, faute d’être le diable en personne, estau moins son instrument.

– Cheval ou diable, Révérend Père, jel’ai entendu hennir de joie en piétinant le frère John, et si vousl’aviez vu secouer le sous-prieur comme un chien le fait d’un rat,vous éprouveriez peut-être ce que je ressens.

– Venez ! s’écria l’abbé. Allonsvoir par nous-mêmes le mal qui a été commis.

Et les trois religieux descendirent vivementl’escalier qui menait aux cloîtres.

Ils ne furent pas plutôt arrivés en bas queleurs craintes furent apaisées, car les deux victimes de lamésaventure, crottées et maculées de boue, parurent, entourées d’ungroupe de frères compatissants. Cependant des cris et desexclamations provenant du dehors prouvaient qu’un autre drame sedéroulait. L’abbé et le procureur se hâtèrent dans cette directionaussi vite que le leur permettait la dignité de leur office,jusqu’à ce qu’ils eussent franchi les portes et atteint le mur dela noue. En regardant par-dessus, ils y virent un spectacleextraordinaire.

Dans une herbe luxuriante qui lui montaitjusqu’aux boulets se tenait un magnifique cheval, tel quedésireraient en voir un sculpteur ou un soldat. Il avait le pelagenoisette clair avec la crinière et la queue d’une teinte un peuplus fauve. Haut de dix-sept paumes avec un corps et une croupetrahissant une grande force, il avait la nuque, l’encolure et lesépaules d’une finesse qui dénotait une bonne lignée. C’étaitmerveilleux de voir comme il se tenait là, le corps portant sur lespattes de derrière écartées et prêtes à se détendre, la tête haute,les oreilles pointées, la crinière hérissée, les naseaux rougespalpitant de colère, et les yeux flamboyants qui tournaient en toussens avec un air de hautaine menace et de défiance.

Formant cercle à une distance respectueuse,six frères lais et des forestiers, tenant chacun une longe,s’avançaient vers lui en rampant. Mais à tout moment, dans unmagnifique mouvement de sa tête et un bond de côté, le grand animalfaisait face à l’un de ses assaillants et, le cou tendu, lacrinière au vent, la queue raide, fonçait vers l’homme, quidétalait en hurlant pour chercher refuge sur le mur tandis que lesautres, refermant vivement leur cercle derrière la bête, lançaientleur corde dans l’espoir de le prendre au cou ou par les pattes,sans obtenir d’autre résultat que de se faire pourchasser à leurtour jusqu’à l’abri le plus proche.

Si deux hommes avaient pu atteindre en mêmetemps l’animal puis enrouler leur corde autour d’un tronc d’arbreou d’un rocher, alors le cerveau humain aurait pu se vanter d’avoirremporté une victoire sur la rapidité et la force animales. Maisils se trompaient lourdement, les esprits qui s’imaginaient que cescordes pouvaient servir à autre chose qu’à mettre en danger celuiqui les maniait !

Et c’est ainsi que ce qu’on pouvait prévoir seproduisit au moment même où les moines arrivaient. Le cheval, ayantpourchassé l’un de ses assaillants jusqu’au mur, resta si longtempsà souffler son mépris que les autres eurent le temps de serapprocher de lui par-derrière. Plusieurs longes furentlancées ; l’un des nœuds coulants tomba sur la fière tête etse perdit dans la crinière flottante. Aussitôt, l’animal seretourna et les hommes s’enfuirent pour sauver leur vie. Mais celuidont la longe avait atteint la bête s’attarda un moment à sedemander s’il devait forcer son succès. Cet instant d’hésitationlui fut fatal. En poussant un cri de désespoir, l’homme vit la bêtese dresser au-dessus de lui. Puis les pattes de devant s’abattirentet projetèrent l’homme au sol dans un effroyable craquement. Il sereleva en hurlant mais fut de nouveau renversé et resta là,tremblant, ensanglanté, cependant que le cheval sauvage – de toutesles créatures de la terre celle dont la colère était la pluscruelle et la plus redoutable – mordait et piétinait le corpsrecroquevillé.

Un frémissement de terreur parcourut la lignede têtes tonsurées qui garnissaient le haut mur, frémissement quis’éteignit aussitôt dans un long silence, rompu enfin par des crisde joie et de reconnaissance.

Un jeune homme était passé à cheval sur laroute menant au vieux manoir sur le versant de la colline. Samonture était une haridelle malingre et au pas traînant. De plus,une tunique souillée et d’un pourpre délavé, une ceinture de cuirdécoloré donnaient au cavalier plutôt piteuse mine. Cependant, dansla stature de l’homme, dans le port de sa tête, dans son allureaisée et gracieuse, dans le fin regard de ses grands yeux bleus, onpercevait ce sceau de distinction et de race qui, dans touteassemblée, lui aurait accordé la place qui lui revenait. Quoiqueplutôt petit, il avait la silhouette singulièrement légère etélégante. Son visage, bien que tanné par le temps, avait les traitsfins et une expression vive et décidée. Une épaisse frange deboucles blondes s’échappait de dessous son bonnet plat et sombre,une courte barbe dorée dissimulait le contour d’un menton qu’ilavait fort et carré. Une plume d’orfraie blanche, fixée par unebroche d’or sur le devant de sa toque, agrémentait de son charme cesombre ornement. Ce détail et d’autres encore dans son costume – lacourte cape, le couteau de chasse dans sa gaine de cuir, le cor debronze pendu en bandoulière, les douces poulaines en peau de daimet les éperons – se révélaient à l’œil de l’observateur. Au premierregard, on ne remarquait que le visage tanné encadré d’or et lalueur dansante de ses yeux vifs et rieurs.

Tel était le cavalier qui, faisant joyeusementclaquer sa cravache et suivi d’une dizaine de chiens, s’avançait aupetit galop sur son poney le long de Tilford Lane. Avec unméprisant sourire amusé, il observa la scène qui se déroulait dansle champ et les efforts désespérés des servants de Waverley.

Mais soudain, lorsque la comédie tourna à latragédie, ce spectateur se sentit pris d’une vive ardeur. D’unbond, il sauta à bas de sa monture, escalada le mur de pierre ettraversa le champ en courant. Se détournant de sa victime, le grandcheval jaune vit s’approcher ce nouvel ennemi et, repoussant despattes le corps prostré, il fonça vers le nouvel arrivant.

Cette fois, il n’y eut pas de fuite, pas depoursuite jusqu’au mur. Le petit homme se redressa, fit voler sacravache à poignée métallique et accueillit le cheval d’un violentcoup sur la tête, ce qu’il répéta à chaque attaque. Ce fut en vainque l’animal se cabra et essaya de renverser son ennemi, del’épaule et des pattes tendues. Calme, vif et agile, l’hommebondissait de côté, échappant à l’ombre même de la mort. Et àchaque fois on entendait de nouveau le sifflement et le choc de lalourde poignée.

Le cheval recula, considérant cet hommepuissant avec étonnement et colère. Puis il se mit à tourner autourde lui, la crinière au vent, la queue fouettant les oreillesbasses, renâclant de rage et de douleur. L’homme, consentant àpeine un regard à son féroce adversaire, s’approcha du forestierblessé, le souleva dans ses bras avec une force qu’on n’aurait passoupçonnée dans un corps aussi petit et le transporta, gémissant,vers le mur où une douzaine de mains se dressèrent pour l’aider.Puis, tout à l’aise, le jeune homme escalada le mur en lançant unsourire de glacial mépris au cheval jaune qui s’était de nouveauélancé derrière lui.

Lorsqu’il descendit de la muraille, unedouzaine de moines l’entourèrent pour le remercier et lecongratuler. Mais il leur aurait opposé un air renfrogné et seraitreparti, sans l’abbé John qui l’avait retenu en personne :

– Ne partez point, messire Loring. Simême vous n’êtes point un ami de notre abbaye, il nous fautreconnaître que vous vous êtes conduit aujourd’hui en parfaitchrétien car, s’il reste un souffle de vie dans le corps de notremalheureux serviteur, c’est à vous, après notre bon patron, saintBernard, que nous le devons.

– Par saint Paul ! je ne vous doisaucune bienveillance, Abbé John, répondit le jeune homme. L’ombrede votre abbaye s’est toujours dressée devant la maison des Loring.Et je ne demande aucun remerciement pour la petite action que j’aiaccomplie aujourd’hui. Je ne l’ai faite ni pour vous ni pour votremaison, mais uniquement parce que tel était mon bon plaisir.

L’abbé rougit de colère et se mordit leslèvres devant ces paroles hautaines. Ce fut le procureur quirépondit :

– Il serait plus décent de parler aurévérend père abbé d’une manière qui convînt mieux à son rang et aurespect dû à un prince de l’Église.

Le jeune homme tourna ses fiers yeux bleusvers le moine et son visage tanné se rembrunit de colère.

– N’était-ce pour vos cheveux blancs etl’habit que vous portez, je vous répondrais d’une autre façonencore ! Vous êtes le loup affamé qui pleure sans cesse devantnotre porte, avide de nous enlever le peu qui nous reste. Dites etfaites de moi ce que bon vous semblera, mais, par saint Paul !si jamais je découvre que Dame Ermyntrude a eu à souffrir de votremeute de détrousseurs, je les chasserai à coups de fouet de lapetite parcelle de terre qui me reste de toutes les acres quepossédaient mes aïeux.

– Prenez garde, Nigel Loring, prenezgarde ! s’écria l’abbé, le doigt levé. N’avez-vous donc pointde crainte de la loi anglaise ?

– Je crains et respecte une loijuste.

– N’avez-vous point le respect de lasainte Église ?

– Je respecte en elle tout ce qui y estsaint. Mais je ne respecte point ceux qui détroussent les pauvresou volent la terre de leurs voisins.

– Jeune audacieux, nombreux sont ceux quiont été flétris et mis au ban de l’Église pour bien moins que ceque vous venez de dire ! Mais il ne nous convient point devous juger sévèrement aujourd’hui. Vous êtes jeune, et les parolesinconsidérées vous viennent facilement aux lèvres. Comment se portele forestier ?

– Ses blessures sont graves, RévérendPère, mais il vivra, fit un frère en levant la tête par-dessus laforme étendue. Avec une saignée et un électuaire, je garantis qu’ilsera sur pied en moins d’un mois.

– Alors, conduisez-le à l’hôpital. Etmaintenant, mon Frère, qu’allons-nous faire de cet animal sauvagequi nous regarde par-dessus le mur en renâclant comme si sesconceptions sur la sainte Église étaient aussi grossières quecelles de Sir Nigel ?

– Voici Franklin Aylward, répondit l’undes frères. Le cheval est sien et il va sans doute le ramener à saferme.

Mais le grand paysan rougeaud secoua latête.

– Que non, sur ma foi ! L’animal m’adonné la chasse par deux fois dans la prairie et il a mis mon filsSamkin à l’article de la mort. Il n’est pas une personne chez moiqui oserait entrer dans son écurie. Je maudis le jour où j’ai priscet animal dans l’écurie du château de Guildford où l’on n’enpouvait rien faire, ni trouver un cavalier assez audacieux pour lemonter. Quand le frère procureur l’a accepté en payement d’unedette de cinquante shillings, il a conclu un marché. Qu’il s’ytienne donc maintenant ! Cet animal ne reparaîtra plus à laferme de Crooksbury.

– Pas plus qu’il ne restera ici, fitl’abbé. Frère procureur, vous avez amené le démon chez nous, à vousde nous en faire quittes.

– Ce que je vais faire sur-le-champ. Lefrère trésorier pourra retenir les cinquante shillings sur monaumône hebdomadaire et ainsi l’abbaye n’y perdra rien. Enattendant, voici Wat avec son arbalète et un carreau à la ceinture.Qu’il en touche cette maudite créature à la tête, car sa peau etses sabots ont plus de valeur qu’elle-même.

Un rude gaillard basané qui chassait lavermine dans les jardins de l’abbaye s’avança avec un ricanement desatisfaction. Après avoir passé sa vie à courir l’hermine et lerenard, il allait enfin voir un gros gibier s’effondrer devant lui.Ajustant une flèche sur son arc, il l’amena à l’épaule et visa latête fière et échevelée qui dansait sauvagement de l’autre côté dumur. Son doigt était replié sur la corde, lorsqu’un violent coup defouet lui fit sauter l’arc des mains. Sa flèche tomba à ses piedset il recula devant le regard féroce de Nigel Loring.

– Gardez vos flèches pour vosbelettes ! Oseriez-vous donc tuer une bête dont la seule fauteest d’avoir trop d’énergie et de n’avoir point encore rencontréquelqu’un qui ait le courage de s’en rendre maître ? Vousabattriez un cheval qu’un roi serait fier de monter, et cela parcequ’un paysan ou un moine ou un valet de moine n’a ni l’intelligenceni la main qu’il faut pour le dompter !

Le procureur se retourna vivement vers lesquire :

– L’abbé vous doit un remerciement pource que vous avez fait ce jour, quelque dures qu’aient été vosparoles. Si vous pensez tant de bien de cet animal, peut-êtreaimeriez-vous le posséder. S’il me faut payer pour lui, avec lapermission du père abbé, je vous en fais cadeau pour rien.

L’abbé tira son subordonné par la manche.

– Réfléchissez, mon Frère, luisouffla-t-il. Le sang de cet homme ne va-t-il point retomber surnos têtes ?

– Son orgueil est aussi grand que celuidu cheval, Révérend Père, répondit le procureur dont le visages’illumina d’un sourire malicieux. Homme ou bête, l’un briseral’autre, et ce n’en sera que mieux pour tout le monde. Mais si vousme l’interdisez…

– Non, mon Frère, vous avez amené lecheval ici, vous pouvez donc en disposer…

– Je le donne à Nigel Loring. Etpuisse-t-il être aussi bon et doux pour lui qu’il le fut pourl’abbé de Waverley !

Le procureur avait parlé à haute voix aumilieu du babillage des moines car celui dont il était question nese trouvait plus à portée. Aux premiers mots qui avaient décidé dela question, il avait couru vers l’endroit où il avait laissé sonponey auquel il avait enlevé le mors et la forte bride. Puis,laissant la bête brouter à l’aise sur le bas-côté du chemin, ilretourna vivement d’où il était venu.

– J’accepte votre présent, messire moine,dit-il, bien que je sache le motif qui vous anime. Je vous enremercie cependant, car il est sur terre deux choses que j’aitoujours vivement désirées et que ma bourse n’a jamais pu mepermettre de m’offrir. L’une des deux est un fier destrier, uncheval tel qu’en devrait monter le fils de mon père. Et voici entretous celui que j’aurais choisi, puisqu’il faut accomplir de bellesactions pour le gagner et que l’on peut obtenir, grâce à lui, unhonorable avancement… Comment se nomme-t-il ?

– Son nom, répondit le procureur, estPommers. Mais je vous préviens, jeune seigneur, que personne nepeut le monter et que, de tous ceux qui ont essayé, les plusheureux ne s’en sont point tirés sans avoir au moins une côtecassée.

– Je vous sais gré du conseil, fit Nigel,et maintenant, je me rends d’autant mieux compte qu’il me faudraitvoyager loin pour trouver pareille bête… Je suis ton homme,Pommers, et toi, tu es mon cheval. Du moins, tu le seras cettenuit, ou je n’aurai plus jamais besoin d’une monture. Ce sera doncma volonté contre la tienne. Et que Dieu te vienne en aide,Pommers. L’aventure n’en sera que plus passionnante et je n’ygagnerai que plus d’honneur.

Tout en parlant, le jeune seigneur avaitescaladé le mur et se balançait sur le faîte : bride dans unemain, cravache dans l’autre, il était à la fois la grâce, lavolonté, la vaillance incarnées. En renâclant de fierté, Pommerss’avança aussitôt vers lui et ses dents blanches scintillèrentlorsqu’il releva les lèvres pour mordre mais, une fois de plus, uncoup sec appliqué de la poignée de la cravache le fit reculer. Aumême moment, mesurant calmement de l’œil la distance, ployant soncorps délié pour prendre son élan, Nigel bondit et retomba àcalifourchon sur le dos du grand cheval jaune. N’ayant ni selle niétrier pour l’aider, Nigel dut batailler un moment pour semaintenir sur le dos de l’animal qui tournoyait et ruait sous lui.Mais ses jambes étaient deux vraies bandes d’acier, quis’incurvaient fermement le long des flancs, cependant que de lamain gauche il étreignait vigoureusement la crinière fauve.

Le cours monotone de la vie monacale àWaverley n’avait jamais été troublé par semblable scène. Sautant àdroite, se rabattant brusquement sur la gauche, la tête tantôtentre les pattes antérieures, tantôt brandie à huit pieds au-dessusdu sol, les naseaux rouges et fumants, les yeux exorbités, lecheval jaune était tout ensemble une vision de rêve et decauchemar. Mais son souple cavalier sur son dos, pliant à chaquesecousse comme le roseau sous le vent, ferme sur ses bases etflexible du haut, le visage impassible, les yeux luisantsd’excitation et de joie, se maintenait irrésistiblement en placemalgré tout ce que pouvaient lui opposer le cœur décidé et lesmuscles puissants du grand animal. Une fois cependant un crid’effroi s’éleva de la foule des spectateurs : l’animal cabrés’enlevait davantage encore, quand un dernier effort désespéré lefit basculer en arrière par-dessus son cavalier.

Mais toujours aussi agile, ce dernier s’étaitdéjà retiré avant même la chute du monstre, qu’il accompagna dupied lorsqu’il roula sur le sol. Puis, saisissant la crinière aumoment où la bête se relevait, il sauta légèrement et se retrouvasur son dos. Le sombre procureur lui-même ne put s’empêcher demêler ses acclamations à celles des autres, quand Pommers, étonnéde sentir encore le cavalier sur lui, se mit à parcourir au galople champ en tous sens.

Hélas, le cheval sauvage devint fou furieux.Dans un sombre recoin de son âme indomptée naquit la rageusedétermination de se débarrasser de ce cavalier qui se cramponnait,dût-elle avoir pour conséquence la destruction de l’homme et de labête. Les yeux injectés, il regarda autour de lui, cherchant lamort. Le grand champ était borné de trois côtés par un haut murpercé seulement en un endroit par une lourde porte de bois dequatre pieds de haut, mais sur le quatrième côté un bâtiment griset bas, une des granges de l’abbaye, présentait un long flanc quene trouaient ni portes ni fenêtres. Le cheval se lança, au galop,la tête la première vers ce mur de trente pieds. Peu importaitqu’il se rompît les os à la base des pierres, s’il pouvait au moinsen même temps arracher la vie de cet homme, qui prétendait domptercelui que personne n’avait encore maîtrisé. Les puissantes hanchesse rassemblèrent sous lui, les sabots martelèrent l’herbe à unrythme qui s’accélérait à mesure que monture et cavalier serapprochaient du mur. Nigel allait-il sauter, au risque d’abdiquersa volonté devant celle de l’animal ? Toujours calme et vif,mais décidé, l’homme fourra la longe et la cravache dans sa maingauche qui n’avait pas lâché prise et tenait fermement la crinière,cependant que, de la droite, il détachait le court mantelet qui luicouvrait les épaules ; puis, se couchant sur le dos de labête, il lui jeta le vêtement sur les yeux. Il s’en fallut de peuque le plan n’échouât et que le cavalier ne fût démonté : àpeine eut-il les yeux plongés dans l’obscurité que l’animal surprisse cabra sur ses pattes antérieures et s’arrêta si brusquement queNigel fut projeté sur son encolure ; il ne dut son salut qu’àsa ferme prise sur la crinière. Avant même qu’il eût pu glisser enarrière, le danger était passé car le cheval, l’esprit embrumé parce qui venait de lui arriver, se mit de nouveau à tourner en rond,tremblant de tous ses membres, rejetant la tête jusqu’à ce que lemanteau glissât de ses yeux et que l’ombre terrifiante eût faitplace à l’habituel cadre de verdure ensoleillée.

Mais quel était ce nouvel outrage qu’on luiinfligeait ? Qu’était cette longue barre de fer pressée contresa bouche ? Et cette lanière qui lui écorchait la nuque, cetteautre qui lui passait devant les sourcils ? Durant lesquelques instants de calme qui avaient précédé la chute dumantelet, Nigel s’était penché, avait glissé le mors entre lesdents et l’avait fermement assujetti.

Une rage aveugle et frénétique s’éleva denouveau dans le cœur de l’animal devant cette nouvelle humiliation,devant cet insigne de servitude et d’infamie. Il se fit menaçant.Il détestait l’endroit, les gens et tous ceux qui attentaient à saliberté. Il allait en finir avec eux. Il ne les reverrait jamaisplus. Qu’on le laissât aller dans le coin le plus reculé de laterre vers les grandes plaines de la liberté, n’importe où, pourvuqu’il pût échapper au fer qui le défiait et à l’insupportablemaîtrise de cet homme !

Il virevolta brusquement et le bond qu’ilexécuta avec la grâce d’un daim l’amena devant la porte. Le bonnetde Nigel était tombé et ses longs cheveux blonds flottaientderrière lui au rythme de la course. L’homme et sa monture seretrouvèrent dans la noue où, devant eux, scintillait un petitcours d’eau d’une vingtaine de pieds de largeur qui coulait vers lecourant plus important du Wey. Le cheval jaune se ramassa et lefranchit comme une flèche. Il avait bondi de derrière un rocher etatterri dans un bouquet d’ajoncs poussant sur l’autre rive – deuxpierres marquent toujours l’écart du saut et elles sont biendistantes de onze pas. Il passa sous les branches étendues du grandchêne (ce Quercus Tilfordiensis qui signale encoreaujourd’hui la limite extérieure de l’abbaye), espérant bienbalayer son cavalier ; mais Nigel était plié sur son dos, levisage enfoui dans la crinière flottante. Les branches rêchesl’égratignèrent rudement, sans ébranler le moindrement ni sonesprit ni son emprise. Se cabrant, s’éparant, s’ébrouant, Pommerss’élança à travers la plantation de jeunes arbres et disparut surle large chemin de Hankley Down.

Les paysans parlent encore dans les contes aucoin du feu de cette chevauchée qui forme le fond de cette vieilleballade du Surrey, maintenant oubliée, sauf le refrain :

Il n’est rien sur cette terre de plus vif

Que la crécelle passant en cyclone,

Que le daim léger et craintif,

Ni que Nigel sur son cheval jaune.

Par-devant, jusqu’à hauteur des genoux,roulait un océan de bruyère noire, ondoyant en larges vaguesjusqu’à une colline dénudée. Au-dessus s’étendait l’immense voûtedu ciel, d’un bleu que rien ne troublait, avec un soleil quidardait ses rayons sur les hauteurs du Hampshire. Et Pommers courutà travers les hautes bruyères, descendant les ravins, bondissantpar-dessus les cours d’eau, remontant les pentes. Son cœurtrépignait de rage, et chaque fibre de son corps frémissait devantles indignités qui lui étaient infligées.

Mais l’homme resta accroché aux flancspalpitants et à la crinière flottante, silencieux, immobile,inexorable, laissant l’animal aller à son gré, mais fixé sur luicomme le destin sur son but. Et le cheval poursuivit son chemin,escaladant Hankley Down, traversant Thursley Marsh, dans lesroseaux qui s’élevaient à hauteur de son garrot maculé de boue,s’avançant au long de la pente vers Headland of the Hinds,redescendant par Nutcombe Gorge, glissant, trébuchant, bondissant,sans jamais ralentir son allure endiablée. Les villageois deShottermill entendirent les battements sauvages de ses sabots mais,avant même qu’ils eussent pu écarter le rideau en peau de bœufdevant la porte de leurs masures, monture et cavalier étaient déjàperdus dans Haslemere Valley. Et toujours il continuait, accumulantles lieues. Il n’était pas une terre marécageuse qui pût entraversa marche, ni une colline qui pût le retenir. Il avalait, commes’il s’était agi de terrain plat, les côtes de Linchmere et deFernhurst. Ce ne fut que lorsqu’il eut redescendu la pente deHenley Hill et que la grande tour grise du château de Midhurstsurgit au détour d’un hallier que le long cou tendu retomba quelquepeu sur la poitrine et que le souffle se fit plus rapide. Quel quefût le côté vers lequel regardait l’animal, dans les bois ou lesdowns, ses yeux perçants ne pouvaient déceler nulle part le moindresigne de ces plaines de liberté auxquelles il rêvait.

Un nouvel outrage encore ! Non seulementcette créature se cramponnait sur son dos, mais elle allait mêmejusqu’à vouloir le contrôler et lui faire prendre le chemin qui luiconvenait. Il sentit de nouveau un petit coup sec à la bouche et satête, malgré lui, fut tournée vers le nord. Autant aller par cechemin que par un autre, mais l’homme était bien sot s’il croyaitqu’un cheval comme lui était à bout de courage et de forces. Il luiprouverait qu’il n’était pas vaincu, même s’il devait lui en coûterde se déchirer les muscles. Il reprit donc, en sens inverse ettoujours galopant, la longue montée. Arriverait-il jusqu’aubout ? Il ne voulait pas admettre qu’il ne pourrait aller plusloin, tant que l’homme maintiendrait sa forte poigne. Il étaitblanc d’écume et maculé de boue. Il avait les yeux ensanglantés, labouche ouverte, les naseaux distendus, la robe fumante. Ilredescendit Sunday Hill puis atteignit le marais de Kingsley. Non,c’en était trop ! La chair et le sang n’en pouvaient plus.Comme il luttait pour sortir du terrain boueux, la lourde glèbenoire lui collant aux fanons, il ralentit de lui-même son allure etramena le galop tumultueux à un canter plus seyant.

Oh, suprême infamie ! N’y aurait-il doncpoint de limite à tant de dégradations ? Il n’avait même plusle droit de choisir le pas qui lui convenait. Et alors qu’il avaitgalopé aussi loin quand il l’avait voulu, il lui fallait maintenantcontinuer de galoper parce que telle était la volonté d’un autre.Un éperon lui déchira les flancs. La lanière coupante d’un fouetlui tomba en travers des épaules. Devant la douleur et la hontequ’il en ressentit, il bondit de toute sa hauteur. Oubliant alorsses membres fatigués, son essoufflement, ses flancs fumeux,oubliant tout sauf l’intolérable insulte, il se lança de nouveaudans un galop effréné. Il se retrouva bientôt en dehors descollines de bruyère, se dirigeant vers Weydown Common. Et ilgalopait toujours. Mais derechef le courage lui fit défaut, sesmembres se mirent à trembler sous lui, de nouveau il ralentit lepas avec, pour seul résultat, de se faire éperonner et cravacher.Il était aveuglé et étourdi de fatigue.

Il ne voyait plus où il mettait sespattes ; peu lui importait ; il n’avait plus qu’un désirfou : échapper à cette chose affreuse, cette torture qui secramponnait à lui et ne voulait plus le laisser aller. Il traversale village de Thursley avec l’œil qui trahissait l’agonie et lecœur qui battait à tout rompre. Il s’était frayé un chemin jusqu’àla crête de Thursley Down, toujours poussé de l’avant par les coupsd’éperon et de cravache, lorsque son courage faiblit, que sesforces l’abandonnèrent et que, dans un dernier hoquet, ils’effondra dans la bruyère. La chute fut si soudaine que Nigel futprojeté en avant sur le sol. L’homme et la bête restèrent étendus,haletants, jusqu’à ce que le dernier rayon du soleil eût disparuderrière Butser et que les premières étoiles eussent commencé descintiller au firmament violacé.

Le jeune seigneur fut le premier à reprendreses sens ; s’agenouillant à côté du cheval pantelant, il luipassa gentiment la main dans la crinière et sur la tête tachéed’écume. L’œil rouge se tourna vers lui mais, chose étonnante, sansque l’homme y pût déceler la moindre trace de haine ou de menace.Et comme il caressait le museau fumant, le cheval geignit doucementet lui fourra le nez dans le creux de la main. C’en étaitassez !

– Tu es mon cheval, Pommers, murmuraNigel en posant la joue contre la tête allongée. Je te connais,Pommers, tu me connais aussi et, avec l’aide de saint Paul, nousapprendrons tous deux à certaines personnes à nous connaître. Etmaintenant, allons jusqu’à cette mare car je ne sais lequel de nousdeux a le plus besoin d’eau.

Et ce fut ainsi que quelques moines deWaverley, retour des fermes et rentrant tard à l’abbaye, eurent uneétonnante vision qu’ils emportèrent et qui atteignit cette mêmenuit les oreilles du procureur et de l’abbé. Lorsqu’ilstraversèrent Tilford, ils virent un cheval et un homme, marchantcôte à côte, tête contre tête, sur l’avenue menant au manoir. Et,quand ils levèrent leurs lanternes, ils reconnurent le jeuneseigneur menant, tout comme un berger le fait de paisibles moutons,le terrible cheval jaune de Crooksbury.

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