Sir Nigel

Chapitre 24COMMENT NIGEL FUT RAPPELÉ AUPRÈS DE SON MAÎTRE

« Ma douce Dame, écrivit Nigel d’uneécriture qui exigeait un œil d’amoureuse pour être déchiffrée,durant le quatrième mercredi du carême, il se produisit une trèsnoble rencontre entre quelques-uns de nos gens et de très valeureuxchevaliers de ce pays, rencontre qui tourna, par la grâce de laVierge, en une si belle joute qu’on ne peut de mémoire d’homme enretrouver de pareille. Grand honneur y fut gagné par le sieur deBeaumanoir et par un Germain nommé Croquart, avec qui j’espèreavoir un mot lorsque je serai guéri, car c’est un homme excellent,toujours prêt à se présenter au combat ou à relever le vœu d’unautre. Pour ma part, j’avais espéré, avec l’aide de Dieu, accomplirla troisième action d’éclat qui m’eût permis de retourner auprès devous. Mais il en fut tout autrement. Dès le début, je fus blessé etde si peu d’appoint pour mes compagnons que j’en ai le cœur bienlourd et que je crois y avoir perdu plus d’honneur que je n’en aigagné. Je suis étendu ici depuis la fête de la Vierge, et j’y seraiencore pour longtemps car je ne puis mouvoir un membre, sauf lamain. Mais ne pleurez point, ô douce Dame : sainte Catherine aété notre amie puisque, en aussi peu de temps, elle m’a permis decourir deux aventures telles que celle de la capture du Furet Rougeet la prise du castel. Il ne me reste plus qu’un geste à accompliret, dès que je serai guéri, je ne serai pas long à le chercher.Jusque-là, si mes yeux ne se peuvent poser sur vous, sachez que moncœur est pour toujours à vos pieds. »

C’est ce qu’il écrivit de sa chambre duchâteau de Ploërmel à la fin de cet été, et cependant il fallutqu’un autre été se passât avant que sa tête meurtrie fût guérie etque ses membres recouvrassent leur force d’antan. Ce fut avecdésespoir qu’il apprit la rupture de la trêve et entendit parler dela bataille de Mauron, au cours de laquelle Sir Robert Knolles etSir Walter Bentley écrasèrent le pouvoir grandissant de Bretagne,et où beaucoup des trente vainqueurs de Jocelyn trouvèrent leurfin. Lorsqu’il fut en possession de ses forces, il partit à larecherche du fameux Croquart, qui se prétendait toujours prêt, jouret nuit, à rencontrer n’importe quelle âme, avec n’importe quellearme. Mais ce fut pour apprendre que, en essayant un nouveaucheval, le Germain avait été jeté dans un fossé et s’était rompu lecou. Dans ce même fossé périssait la dernière chance de Nigeld’accomplir rapidement la troisième action qui le libérerait de sonvœu.

La paix régnait de nouveau sur toute lachrétienté car l’humanité était lasse des guerres. Il n’y avait quedans la lointaine Prusse, où les chevaliers Teutoniques livraientd’incessants combats contre les impies Lituaniens, qu’il pourraitassouvir le désir de son cœur, mais il fallait beaucoup d’argent etune haute renommée chevaleresque avant qu’un homme fût admis àparticiper à la croisade nordique. Et ainsi dix années devaientpasser avant que Nigel pût porter les yeux sur les eaux de laFrisches Haff. Durant ce temps, il traîna son âme brûlante àtravers les longues saisons dans les garnisons de Bretagne ;il fit visite au château de Grosbois pour dire au père de Raoul queson fils était mort en vaillant gentilhomme devant la porte de laBrohinière.

Et enfin, alors que l’espoir était presqueéteint dans son cœur, un cavalier, par un glorieux matin dejuillet, apporta une lettre au château de Vannes, dont Nigel étaitsénéchal. Elle ne contenait que quelques mots, brefs comme unesonnerie de trompette. Elle était de Chandos. Il avait besoin deson écuyer à ses côtés, car derechef son étendard flottait au vent.Il se trouvait à Bordeaux. Le prince allait partir aussitôt pourBergerac, d’où il tenterait un grand raid à l’intérieur de laFrance. Cela ne se terminerait point sans bataille. Ils avaientenvoyé un mot pour annoncer leur arrivée et le roi de France avaitrépondu qu’il se mettrait en peine pour les recevoir. Il fallaitdonc que Nigel se hâtât et, si l’armée était déjà en route, qu’illa rejoignît au plus vite. Chandos avait trois écuyers déjà, maisil serait très heureux de revoir le quatrième, car il avaitbeaucoup entendu parler de lui depuis leur séparation.

Le voyage de Vannes à Bordeaux souleva biendes difficultés. Les bateaux côtiers étaient quasi introuvables etil y avait toujours des vents qui soufflaient vers le nord alorsque les cœurs vaillants ne demandaient qu’à aller vers le sud. Unmois s’était écoulé depuis que Nigel avait reçu la lettre,lorsqu’il se trouva sur le quai au bord de la Garonne, au milieudes barils de vin de Gascogne, aidant Pommers à descendre del’appontement. Aylward lui-même ne pouvait avoir une plus mauvaiseopinion sur la mer que le grand cheval jaune qui hennit joyeusementen poussant les naseaux dans la main tendue de son maître,lorsqu’il sentit la terre ferme sous ses sabots. À côté de lui, luitapotant l’épaule en signe d’encouragement, se tenait Simon le Noirqui était resté sous l’étendard de Nigel, avec le fidèleAylward.

L’armée était partie depuis un mois déjà, maisdes nouvelles parvenaient quotidiennement en ville, des nouvellesque tout homme pouvait lire, car elles consistaient en un flotcontinu de chariots qui, chargés de butin pris dans le Sud de laFrance, franchissaient la grande porte de la route de Libourne. Laville était pleine de soldats de pied, car le prince n’avait emmenéavec lui que les hommes montés. Le visage sombre et les yeuxmélancoliques, ils regardaient défiler les chariots lourdementchargés, sur lesquels étaient entassés les soies, les velours, lestapisseries, les sculptures et les métaux précieux qui avaient faitl’orgueil de plus d’une demeure seigneuriale de la belle Auvergneou du riche Bourbonnais.

Il ne faut pas croire que, dans ces guerres,l’Angleterre se trouvait seule en face de la seule France. Il fautsavoir reconnaître la vérité. Deux provinces de France étaientdevenues anglaises par des unions royales. Ainsi donc la Guyenne etla Gascogne fournissaient la plupart des vaillants soldats quicombattaient sous la bannière à croix rouge. Un pays aussi pauvreque l’Angleterre ne pouvait se permettre d’entretenir une grandearmée outre-mer. Voilà pourquoi elle perdit la guerre contre laFrance, par suite du manque de forces pour poursuivre le combat. Lesystème féodal permettait de rassembler rapidement une armée à peude frais, mais après quelques semaines, elle se dispersait assezvite. On ne pouvait la garder qu’au moyen d’un coffre bien garni.Il n’y avait point de ces coffres en Angleterre, et le roi sedemandait toujours comment maintenir ses hommes sur le champ debataille.

Mais la Guyenne et la Gascogne regorgeaient dechevaliers et d’écuyers toujours prêts à se rassembler pour uneexpédition contre la France. En y ajoutant les chevaliers anglaisqui ne se battaient que pour l’honneur et quelques milliers de cesterribles archers payés à quatre pence par jour, cela constituaitune armée avec laquelle il était possible de mener une courtecampagne. Tel était l’ost du prince, fort de quelque huit millehommes, qui se déplaçait à ce moment en un grand cercle dans le Sudde la France, laissant sur ses traces un pays ruiné et calciné.

Mais la France, même avec sa partie sud-ouestentre les mains des Anglais, était toujours une puissanceredoutable, bien plus riche et plus peuplée que sa rivale. Desimples provinces étaient si grandes qu’elles étaient plus fortesque nombre de royaumes. La Normandie au nord, la Bourgogne à l’est,la Bretagne à l’ouest et le Languedoc au sud étaient capableschacun d’équiper une puissante armée. C’est pourquoi le roi Jean,considérant de Paris ce raid insolent contre ses possessions,envoya en toute hâte des messagers à ses grands vassaux, ainsiqu’en Lorraine, en Picardie, en Auvergne, au Hainaut, dans leVermandois, en Champagne et aux mercenaires germains au-delà de lafrontière orientale, leur enjoignant de se rendre à bride abattue àChartres, où ils devaient se grouper.

Dès le début de septembre, une grande armées’y était formée, tandis que les Anglais, ignorant sa présence,saccageaient les villes et assiégeaient les châteaux, de Bourges àIssoudun en passant par Romorantin et en poussant même jusqu’àVierzon et Tours. De semaine en semaine, il y eut de joyeusesescarmouches, des assauts contre des forteresses aux cours desquelsil y eut beaucoup d’honneur à gagner, de chevaleresques rencontresavec des groupes de Français et enfin d’occasionnelles jouteslorsque de nobles champions s’offraient à risquer leur vie. Lesmaisons aussi étaient pillées parce qu’on y trouvait du vin et desfemmes à profusion. Jamais ni les chevaliers ni les archersn’avaient participé à une expédition aussi agréable et aussiprofitable. Ce fut donc le cœur haut et soutenu par la perspectivede beaux jours à Bordeaux, les poches pleines d’argent, que l’arméetourna au sud de la Loire et reprit le chemin de la citéportuaire.

Mais cette plaisante promenade se transformasoudain en une guerre très sérieuse. Lorsque le prince se tournavers le sud, il se rendit compte que tout ravitaillement avait étéretiré de sa route. Il n’y avait ni avoine pour les chevaux ninourriture pour les hommes. Deux cents chariots chargés de butinroulaient en tête de la colonne, mais les soldats affamés lesauraient bientôt échangés pour autant de pain et de viande. Lestroupes légères des Français les avaient précédés et avaient brûléou détruit tout ce qui pouvait leur servir. Pour la première foisaussi, le prince et ses hommes se rendirent compte qu’une puissantearmée se déplaçait sur leur flanc gauche et se dirigeait vers lesud dans l’espoir de leur couper la retraite vers la mer. Durant lanuit, le ciel s’illuminait de leurs feux, et le soleil d’automnebrillait d’un bout à l’autre de l’horizon sur les casques d’acieret les armes d’un ost puissant.

Désireux de mettre son butin en sûreté etcomprenant que les troupes françaises étaient de loin supérieuresen nombre aux siennes, le prince redoubla d’efforts pour tenterd’échapper. Mais ses chevaux étaient exténués et il n’arrivait plusqu’à grand-peine à maintenir l’ordre parmi ses hommes affamés.Quelques jours encore, et ils ne seraient même plus en état de sebattre. Ainsi donc, lorsqu’il découvrit près du village deMaupertuis une position qu’une petite force avait des chances depouvoir tenir, il renonça à tenter de dépasser ses poursuivants, etil fit face, comme un ours aux abois, toutes griffes dehors, l’œilen feu.

Sur ces entrefaites, Nigel, accompagné deSimon, d’Aylward et de quatre autres hommes d’armes de Bordeaux, sedirigeait en hâte vers le nord afin d’y rejoindre l’armée. Jusqu’àBergerac, ils se trouvèrent en pays ami. Mais, à partir de là, ilsprogressèrent dans un paysage calciné, avec de nombreuses maisonssans toit, dont deux seules façades nues pointaient vers le ciel,des « mitres de Knolles » comme on les appela dans lasuite, lorsque Sir Robert agit à sa guise dans ce pays. Pendanttrois jours, ils se dirigèrent vers le nord, rencontrant denombreux petits groupes de Français, mais ils étaient trop pressésde rejoindre l’armée pour s’arrêter à chercher l’aventure.

Enfin, après avoir dépassé Lusignan, ilscommencèrent à croiser des fourrageurs anglais, des archers, montéspour la plupart, qui s’efforçaient de trouver du ravitaillement,soit pour l’armée, soit pour eux-mêmes. Nigel apprit par eux que leprince, ayant toujours Chandos à ses côtés, se dirigeait vers lesud et qu’il pourrait le rencontrer à moins d’une journée demarche. À mesure qu’il avançait, le nombre de ces traînardsaugmentait. Enfin il rejoignit un important groupe d’archers quiallait dans la même direction que lui. C’étaient des hommesauxquels leurs montures avaient fait défaut et qui avaient étélaissés en arrière, mais qui se hâtaient afin de ne point manquerla grande bataille qui se préparait.

La petite troupe de Nigel se détacha bientôtde la colonne d’archers et poursuivit sa marche en direction del’armée du prince. Ils suivirent un chemin étroit et sinueux àtravers la grande forêt de Nouaillé et se trouvèrent devant unevallée marécageuse au fond de laquelle coulait un petit cours d’eauparesseux. Sur la rive opposée, des centaines de chevauxs’abreuvaient et derrière eux se trouvait une grande quantité dechariots. La troupe de Nigel les dépassa, et escalada une collined’où un étrange spectacle s’offrit soudain.

Dans la vallée, le cours d’eau serpentaitlentement, entre deux rives couvertes de vertes prairies. À un oudeux milles plus bas, on apercevait une grande quantité de chevauxsur la rive. C’étaient les palefrois de la cavalerie française etla fumée dégagée par une centaine de feux indiquait l’emplacementdu camp du roi Jean. Devant le monticule sur lequel ils setrouvaient s’étendait la ligne anglaise, mais on y voyait peu defeux car, à part leurs chevaux, ils n’avaient rien à cuire. Ladroite de la ligne était appuyée sur la rivière et s’étirait sur unmille environ, jusqu’à la gauche qui était postée à l’orée d’unbois épais, interdisant toute attaque de flanc. Devant setrouvaient une haie épaisse et un terrain accidenté, coupé en sonmilieu par une petite route de campagne. Derrière la haie et surtout le front de la position, des groupes d’archers étaient étendusdans l’herbe, sommeillant paisiblement sous les chauds rayons dusoleil de septembre. D’un bout à l’autre flamboyaient les bannièreset les fanions marqués aux devises de la chevalerie d’Angleterre etde Guyenne.

Nigel sentit un choc au cœur en voyant lesinsignes des grands capitaines, car lui aussi enfin pouvait arborerses couleurs et ses armoiries en noble compagnie. Il y avaitl’étendard de Jehan Grailly, à cinq coquilles d’argent disposées ensautoir sur la croix de sable, qui indiquait la présence du fameuxsoldat de Gascogne ; tout à côté flottait le lion de gueulesdu noble chevalier de Hainaut, le sieur Eustace d’Ambreticourt.Nigel, comme tous les guerriers d’Europe, n’ignorait pas ces deuxécus, mais ils étaient entourés d’une quantité de lances munies debanderoles portant des meubles qui lui étaient inconnus, et il endéduisit qu’elles appartenaient à la division de Guyenne del’année. Plus loin flottaient les célèbres fanions anglais :l’écarlate et l’or de Warwick, l’étoile d’argent d’Oxford, la croixd’or de Suffolk, l’azur et l’or de Willoughby et l’écarlate frangéd’or d’Audley. Au centre s’en trouvait un qui lui fit oublier tousles autres car, à côté même de la bannière royale d’Angleterre,surchargée de la devise du prince, flottait l’étendard à la pile degueules sur champ d’or qui indiquait les quartiers de noblesse deChandos.

À cette vue, Nigel éperonna son cheval pourarriver à cet endroit quelques minutes plus tard. Chandos, émaciépar la faim et le manque de sommeil, mais dont le regard brûlaittoujours du même feu ardent, se tenait près de la tente du prince,observant ce qu’on pouvait voir de l’armée française. Nigel sautade son cheval et se trouvait presque à côté de son maître lorsquele rideau de voile qui pendait devant la tente royale futviolemment rejeté de côté, et Édouard, prince de Galles, parut.

Il ne portait pas d’armure mais de simplesornements noirs. Toutefois la dignité de son maintien et la colèrequi lui soufflait le rouge au visage dénotaient en lui le chef etle prince. Sur ses talons parut un petit ecclésiastique aux cheveuxblancs, vêtu d’une ample soutane écarlate, qui gesticulait dans untorrent de paroles.

– Pas un mot de plus, messireCardinal ! s’écria le prince en colère. Je ne vous ai que tropécouté déjà et, par la grandeur de Dieu ! ce que vous me ditesne me plaît guère. Écoutez, John, je voudrais votre conseil !Quel est, croyez-vous, le message que messire cardinal de Périgordm’apporte de la part du roi de France ? Il me fait assavoirque, dans sa grande clémence, il laissera mon armée retournerlibrement à Bordeaux, à la condition que nous rendions tout ce quenous avons pris, que nous remettions toutes les rançons, et enfinque moi-même et cent nobles chevaliers d’Angleterre et de Guyennenous nous constituions prisonniers. Qu’en pensez-vous,John ?

Chandos sourit.

– Les choses ne se font point de cettefaçon, dit-il.

– Mais, messire Chandos, s’écria lecardinal, je viens de montrer clairement au prince que c’est unscandale pour toute la chrétienté et une cause de gausserie pourles païens, que de voir deux grands fils de l’Église croiser ainsile fer.

– Alors, priez le roi de France de s’enretirer.

– Mais, mon cher fils, vous rendez-vouscompte que vous vous trouvez dans son pays et qu’il n’est aucundroit qui l’oblige à vous en laisser partir ainsi que vous y êtesvenu ? Vous n’avez derrière vous qu’un petit ost – trois millearchers et cinq mille hommes d’armes tout au plus – et la plupartd’entre eux semblent souffrir grandement des privations ennourriture. Le roi, lui, a trente mille guerriers pour le soutenir,dont vingt mille sont des hommes d’armes expérimentés. Il seraitbon, donc, que vous acceptiez des conditions raisonnables, tant quevous le pouvez.

– Mes respects au roi de France, messireCardinal, et dites-lui que jamais l’Angleterre ne paiera une rançonpour moi. Mais il appert, messire Cardinal, que vous êtes bienrenseigné sur notre nombre. Il me plairait de savoir comment unhomme d’Église peut aussi bien interpréter une ligne decombat ! Mais j’ai remarqué que les chevaliers de votre maisonavaient été autorisés à circuler librement dans notre camp. Jecrains donc qu’en vous accueillant comme des messagers je n’aie enfait accordé asile à des espions. Que dites-vous, messireCardinal ?

– Noble prince, comment pouvez-vous enconscience et dans le fond de votre cœur prononcer paroles aussiimpies ?

– Il y a votre neveu à la barbe rousse,Robert de Duras, voyez-le là-bas compter et prier ! Holà,jeune seigneur ! Écoutez ! Je viens de dire à votre oncleque j’avais en esprit que vous et vos compagnons aviez reporténotice de nos dispositifs au roi de France. Qu’avez-vous àdire ?

Le chevalier blêmit et baissa les yeux.

– Noble seigneur, articula-t-ilpéniblement, il se peut que j’aie répondu à quelques questions.

– Et comment votre honneurs’accommode-t-il de ces réponses, puisque nous vous avons faitconfiance en vous acceptant dans la suite du cardinal ?

– Noble seigneur, s’il est vrai que je metrouve dans la suite du cardinal, je suis aussi vassal du roi Jeanet chevalier de France. Je vous prie donc d’apaiser votre colèrecontre moi.

Le prince grinça des dents et ses yeuxperçants traversèrent littéralement le jeune homme.

– Sur l’âme de mon père, j’ai grand-peinede ne vous point envoyer en terre ! Mais je vous promets que,si cet écu au griffon rouge paraît sur le champ de bataille demainet que vous y soyez fait prisonnier, votre tête ne restera pluslongtemps sur vos épaules !

– En vérité, mon fils, que voilà unlangage brutal ! s’écria le cardinal. Je vous donne ma paroleque ni mon neveu Robert ni aucun autre membre de ma suite neprendra part à la bataille. Je vous quitte maintenant, sire, et queDieu vous ait en Sa sainte garde car il n’est point d’homme aumonde qui soit en plus grand danger que vous et tous ceux qui vousentourent. Je vous conseille donc de passer la nuit en saintsexercices qui vous prépareront à tout ce qui pourrait vousarriver.

Sur ce, le cardinal s’inclina et, suivi detoute sa maison, se retira vers l’endroit où ils avaient laisséleurs chevaux. Ils s’en retournèrent ensuite vers une procheabbaye.

Le prince fit brusquement demi-tour et rentrasous sa tente, mais Chandos, après avoir regardé autour de lui,tendit la main à Nigel pour l’accueillir avec chaleur.

– J’ai grandement entendu parler de vosnobles gestes, lui dit-il. Votre nom déjà s’élève au ciel de lachevalerie errante. Le mien n’a jamais brillé plus haut et n’avaitmême pas atteint ce point à votre âge.

Nigel rougit d’orgueil et de plaisir.

– En vérité, noble seigneur, je n’aiaccompli que bien peu de chose. Mais maintenant que me voici denouveau à vos côtés, j’espère apprendre à me dignement comporter,car où donc pourrais-je gagner plus d’honneur que sous votrebannière ?

– En vérité, Nigel, vous arrivez au bonmoment. Je ne vois point comment nous pourrions quitter cet endroitsans passer par une grande bataille qui restera à jamais gravéedans la mémoire des hommes. Il ne me souvient d’aucun combat enFrance où ils se sont trouvés si puissants devant nous, ni nousaussi faibles. Nous n’y gagnerons que plus d’honneur. Jesouhaiterais que nous eussions deux mille archers de plus. Mais jene doute point que nous ne leur donnions beaucoup de mal devantqu’ils ne nous chassent de cet endroit. Avez-vous vu lesFrançais ?

– Non, noble seigneur, j’arrive àl’instant.

– J’allais m’avancer pour longer leurslignes et observer leur contenance. Venez donc avec moi avant quela nuit tombe. Allons voir ce que nous pouvons de leur ordre debataille et de leurs dispositions.

Ce jour-là, il y avait un armistice entre lesdeux forces à la suite de la malencontreuse et inutile interventiondu cardinal de Périgord. Ainsi donc, lorsque Chandos et Nigeleurent poussé leurs chevaux au-delà de la longue haie qui setrouvait devant leur front, ils découvrirent un grand nombre depetits groupes de chevaliers des deux armées qui se promenaientdans la plaine. La plupart de ces groupes étaient français,puisqu’il leur importait surtout de connaître les défensesanglaises. Et certains de leurs éclaireurs s’étaient avancésjusqu’à moins de trois cents pas de la haie d’où les piquetsd’archers leur avaient sèchement ordonné de se retirer.

Chandos s’avança donc au milieu de cescavaliers et, comme la plupart d’entre eux étaient d’anciensadversaires, on entendait des « Le bonjour, John ! »d’un côté et, de l’autre : « Ah, Raoul ! »,« Ah, Nicolas ! », « Ah, Guichard ! »échangés entre ceux qui se croisaient. Un seul de ces cavaliers neles salua pas. Le seigneur de Clermont était un homme épais, auvisage rougeaud et qui portait sur son surcot une vierge d’azur surun fond de rayons d’or, le même emblème que Chandos avait choisipour ce jour. Le fier Français se précipita devant leurs pas.

– Et depuis quand donc, messire Chandos,dit-il avec chaleur, vous permettez-vous de porter mesarmes ?

Chandos sourit.

– C’est sûrement vous qui portez lesmiennes, répondit-il. Car ce surcot fut brodé pour moi, il y a plusd’un an, par les bonnes sœurs de Windsor.

– Si ce n’était la trêve, je vousprouverais vite que vous n’avez point le droit de les porter.

– Alors, cherchez-les demain sur le champde bataille, comme moi je chercherai les vôtres. Nous pourronsliquider cette question honorablement.

Mais le Français était coléreux et ne selaissait pas aisément apaiser.

– Vous, Anglais, ne pouvez rien inventer,et vous adoptez toujours pour vôtre ce que vous trouvez de bienchez les autres !

Ainsi grommelant et fulminant, il poursuivitson chemin tandis que Chandos, riant à gorge déployée, s’avançaitdans la plaine.

La ligne même des Anglais était couverte pardes arbres et des buissons qui la cachaient à l’ennemi. Lorsqu’ilsles eurent dépassés, l’armée française s’étala clairement devanteux. Au centre de l’immense camp se trouvait une longue et hautetente de soie rouge avec à un bout les lys d’argent du roi deFrance et à l’autre l’oriflamme d’or, bannière de combat de lavieille France. Ils voyaient, tels des roseaux bordant un étang, ets’étendant aussi loin que l’œil pouvait porter, les bannières etpennons des larrons et fameux chevaliers, au-dessus desquelsflottaient les étendards ducaux prouvant qu’ils avaient devant euxdes troupes de toutes les provinces de France.

L’œil brillant de Chandos s’arrêta tour à toursur les fiers insignes de Normandie, de Bourgogne, d’Auvergne, deChampagne, de Vermandois et de Berry, flottant dans les rayons dusoleil couchant. Longeant lentement toute la ligne, il nota avecsoin le camp des archers, la troupe des mercenaires allemands, lenombre des soldats de pied, les armes de tous les fiers vassaux etvavasseurs qui pouvaient révéler la force de chacun des points. Ilchevaucha d’une aile à l’autre et même sur les flancs, se tenanttoujours hors de portée des arbalètes. Puis, après avoir tout notéen esprit, et le cœur lourd de sombres pressentiments, il fitpivoter son cheval et retourna lentement vers les lignesanglaises.

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