Sir Nigel

Chapitre 27COMMENT LE TROISIÈME MESSAGER S’EN VINT À COSFORD

Deux mois avaient passé, et les longues pentesde Hindhead se couvraient de bruyère rousse. Sifflant et grondant,le sauvage vent de novembre balayait les downs, secouait lesbranches des hêtres de Cosford et faisait grincer les fenêtresgrillagées. Le vigoureux chevalier de Dupplin, qui avait encoregrossi, avec une barbe de neige sur un visage toujours aussirubicond, était assis comme auparavant au bout de sa table. Unplateau bien garni et un flacon de vin mousseux se trouvaientdevant lui. À sa droite était assise Lady Mary dont le sombrevisage était marqué par ces longues années d’attente, mais restaitempreint de la grâce et de la dignité que seuls le chagrin et lestourments peuvent donner. À la gauche du chevalier, se tenait levieux prêtre Matthew.

Depuis longtemps déjà la blonde beauté étaitpassée de Cosford à Fernhurst, où la jeune et resplendissante LadyEdith Brocas ensoleillait tout le Sussex par sa joie et sessourires, sauf lorsque ses pensées la reportaient en cette terriblenuit où elle avait été arrachée des serres mêmes de l’aigle deShalford.

Le vieux chevalier releva la tête : uncoup de vent et une rafale de pluie battaient la fenêtre derrièrelui.

– Par saint Hubert, que voilà unemauvaise nuit ! dit-il. J’espérais chasser le héron demain, oule canard dans les marais. Mary, comment va Katherine, notre fauconfemelle ?

– Je lui ai remis l’aile, père, mais jecrains bien qu’elle ne puisse voler avant Noël.

– Voilà qui est bien dur à entendre, ditSir John. Car jamais je ne vis oiseau meilleur ni plus audacieux.Elle a eu l’aile brisée par un bec de héron, ce dernier samedi,Révérend Père, et c’est Mary qui l’a soignée.

– J’espère, mon fils, que vous aviezentendu la messe avant que de vous tourner vers les plaisirsterrestres le jour du Seigneur ?

– Tut, tut, fit le vieux chevalier enriant. Dois-je donc me confesser alors que je suis assis à matable ? Je puis très bien adorer le Seigneur dans Son œuvre,dans les bois et les champs, et mieux même qu’au milieu d’unenchevêtrement de bois et de pierres. Mais il me souvient d’uncharme que m’enseigna l’oiseleur de Gaston de Foix pour soigner unfaucon blessé. Qu’était-ce donc, déjà ? « Le lion de latribu de Juda, racine de David, a vaincu. » Oui, ce sont bienles mots qu’il faut réciter par trois fois en tournant autour duperchoir sur lequel se trouve l’oiseau.

Le vieux prêtre secoua la tête.

– Non, non, ces charmes ne sont questratagèmes diaboliques. L’Église ne leur accorde aucun crédit, carils sont sans valeur. Mais où en êtes-vous donc de votretapisserie, lady Mary ? La dernière fois que je me trouvaisous ce toit, vous aviez à moitié terminé en cinq tons l’histoired’Ariane et de Thésée.

– Elle est toujours inachevée, monRévérend Père.

– Et pourquoi, ma fille ? Avez-vousdonc tant de choses à faire ?

– Non, mon Révérend Père, mais sespensées sont ailleurs, répondit Sir John. Elle reste parfois assisedurant une heure entière l’aiguille à la main et l’esprit à millelieues de Cosford House. Depuis la grande bataille du prince…

– Mon père, je vous prie…

– Non, Mary, personne ne nous peutentendre, à l’exception de votre confesseur, le bon père Matthew.Depuis la bataille du prince, dis-je, quand nous avons appris quele jeune Nigel y avait gagné tant d’honneur, elle semble avoirperdu l’esprit, et reste assise… tout comme vous la voyezmaintenant.

Une lueur ardente parut dans les yeux de Marydont le regard se fixa sur la sombre fenêtre lavée par la pluie. Oneût dit un visage sculpté dans l’ivoire, les lèvres exsangues etserrées, sur lesquelles se porta le regard du prêtre.

– Qu’y a-t-il, ma fille ? Quevoyez-vous ?

– Je ne vois rien, mon Père.

– Qu’est-ce donc alors qui voustrouble ?

– J’entends, mon Père.

– Et qu’entendez-vous ?

– Des cavaliers sur la route.

Le vieux chevalier se mit à rire :

– C’est toujours ainsi, mon Père.Pourriez-vous me dire s’il s’écoule un seul jour qu’une centaine decavaliers ne passent devant notre porte ? Et, à chaque fois,son cœur se met à trembler. Ma Mary a toujours été si forte etrésolue, et maintenant, le moindre bruit lui bouleverse l’âme. Non,ma fille, je t’en prie !

Elle s’était à demi dressée sur son siège, lesmains serrées et ses sombres yeux toujours fixés sur lafenêtre.

– Je les entends, mon père ! Je lesentends dans la pluie et le vent… Oui, oui, ils tournent… Ils onttourné… Ils sont devant l’huis !

– Par saint Hubert, ma fille araison ! s’écria le vieux Sir John, en abattant son gros poingsur la table. Holà, varlets, allez dans la cour ! Remettezdans l’âtre le vin chaud et épicé. Des voyageurs se trouvent ànotre porte et ce n’est point une nuit pour faire attendre un chiendehors. Vite, Hannekin ! Plus vite, te dis-je, ou je vais tedérouiller les jambes avec ce gourdin !

Ils pouvaient entendre clairement lepiétinement des chevaux. Mary s’était levée, tremblante comme unefeuille. Il y eut un pas décidé, la porte s’ouvrit brusquement etNigel parut, dégoulinant de pluie, les joues rougies par le vent,les yeux brillants de tendresse et d’amour. Mary, qui voyait lesflammes des torches se mettre à danser, sentit quelque chose quil’étreignait à la gorge. Mais son esprit se souleva et se renforçaen songeant que d’autres pourraient voir ce Saint des Saints de sonâme. Il y a chez la femme un héroïsme que ne peut égaler le couraged’aucun homme. Ses yeux seuls transmirent à Nigel ce qu’ellepensait lorsqu’elle lui tendit la main.

– Soyez le bienvenu, Nigel, dit-elle.

Il s’inclina et lui baisa la main.

– Sainte Catherine m’a ramené,fit-il.

Et ce fut un bien joyeux festin que celui quieut lieu à Cosford Manor, ce soir-là, avec Nigel au haut de latable, entouré du jovial chevalier et de Lady Mary, cependant que,à l’autre extrémité, Samkin Aylward faisait naître des sourires etdes frissons de terreur sur les visages de deux servantes quil’entouraient, en leur contant des histoires des guerres de France.Nigel dut lever ses bottes de daim pour montrer ses éperons d’or,insigne de la chevalerie. Pendant qu’il leur racontait ce quis’était passé, Sir John le saisit aux épaules, Mary lui serra lamain dans les siennes, et le vieux prêtre, en souriant, leur donnaà tous deux sa bénédiction. Nigel tira de sa poche une bagued’argent qu’il fit scintiller à la lueur des torches.

– N’avez-vous point dit que vous deviezreprendre la route demain, mon Révérend Père ?demanda-t-il.

– En effet, mon fils, il s’agit d’unequestion d’urgence.

– Mais pourriez-vous rester encore aumatin ?

– Oui, je pourrais partir seulement àmidi.

– On peut faire beaucoup de choses en unematinée.

Il regarda Mary qui rougit en souriant.

– Par saint Paul ! J’ai attenduassez longtemps !

– Bon ! Bon ! gloussa le vieuxchevalier avec un rire sous-entendu. C’est ainsi que je fis la courà ta mère, Mary. Les galants étaient plutôt brusques, au bon vieuxtemps. Demain est un mardi qui est un jour de chance. Dommage quela bonne dame Ermyntrude ne soit plus parmi nous pour voir cela. Lafaucheuse nous abat tous, Nigel, et déjà je l’entends venirderrière moi. Mais mon cœur se réjouit de te pouvoir appeler monfils avant que vienne la fin. Donne-moi ta main, Mary, et toiaussi, Nigel. Recevez maintenant la bénédiction d’un vieil homme.Puisse Dieu vous garder longtemps et vous donner ce que vousméritez, car je crois que, dans ce grand pays, il n’y a pas hommeplus noble ni femme qui convienne mieux pour être son épouse.

Laissons-les maintenant, leur cœur débordantde joie, et l’avenir brillant d’espoirs et de promesses. Tropsouvent hélas, les rêves s’affaiblissent et disparaissent sur lechemin de la vie. Mais dans ce cas, par la grâce de Dieu, il n’enfut point ainsi, car les rêves bourgeonnèrent et grandirent, pourdevenir plus beaux et plus nobles, à tel point que le monde entiers’émerveilla devant leur beauté.

Il est raconté par ailleurs comment, à mesureque passaient les années, le nom de Nigel s’éleva au firmament del’honneur. Et toujours Mary soutint le pas, l’aidant et lesoutenant dans son ascension. Nigel conquit sa renommée dans denombreux pays et, chaque fois qu’il revint, rendu et rompu, ilpuisa des forces nouvelles et une nouvelle soif d’honneur auprès decelle qui faisait la gloire de son foyer. Ils résidèrent durant denombreuses années à Twynham Castle, aimés et honorés de tous. Puis,après l’accomplissement du temps, ils s’en allèrent à Tilford Manoroù ils passèrent d’heureux jours au milieu de ces bruyères quiavaient été le berceau des jeunes années de Nigel avant qu’ilpartît pour les guerres. C’est là aussi que vint Aylward aprèsavoir quitté le Pied Merlin où durant de nombreuses annéesil avait vendu de l’ale aux hommes de la forêt.

Mais les ans continuèrent de s’écouler car lavieille roue ne s’arrête jamais de tourner, entraînant le fil de lavie. Le sage et le bon, le noble et le brave, tous viennent del’ombre et retournent dans l’ombre. Où, comment, quand et pourquoi,personne ne pourrait le dire. Voici la pente de Hindhead. Lafougère y vire encore au roux en novembre, et la bruyère au rougeen juillet. Mais où se trouve maintenant le manoir deCosford ? Où est la vieille maison de Tilford ? Quereste-t-il, à part quelques vieilles pierres éparpillées, de lapuissante abbaye de Waverley ? Mais cependant le Temps, cegrand rongeur, n’a pas tout mangé encore ! Accompagnez-moivers Guildford, lecteur, sur la grand-route. Ici, où ce monticulevert se dresse devant vous, regardez vers ce sanctuaire sans toitexposé aux quatre vents. C’est celui de Sainte-Catherine où Nigelet Mary avaient échangé leurs promesses. En bas serpente la rivièrebleue, et là-bas se dresse toujours la sombre forêt de Chantry quis’élève vers un sommet nu sur lequel, intacte et couverte de sontoit, se dresse la chapelle du Martyr où les deux compagnonsvainquirent les archers du vilain seigneur de Shalford. Plus loin,sur les flancs de ces longues collines calcaires, on voit encore laroute qu’ils suivirent pour s’en aller en guerre. Et maintenanttournons vers le nord, en redescendant ce sentier en lacet. Il n’apas changé non plus depuis l’époque de Nigel. Voici l’église deCompton. Passons sous la vieille arche de la porte. Devant lesmarches de l’autel, sans aucune inscription, se trouvent lescendres de Nigel et de Mary. Auprès d’eux reposent leur fille,Maude, et Alleyne Edricson son époux, et à côté d’eux encore leursenfants et les enfants de leurs enfants. Ici aussi, sous le vieilif, dans le cimetière, un petit monticule marque l’endroit où lebrave Samkin Aylward retourna à cette bonne terre dont il étaitné.

Ainsi gisent les feuilles mortes, mais ce sontelles et leurs semblables qui nourrissent éternellement le vieilarbre d’Angleterre, dont les branches s’étendent toujours sur denouvelles générations, chacune aussi forte et aussi noble que laprécédente. Le corps peut être étendu dans un tombeau sous unearche branlante, mais l’écho des nobles exploits et le récit ducourage et de la vérité ne meurent jamais, continuent au contrairede vivre dans l’âme du peuple. Notre propre travail se trouve prêtdans nos mains ; notre force n’en sera que plus grande etnotre foi n’en sera que plus ferme, si nous savons prendre uneheure de temps à autre pour jeter un regard en arrière sur desfemmes qui furent gentes et fortes, ou sur des hommes qui chérirentl’honneur plus que la vie, dans ce théâtre vert d’Angleterre où,pendant quelques brèves années, nous jouons notre petit rôle.

FIN

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