Sir Nigel

Chapitre 12COMMENT NIGEL COMBATTIT L’INFIRME DE SHALFORD

À l’époque où se passe cette histoire, toutesles classes de la société, sauf peut-être la plus pauvre,consommaient beaucoup mieux qu’elles ne l’ont jamais fait depuisviande et boissons. Le pays était garni de vastes forêts – on encomptait soixante-dix en Angleterre seulement, et certainesallaient jusqu’à couvrir un demi-comté. Le gros gibier de chasse yétait strictement préservé, mais les animaux plus petits (lièvres,lapins et oiseaux qui foisonnaient autour des halliers) avaient tôtfait de trouver le chemin du pot d’un pauvre homme. L’ale était bonmarché, et plus encore l’hydromel que chaque paysan faisaitlui-même avec un peu de miel sauvage pris sur les troncs d’arbres.Il y avait aussi de nombreuses boissons semblables au thé et que lepauvre pouvait se préparer sans bourse délier : les tisanes demauve, de tanaisie et autres dont nous ne connaissons plus lesecret maintenant.

Mais dans les classes plus aisées régnait laprofusion ; il y avait toujours dans le charnier d’immensesquartiers de viande, de gros pâtés, des bêtes entières, produitsd’élevage ou de chasse, avec de l’ale et des vins de France ou duRhin pour les arroser. Les plus riches avaient atteint un hautdegré de luxe dans leur alimentation, et un art culinaire était né,dans lequel l’ornementation des mets était presque aussi importanteque la préparation : ils étaient dorés, argentés, peints ouflambés. Depuis le sanglier et le faisan, jusqu’au marsouin et auhérisson, tous les plats avaient leur présentation propre et leurssauces étonnantes de complication, parfumées aux dattes, auxraisins, aux clous de girofle, vinaigre, sucre et miel, ou à lacannelle, au gingembre, au bois de santal, au safran, au fromage dehure ou aux pommes de pin. D’après la tradition normande, ilconvenait de manger avec modération mais d’avoir une profusion demets les plus fins et les plus délicats, parmi lesquels les invitéspouvaient choisir. C’est ainsi que naquit cette cuisine compliquée,si différente de la rude et parfois gloutonne simplicité de lacoutume teutonne.

Sir John Buttesthorn appartenant à la sociétéfortunée, la gigantesque table de chêne ployait sous les pâtésgénéreux, les imposants quartiers de viande et les flacons ventrus.Au bas de la salle se trouvait la domesticité ; plus haut,sous un dais levé, la table de la famille, avec des sièges,toujours prêts à recevoir les hôtes fréquents qui arrivaient de lagrand-route. C’est ainsi que venait de se présenter au château unvieux prêtre, faisant route de l’abbaye de Chertsey jusqu’auprieuré de Saint-Jean à Midhurst. Il parcourait souvent ce cheminet ne passait jamais sans interrompre son voyage pour s’asseoir unmoment devant la table hospitalière de Cosford.

– La bienvenue, bon Père Athanase !s’écria le chevalier. Venez donc prendre place à ma droite et medonner les nouvelles de la région, car il n’est jamais un scandaleque les prêtres ne soient les premiers à connaître.

Le religieux, homme calme et brave, jeta uncoup d’œil vers le siège libre de l’autre côté de son hôte.

– Et Damoiselle Édith ?demanda-t-il.

– Mais oui, au fait, où donc est mafille ? cria le père, impatient. Mary, je te prie de soufflerde la trompe une fois encore, afin qu’elle sache que le repas estservi. Que peut-elle faire encore dehors à pareille heure de lanuit ?

Les yeux doux du religieux parurent troubléslorsqu’il tira légèrement le chevalier par la manche.

– J’ai vu Damoiselle Édith, il y a moinsd’une heure, dit-il. Et je crains bien qu’elle n’entende pointsonner du cor, car elle doit se trouver à Milford, pourl’heure.

– À Milford ? Mais qu’irait-ellefaire là ?

– Je vous prie, bon sir John, de baisserquelque peu la voix. Il s’agit là d’une question privée puisqu’elletouche à l’honneur d’une dame.

– Son honneur ?

Le visage rubicond de Sir John était devenuécarlate tandis qu’il dévisageait les traits troublés duprêtre.

– Son honneur, dites-vous ?…L’honneur de ma fille ? Faites en sorte de me prouver que vousdites vrai ou ne remettez jamais plus le pied à Cosford !

– Je crois n’avoir point mal fait, sirJohn, mais il me faut bien dire ce que j’ai vu, sous peine d’êtreun faux ami et un prêtre indigne.

– Vite, bonhomme, vite ! Au nom dudiable ! qu’avez-vous vu ?

– Connaissez-vous un petit homme difformeet, dénommé Paul de la Fosse ?

– Oui, je le connais. C’est un homme denoble famille, puisqu’il est le fils cadet de Sir Eustace de laFosse de Shalford. Il fut un temps où j’ai cru pouvoir l’appelermon fils, car il ne se passait point un jour qu’il ne vînt rendrevisite à mes filles, mais je crains bien que son dos bosselé nel’ait mal servi dans son désir.

– Hélas, sir John, je crains, moi, queson esprit ne soit plus difforme encore que son corps. C’est unhomme dangereux pour les femmes, car le démon l’a doué d’une langueet d’yeux tels qu’il les charme tout comme le basilic. Ellessongent peut-être au mariage mais lui, jamais, si bien que j’enpeux compter plus d’une douzaine qu’il a ainsi délaissées. C’est cedont il se vante par tout le pays, et il en tire orgueil.

– Bon, mais quelle affaire avec moi etles miens ?

– Ce soir, sir John, je remontais laroute sur ma mule, quand j’ai rencontré cet homme qui s’enretournait en hâte chez lui. Une femme chevauchait à ses côtés et,bien qu’elle portât un capuchon, je l’ai entendue rire, comme je lacroisais. Et ce rire, je l’ai déjà entendu, sous ce toit, sur leslèvres de damoiselle Édith.

Le couteau du chevalier lui tomba de la main.Quant à Mary et Nigel, ils n’avaient pu faire autrement qued’entendre toute la conversation. Au milieu des rires et des éclatsde voix des autres, le petit groupe de la table haute tenaitconseil en secret.

– Ne craignez rien, père, fit la jeunefemme. Je suis bien sûre que le bon père Athanase se trompe, etÉdith sera bientôt parmi nous. Je l’ai entendue parler de cet hommeces derniers temps, et toujours avec des paroles amères.

– C’est vrai, messire, intervint Nigelavec ardeur. Pas plus tard que ce soir, alors que nous chevauchionsdans les marais de Thursley, damoiselle Édith m’a dit qu’il n’étaitrien pour elle et qu’elle ne demandait qu’à le voir roué de coupspour tout le mal qu’il avait fait.

Mais le sage homme secoua ses bouclesargentées.

– Il y a toujours danger lorsqu’une femmeparle de la sorte. La haine ardente est sœur jumelle de l’amour.Pourquoi parlerait-elle ainsi s’il n’y avait quelque lien entreeux ?

– Mais cependant, fit encore Nigel,qu’est-ce donc qui aurait pu modifier à ce point ses pensées enmoins de trois heures ? Elle s’est trouvée ici dans la salleavec nous depuis mon arrivée. Par saint Paul, je ne le puiscroire !

Mais le visage de Mary se rembrunit.

– Il me souvient, dit-elle, qu’un billetlui a été apporté par Hannekin, le varlet d’écurie, pendant quevous nous entreteniez, seigneur, du vocabulaire de la chasse. Ellel’a lu et s’en est allée.

Sir John bondit sur pied mais s’affalaaussitôt sur son siège avec un grognement.

– Je préférerais être mort, dit-il,plutôt que de voir le déshonneur tomber sur ma maison et je suis àce point handicapé par ce maudit pied que je ne puis même pas allervoir si tout cela est vrai ni me venger. Ah ! si mon filsOlivier était ici, tout serait bien ! Envoyez-moi ce varletd’écurie, afin que je le puisse questionner.

– Je vous prie, bon et noble seigneur,fit Nigel, de me considérer comme votre propre fils ce soir et deme permettre de traiter cette affaire comme bon me plaira. Je vousdonne ma parole d’honneur de faire tout ce qu’il est au pouvoird’un homme de faire.

– Je te remercie. Nigel, il n’est pointd’homme dans toute la chrétienté que je choisirais de préférence àtoi.

– Il est cependant une chose que jevoudrais savoir, seigneur. Cet homme, Paul de la Fosse, possèded’immenses domaines, d’après ce que j’ai ouï dire, et il est denoble extraction. Il n’est donc point de raison, si les choses sontce que nous craignons, pour qu’il ne puisse épouser votrefille ?

– Elle ne pourrait trouver meilleurparti.

– Très bien. Et avant tout, je voudraisquestionner ce Hannekin, mais de façon telle que personne ne sedoute de rien, car ce n’est point là un sujet à livrer auxcommérages des domestiques. S’il vous plaît de me désigner lebonhomme, damoiselle Mary, je l’emmènerai à l’extérieur pours’occuper de mon cheval et j’apprendrai ainsi tout ce qu’il pourraavoir à me dire.

Nigel resta absent pendant un moment et,lorsqu’il revint, l’ombre qui couvrait son visage ne laissa que peud’espoir aux cœurs anxieux auteur de la haute table.

– Je l’ai enfermé dans la soupente del’écurie, de crainte qu’il ne parle trop, dit-il, car mes questionsont dû lui montrer de quel côté soufflait le vent. C’est en effetde cet homme que venait le billet, et il avait amené avec lui uncheval pour la dame.

Le vieux chevalier poussa un gémissement en secachant le visage dans les mains.

– De grâce, père, on vous observe !souffla Mary. Pour l’honneur de notre maison, gardons un visageclair devant tous.

Puis, élevant la voix, de façon qu’on pûtl’entendre dans toute la salle :

– Si vous chevauchez vers l’est, Nigel,j’aimerais vous accompagner, afin que ma sœur ne revienne pointseule.

– Nous partirons donc ensemble, Mary,répondit Nigel en se levant, puis il ajouta sur un ton plusbas : Mais nous ne pouvons y aller seuls et, si nous emmenonsun domestique, tout se saura. Je vous prie donc de rester ici et deme laisser m’occuper de cette affaire.

– Non, Nigel, elle aura peut-être besoinde l’aide d’une femme, et quelle femme conviendrait mieux que sapropre sœur ? J’emmènerai ma dame d’atours.

– Non, je vous accompagneraipersonnellement si votre impatience peut se plier au pas de mamule, fit le vieux prêtre.

– Mais ce n’est point votre chemin, monPère.

– Le seul chemin de tout bon prêtre estcelui qui mène au bien des autres. Venez, mes enfants, allons-y decommun.

Et c’est ainsi que le vigoureux Sir JohnButtesthorn, le vieux chevalier de Dupplin, resta seul à sa table,simulant le manger et le boire, s’agitant sur son siège et faisantde violents efforts pour paraître insouciant alors que son corps etson esprit bouillonnaient de fièvre, cependant que, à la tablebasse, varlets et servantes riaient et plaisantaient, entrechoquantleurs coupes et nettoyant leurs tranchoirs, inconscients de l’ombreprofonde qui planait sur l’homme solitaire assis sous le granddais.

Pendant ce temps, Damoiselle Mary, chevauchantle genet blanc que sa sœur avait monté peu avant, Nigel sur sondestrier et le prêtre sur sa mule suivaient la route en lacet quimenait à Londres. La campagne, de part et d’autre, n’était qu’uneimmense étendue de bruyère et de marais d’où s’élevait l’étrangehululement des oiseaux de nuit. Un quartier de lune brillait auciel dans les trouées des nuages poussés par le vent. La jeunefemme chevauchait en silence, absorbée par les penséesqu’éveillaient en elle le danger et la honte de la tâche quil’attendait.

Nigel parlait à voix basse avec le prêtre. Ilen apprit ainsi davantage sur le nom de l’homme qu’ilspoursuivaient. Sa demeure à Shalford était l’antre même de ladébauche et du vice. Une femme ne pouvait en franchir le seuil sansen sortir souillée. De façon étrange, inexplicable et pourtantcommune, cet homme, avec son esprit diabolique et son corpsdifforme, possédait un étonnant pouvoir de fascination sur le sexeet une sorte de domination qui forçait chacune à sa volonté. Plusd’une fois il avait acculé une famille à la ruine et, chaque fois,sa langue agile et son esprit pervers l’avaient sauvé du châtimentmérité pour ses actes. Il appartenait à une grande souche du pays,et tous ses parents jouissaient de la faveur du roi, de sorte queses voisins craignaient de pousser trop loin les choses contre lui.Tel était l’homme, malin et vorace, qui avait fondu comme unépervier et emporté dans son aire la blonde beauté de Cosford.Nigel ne prononça que peu de paroles ; mais il porta auxlèvres son couteau de chasse et, par trois fois, en baisa lagarde.

Ils avaient traversé les marais, le village deMilford et la petite communauté de Godalming, jusqu’à ce que leurchemin tournât au sud vers le marais de Pease, après quoi ilstraversèrent les prairies de Shalford. Là-bas, dans l’ombre, sur lehaut de la colline, brillaient des points rouges qui marquaient lesfenêtres de la demeure qu’ils cherchaient. Une allée sous une archede chêne y conduisait, ils se trouvèrent ensuite en plein clair delune.

De l’ombre qui obstruait l’arche de la portebondirent deux rudes serviteurs, barbus et bourrus, tenant à lamain de gros gourdins, qui s’enquirent de qui ils étaient et de cequ’ils désiraient. Lady Mary se laissa glisser à bas de son chevalet s’avança vers la porte, mais ils lui barrèrent rudement lechemin.

– Oh, que non, notre maître n’en demandepoint tant ! s’écria l’un d’eux en riant vulgairement.Arrière, gente Dame, qui que vous soyez ! La demeure est closeet notre maître ne reçoit point ce soir.

– Mon ami, retirez-vous, fit Nigel d’unevoix claire et haute. Nous désirons voir votre maître.

– Réfléchissez donc, mes enfants, cria levieux prêtre. Ne vaudrait-il pas mieux que j’entre seul pour voirsi la voix de l’Église ne pourrait adoucir son cœur ? Jecrains que le sang ne soit répandu si vous entrez.

– Non, mon Père, je vous prie de resterici en cas de nécessité. Quant à vous, Mary, restez avec le bonprêtre car nous ne savons point ce qui peut se passer céans.

Il se tourna vers la porte et de nouveau lesdeux hommes lui barrèrent le passage.

– Arrière, vous dis-je, sur vosvies ! Par saint Paul, ce me serait une honte que de souillermon épée en la frottant à la vôtre. Mais je suis bien décidé etpersonne ne me barrera la route ce soir.

Les hommes frissonnèrent devant cette menaceprononcée d’une voix ferme.

– Attendez ! fit l’un d’eux, enessayant de percer l’obscurité. N’êtes-vous point le squire Loringde Tilford ?

– En effet, c’est bien là mon nom.

– Que ne le disiez-vous ! J’auraiseu bien garde de vous retenir. Bas les armes, Wat, car ce n’estpoint un étranger, mais le squire de Tilford.

– Tant mieux pour lui, grogna l’autre enlaissant retomber son gourdin et en murmurant intérieurement uneaction de grâces au Ciel. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre,j’aurais eu du sang sur la conscience ce soir. Mais notre maître nenous a rien dit au sujet des voisins lorsqu’il nous a ordonné degarder l’huis. Je vais entrer et lui demander quelle est savolonté.

Mais déjà Nigel les avait dépassés et avaitpoussé le lourd battant. Si vif qu’il eût été, Mary s’étaitprécipitée sur ses talons, et tous deux pénétrèrent ensemble dansla grande salle.

C’était une vaste pièce que de lourdestentures jetaient dans l’ombre, avec, au centre, un cône de lumièrevive projeté par deux lampes à huile posées sur une table.

Sur cette dernière, un repas était servi. Deuxpersonnes étaient assises et il n’y avait pas de serviteurs. Aubout le plus proche de la table, se trouvait Édith, dont lescheveux d’or étaient défaits et croulaient sur le noir etl’écarlate de son costume.

À l’autre bout, la lumière frappait en pleinle visage rude et les hautes épaules difformes du maître de lamaison. Une broussaille de cheveux noirs surmontait un front hautet arrondi, un front de penseur surmontant deux yeux gris froids,profondément enfoncés, scintillants sous d’épais sourcils. L’hommeavait le nez busqué et fin, semblable au bec de quelque oiseau deproie mais, plus bas, le visage puissant et bien rasé était déparépar la fine bouche et les plis arrondis du lourd menton. Soncouteau dans une main, dans l’autre un os à demi rongé, il relevafièrement le regard, comme un fauve surpris dans son repaire, aumoment où les deux intrus pénétrèrent dans la salle.

Nigel s’arrêta à mi-chemin, entre la porte etla table. Ses yeux et ceux de Paul de la Fosse étaient rivés lesuns aux autres. Mais Mary, dont le cœur de femme débordait d’amouret de pitié, se précipita pour saisir dans les bras sa jeune sœur.Édith avait bondi de son siège et, le visage détourné, tenta de larepousser.

– Édith ! Édith ! Par laVierge ! Je te supplie de revenir avec nous et de quitter cemauvais homme ! s’écria Mary. Ma chère petite sœur,voudrais-tu donc briser le cœur de notre père et conduire à latombe sa vieille tête grise frappée par le déshonneur ?Reviens ! Édith, reviens et tout sera arrangé.

Mais Édith la repoussa et ses belles jouesrougirent de colère.

– Quel droit as-tu donc sur moi, Mary,toi qui n’es mon aînée que de deux ans, pour me poursuivre àtravers tout le pays, tout comme si je n’étais qu’un vilain enfuite et que tu fusses ma maîtresse ? Retourne-t’en donc et melaisse faire ce que bon me semble.

Mais Mary, qui la tenait toujours dans lesbras, tentait de nouveau d’adoucir ce cœur dur et colère :

– Notre mère est morte, Édith. Et jeremercie Dieu de lui avoir fermé les yeux avant qu’elle ait pu tevoir sous ce toit ! Mais je prends sa place ici, comme je l’aitoujours fait, puisque je suis ton aînée. C’est donc avec sa voixque je te supplie de ne plus avoir confiance en cet homme et derevenir devant qu’il ne soit trop tard.

Édith s’arracha à son étreinte et se redressa,fière et défiante, les yeux brillants fixés sur sa sœur.

– Tu peux mal parler de lui maintenant,mais il fut un temps où Paul de la Fosse s’en venait à Cosford. Etqui alors lui parlait à voix douce et basse, sinon la sage etvertueuse sœur Mary ? Mais il a appris à en aimer une autre,alors il est devenu un mauvais homme, et c’est une honte que de setrouver sous son toit ! D’après ce que je puis voir, dévotesœur avec ton chevalier, il est considéré comme un péché que dechevaucher de nuit avec un homme à ses côtés, mais tu ne semblespoint y attacher d’importance. Regarde donc dans ton œil, bravesœur, avant que de vouloir retirer la poussière de celui d’uneautre.

Mary demeura irrésolue et grandement troublée,dominant son orgueil et sa colère, hésitant sur la meilleure façonde traiter avec cet esprit fort.

– Ce n’est point le moment de prononcerd’amères paroles, chère sœur, dit-elle en posant de nouveau la mainsur la manche de sa cadette. Tout ce que tu viens de dire peut êtrevrai. Il fut un temps, en effet, où cet homme était notre ami àtoutes deux, et je sais tout aussi bien que toi le pouvoir qu’il ade se gagner un cœur de femme. Mais je le connais maintenant, et tune le connais point. Je sais le mal qu’il a fait, le déshonneurqu’il a répandu, le parjure qui souille son âme, la confiancetrahie, la promesse reniée… je sais tout cela. Devrai-je donc voirma propre sœur tourner dans ce vieux piège ? S’est-il déjàrefermé sur toi, mon enfant ? Est-il vrai que je sois arrivéetrop tard ? Pour l’amour de Dieu ! dis-moi, Édith, quecela n’est pas.

Édith arracha sa manche de la main de sa sœuret fit deux pas rapides au long de la table. Paul de la Fosserestait assis en silence, les yeux fixés sur Nigel. Édith lui posala main sur l’épaule.

– Voici l’homme que j’aime et le seul quej’aie jamais aimé. C’est mon mari.

À ces mots, Mary poussa un cri de joie.

– Vraiment ? Alors, tout est bien etDieu veillera au reste ! Si vous êtes mari et femme devantl’autel, pourquoi dès lors devrais-je, moi ou tout autre, medresser entre vous ? Dis-moi qu’il en est bien ainsi et jeretourne sur-le-champ rendre le bonheur à notre père.

Édith fit la moue, comme un enfant gâté.

– Nous sommes mari et femme aux yeux deDieu. Bientôt nous serons mariés devant le monde. Il nous fautattendre lundi jusqu’à ce que le frère de Paul, qui est prêtre àSaint-Albans, arrive pour nous unir. Un messager est déjà parti etil viendra, n’est-ce pas, mon cher amour ?

– Il viendra, répondit le maître deShalford, les yeux toujours fixés sur Nigel silencieux.

– C’est un mensonge, il ne viendrapoint ! fit une voix venant de la porte.

C’était le prêtre qui avait suivi les autresjusqu’au seuil.

– Il ne viendra point, répéta-t-il enentrant dans la pièce. Mon enfant, ma fille, écoute la voix decelui qui est assez vieux pour être ton père. Ce mensonge a déjàservi et grâce à lui cet homme a déshonoré bien d’autres femmes. Iln’a point de frère à Saint-Albans. Je connais bien ses frères et iln’y a point de prêtre parmi eux. Avant lundi, quand il sera troptard, vous aurez découvert la vérité, comme tant d’autres l’ontfait avant vous. Ne vous fiez point à lui et venez avec nous.

Paul de la Fosse jeta un sourire à Édith etlui dit en lui tapotant l’épaule :

– Parlez-leur, Édith.

Les yeux de la jeune fille eurent un éclair demépris tandis qu’elle les regardait à tour de rôle ; la femme,le jeune homme et le prêtre.

– Je n’ai qu’un mot à leur dire :qu’ils s’en aillent et cessent de nous importuner. Ne suis-je pointlibre ? N’ai-je point dit que c’était le seul homme quej’eusse jamais aimé ? Et je l’aime depuis longtemps. Ill’ignorait et, de désespoir, s’est tourné vers une autre. Maismaintenant il sait tout et jamais plus le doute ne surgira entrenous. C’est pourquoi je resterai à Shalford et ne retournerai àCosford qu’au bras de mon époux. Me croyez-vous donc assez crédulepour ajouter foi à toutes les balivernes que vous me contez ?Est-il si difficile pour une femme jalouse et un prêtre errant dese mettre d’accord sur un mensonge ? Non, non, Mary, tu peuxt’en retourner en emmenant ton chevalier et ton prêtre car, moi, jereste ici, fidèle à mon amour et confiante en son honneur.

– Sur ma foi, voilà qui est bien parlé,mon bel oiseau doré ! fit le petit maître de Shalford. Maispermettez-moi d’ajouter mon mot à tout ce qui vient d’être dit.Dans votre virulente diatribe, vous n’avez voulu m’accorder aucunequalité, lady Mary, et cependant vous me concéderez que j’aibeaucoup de patience puisque je n’ai point fait lâcher mes chienssur vos amis qui sont venus s’interposer entre moi et mon bonplaisir. Mais, même pour le plus vertueux, il vient un moment où lafragilité peut l’emporter. C’est pourquoi donc je vous prie dequitter ces lieux avec votre prêtre et votre chevalier servant,sans quoi vous pourriez prendre un congé beaucoup plus rapide maisd’autant moins digne. Asseyez-vous, mon bel amour, et reprenonsnotre souper.

Il lui désigna son siège et remplit leurs deuxcoupes de vin.

Depuis son entrée dans la pièce, Nigel n’avaitpas encore dit un mot, mais son regard n’avait rien perdu de sadécision : ses yeux fermes n’avaient pas quitté le visagegrimaçant du maître de Shalford. Il se tourna alors vivement versMary et le prêtre.

– En voilà assez ! dit-il à voixbasse, vous avez fait votre possible. À mon tour de jouer mon rôlecomme je le pourrai. Je vous prie, Mary, et vous, mon Père, devouloir bien attendre au-dehors.

– Mais Nigel, s’il y avait du danger…

– Ce me sera plus aisé, Mary, si vousn’êtes point là. Je pourrai mieux parler à cet homme.

Elle lui lança un regard interrogateur maislui obéit. Nigel retint le prêtre par sa soutane.

– Je vous prie, mon Père, avez-vous votrerituel ?

– Bien sûr, Nigel. Je le porte toujourssur la poitrine.

– Tenez-le prêt, mon Père.

– Pour quoi faire, mon fils ?

– Notez-y deux endroits : le servicede mariage et les prières pour les mourants. Accompagnez Mary, monPère, et tenez-vous prêt à répondre à mon appel.

Il referma la porte derrière eux et seretrouva seul avec le couple si mal assorti. Tous deux setournèrent sur leur siège pour le regarder : Édith avec un airde défi, l’homme avec un sourire amer sur les lèvres et une lueurde haine dans les yeux.

– Eh quoi, persifla-t-il, le paladin sefait prier ? Mais n’avons-nous point entendu parler de sa soifde gloire ? Quelle aventure cherche-t-il ici dont il se puissevanter ?

Nigel s’avança vers la table.

– Il n’est point question de gloire et àpeine d’aventure, répondit-il. Mais je suis venu ici avec uneintention précise. J’apprends de votre bouche, Édith, que vous nevoulez point quitter cet homme.

– En effet, vous l’avez dû entendre, sivous avez des oreilles.

– Comme vous l’avez fait remarquer, vousêtes libre et personne ne pourrait vous contredire. Mais je vousconnais depuis l’enfance, Édith, quand, petite fille et petitgarçon, nous jouions ensemble dans la bruyère. Je veux vous sauverde l’astuce de cet homme et de votre ridicule faiblesse.

– Et qu’entendez-vous faire ?

– Un prêtre se trouve à l’extérieur. Ilva vous marier sur-le-champ. Je veux vous voir unis devant que dequitter ce château.

– Ou bien ? aboya l’homme.

– Ou bien vous ne sortirez pas vivant decette pièce. Oh, non, n’appelez pas vos serviteurs ni voschiens ! Par saint Paul ! Cette question ne regarde quenous trois, et si un quatrième paraît à votre appel, vous ne vivrezpas pour voir ce qu’il en adviendra alors, parlez, Paul deShalford ! Voulez-vous épouser cette femme tout de suite, ouiou non ?

Édith bondit, les bras tendus entre les deuxhommes.

– Reculez, Nigel ! Il est faible.Vous ne voudriez pas lui faire de mal. N’avez-vous pas dit celaaujourd’hui même ? Pour l’amour de Dieu, Nigel, ne le regardezpas ainsi ! Vos yeux lancent des éclairs meurtriers.

– Un serpent peut être petit et faible,Édith, cependant n’importe quel homme l’écraserait sous son talon.Reculez, car je suis bien décidé.

– Paul ! – elle tourna les yeux versle visage pâle et grimaçant : Réfléchissez, Paul !Pourquoi ne point faire ainsi qu’il le demande ? Que vousimporte que ce soit aujourd’hui ou lundi ? Je vous supplie,mon cher Paul, de faire ainsi qu’il le demande, pour l’amour demoi. Votre frère pourra redire le service, s’il le désire.Marions-nous maintenant, Paul, et tout sera bien.

Il s’était levé de son siège et échappa auxbras qui se tendaient vers lui.

– Femme stupide ! hurla-t-il, etvous sauveur de jeunes damoiselles, vous qui êtes si fort devant unestropié, sachez que, si mon corps est faible, j’ai en moi l’âme dema race. Me marier parce qu’un squire vantard et campagnard le veutainsi… non, sur mon âme, je préférerais mourir. Je me marierailundi et pas un jour plus tôt. Voici ma réponse !

– C’était celle que je désirais, fitNigel, car je ne puis voir de bonheur dans cette union.Écartez-vous, Édith.

Il la repoussa doucement et tira son épée.Devant ce geste, Paul de la Fosse s’écria :

– Mais je n’ai point d’épée ! Vousn’allez point m’assassiner ? fit-il en reculant, le visagehagard et les yeux exorbités.

L’acier de la lame scintilla dans la lueur dela lampe. Édith recula en frissonnant, le visage dans lesmains.

– Prenez celle-ci ! fit Nigel entendant la poignée vers l’estropié.

– Et maintenant ! ajouta-t-il entirant son couteau de chasse, tue-moi si tu le peux, Paul de laFosse, car, autant que Dieu est ma force, moi, j’essaierai de tesupprimer.

La femme, perdant à demi conscience etpourtant fascinée, suivit l’étrange combat. Pendant un moment,l’estropié parut indécis, l’épée serrée dans ses doigts nerveux.Mais, quand il vit la fine lame dans la main de Nigel, il se renditcompte de l’avantage qu’il avait et un cruel sourire resserra seslèvres. Il avança doucement, pas à pas, le menton rabattu sur lapoitrine, les yeux brillant sous ses épais sourcils. Nigell’attendit, la main gauche en avant, le couteau sur la hanche, levisage grave, l’œil fixe et en alerte.

De plus en plus près, à pas sûrs, puis, avecun bond et en poussant un cri de rage, Paul de la Fosse porta soncoup. Il l’avait bien calculé, mais il eût été plus avisé de porterla pointe plutôt que le tranchant contre le corps souple et lespieds agiles de son adversaire. Vif comme l’éclair, Nigel avaitbondi de côté pour éviter la lame, qui se contenta de l’égratignerà l’avant-bras gauche. Mais l’instant d’après l’estropié étaitcloué au sol, avec la dague de Nigel sur la gorge.

– Chien ! murmura ce dernier. Je tetiens à ma merci ! Vite, avant que je ne frappe et pour ladernière fois : veux-tu te marier, oui ou non ?

Sa chute et la pointe acérée qui luichatouillait la gorge avaient abattu le courage de l’homme. Levisage exsangue, il releva les yeux : on pouvait voir degrosses gouttes de sueur lui perler au front. Ses yeux étaientremplis de terreur.

– Non, enlevez votre poignard, cria-t-il.Je ne veux point mourir comme un chien.

– Veux-tu te marier ?

– Oui, oui. Je l’épouserai. Après tout,c’est une gente damoiselle. J’aurais pu tomber plus mal.Laissez-moi me relever. Je vous dis que je l’épouserai ! Quevous faut-il de plus ?

Nigel se releva et lui mit le pied sur lapoitrine. Il avait ramassé son épée et en porta la pointe sur lapoitrine de l’autre.

– Non, vous resterez où vous êtes. Sivous voulez vivre – et ma conscience se récrie devant la pitié dontje fais preuve envers vous – votre mariage sera du moins ce que vospéchés lui ont valu d’être. Restez étendu là, comme un mauditvermisseau que vous êtes.

Puis il éleva la voix :

– Père Athanase ! Holà, PèreAthanase !

Le vieux prêtre accourut à l’appel, suivi deLady Mary. Un étrange spectacle les attendait dans le rond delumière : la jeune fille terrorisée, à demi évanouie contre latable, l’infirme prostré, et Nigel, le pied et l’épée sur sapoitrine.

– Votre rituel, mon Père, cria Nigel. Jene sais pas si nous faisons bien ou mal, en tout cas il faut lesmarier car il n’est point d’autre solution.

Mais la jeune fille, près de la table, poussaun grand cri en se raccrochant, sanglotante, au cou de sa sœur.

– Oh, Mary, je remercie la Vierge de ceque tu sois venue. Je remercie la Vierge de ce qu’il ne soit pointtrop tard. N’a-t-il point dit qu’il était un de la Fosse et qu’ilne se marierait pas à la pointe de l’épée. J’ai senti mon cœurpencher pour lui quand il l’a assuré. Mais moi qui suis uneButtesthorn, il ne sera point dit que j’aurai épousé un homme quise sera laissé conduire à l’autel avec une épée sur la gorge.Non ! Je le vois tel qu’il est ! Je vois maintenant sonesprit faible et sa langue menteuse. Ne peut-on point lire dans sesyeux qu’il m’aurait bafouée et délaissée comme il l’a fait pourd’autres ? Ramène-moi chez nous, Mary, ma petite sœur, carcette nuit, tu m’as arrachée aux portes mêmes de l’enfer.

Et ce fut ainsi que le maître de Shalford,livide et rageur, fut abandonné tout seul à son vin sur la tableservie, tandis que la blonde beauté de Cosford, secouée de honte etde colère, le visage mouillé de larmes, quittait, pure, l’antre del’infamie pour entrer dans le calme et la paix de la nuitétoilée.

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