Sir Nigel

Chapitre 5COMMENT NIGEL FUT JUGÉ PAR L’ABBÉ DE WAVERLEY

La législation médiévale, enténébrée commeelle l’était par le dialecte normand qui abondait en termes rudeset incompréhensibles, était une arme terrible aux mains de ceux quisavaient s’en servir. Ce n’est pas pour rien que le premier soindes révoltés fut de trancher la tête du lord chancelier. À uneépoque où peu de gens savaient lire et écrire, ces phrases et cestournures compliquées, avec les parchemins et les sceaux quiconstituaient leurs enveloppes, frappaient de terreur les cœursaguerris contre les dangers physiques.

Même le caractère gai et souple du jeune NigelLoring eut un léger frisson cette nuit-là, alors que, étendu dansla cellule pénitentiaire de Waverley, il méditait sur la ruineabsolue qui menaçait sa maison et qui émanait d’une source contrelaquelle le courage était impuissant. Autant ceindre l’épée et lebouclier pour lutter contre la peste noire que contre ce pouvoirqu’était la sainte Église. Il se trouvait là, impuissant, aux mainsde l’abbé qui l’avait déjà dépouillé d’un champ par-ci, d’unhallier par-là, et qui cette fois, d’un seul coup, lui enlevaittout ce qui lui restait. Mais alors, où donc serait la maison desLoring, où Lady Ermyntrude reposerait-elle sa tête chargée d’ans,et où ses vieux serviteurs, usés et fatigués, trouveraient-ils lacompréhension à laquelle ils avaient droit après des années detravail ? Il frissonna à cette pensée.

La menace de porter la question devant le roiétait belle et bonne, mais il y avait des années qu’Édouard n’avaitplus entendu le nom des Loring, et Nigel savait que le prince avaitla mémoire courte. De plus, l’Église faisait la loi au palaisautant que dans les demeures du peuple, et il fallait une trèsbonne raison pour qu’on pût attendre du roi qu’il contrecarrât lavolonté d’un prélat aussi important que l’abbé de Waverley, dumoment qu’elle restait en concordance avec la loi. De quel côté,alors, lui fallait-il regarder pour chercher du secours ? Avecla piété simple et pratique de son âge, il implora l’aide de sessaints particuliers : saint Paul, dont les aventures sur terreet sur mer l’avaient toujours passionné ; saint Georges quiavait conquis sa place en luttant contre le dragon ; et saintThomas qui, étant un gentilhomme d’armes, comprendrait et aideraitun noble. Grandement réconforté par ces naïves oraisons, il dormitdu doux sommeil dont jouissent la jeunesse et la santé jusqu’àl’arrivée du frère lai qui lui apportait le pain et la bière légèrede son déjeuner. La cour de l’abbé siégeait dans la salle duchapitre à l’heure canonique de tierce, soit neuf heures du matin.Elle fonctionnait toujours avec solennité, même lorsque l’accusén’était qu’un vilain surpris à braconner sur les terres de l’abbayeou un colporteur qui avait trompé par des mesures inexactes enusant d’une balance faussée. Mais cette fois, alors qu’ils’agissait de juger un noble, le cérémonial légal et ecclésiastiqueallait s’accomplir jusque dans ses moindres détails, risibles ouimpressionnants, avec tout le rituel prescrit. Au milieu dulointain bourdonnement de la musique religieuse et du lenttintement de la cloche de l’abbaye, les frères, en soutane blancheet deux par deux, firent trois fois le tour de la salle en chantantle Veni, creator avant de s’installer à leur place devantles pupitres rangés de part et d’autre. Ensuite, tous lesdignitaires de l’abbaye gagnèrent leur place dans l’ordrehiérarchique croissant : l’aumônier, le lecteur, le chapelain,le sous-prieur et le prieur.

Enfin parut le sinistre procureur, à ladémarche triomphante, suivi de l’abbé John lui-même, lent et digne,s’avançant d’un pas lent et solennel, le visage compassé, sonchapelet aux grains de fer se balançant autour de sa taille, unbréviaire à la main, les lèvres marmottant des prières. Ils’agenouilla devant son haut prie-Dieu. Les frères, sur un signaldu prieur, se prosternèrent sur le sol et les grosses voix gravess’unirent en une prière répercutée en écho par les arches et lesvoûtes, pareille au grondement des vagues que fait résonner unecaverne. Enfin, les moines reprirent leur place. À ce moment lesclercs, vêtus de noir, entrèrent avec leurs plumes et leursparchemins. Le porte-contrainte, en velours rouge, parut ensuitepour faire sa déposition. Après quoi, Nigel fut amené entouré deprès par des archers. Enfin, après de nombreux appels en vieuxfrançais, après beaucoup d’incantations rituelles et mystérieuses,la séance fut ouverte.

Ce fut le procureur qui se dirigea le premiervers le banc de chêne réservé aux témoins ; il exposa de façondure, sèche et mécanique les nombreuses revendications de la maisonde Waverley contre la famille de Loring. Il y avait plusieursgénérations de cela, en compensation d’une avance d’argent ou dequelque faveur spirituelle, le Loring de l’époque avait reconnu àses terres des devoirs féodaux envers l’abbaye. Le procureurbrandissait le parchemin jauni, garni de sceaux de plomb, et surlequel se fondait sa réclamation. Parmi les servitudes acceptées setrouvait l’escuage, ou taxe due par un vassal en placed’un service personnel, et le montant de ce droit de chevalerieétait exigible chaque armée. Cette somme n’avait jamais été versée,et aucun service n’avait jamais été rendu. Du fait del’accumulation des ans, les arriérés dépassaient de loin la valeurdes terres. Mais il y avait encore d’autres réclamations. Leprocureur se fit apporter les registres et, de son index fin etnerveux, en lut la longue nomenclature : somme due pour ceci,tallage ou impôt royal pour cela, tant de shillings pour telleannée, tant de nobles d’or pour telle autre. Beaucoup de ces faitsremontaient à une époque antérieure à la naissance de Nigel,d’autres à son enfance. Les sommes avaient été contrôlées etcertifiées exactes par l’avocat.

Nigel écouta la litanie et se sentit comme uncerf aux abois, qui a une pose altière et le cœur en feu, mais sevoit encerclé et sait fort bien qu’il n’a plus d’échappatoire. Avecson jeune visage, ses calmes yeux bleus et le port dédaigneux de satête, il était le digne descendant de la vieille maison : lesoleil, qui brûlait à travers la haute fenêtre en encorbellement ettombait sur le tissu maculé et usé de son pourpoint, semblaitvouloir éclairer de ses rayons la fortune déchue de la famille.

Le procureur en avait fini de son exposé etl’avocat allait refermer un dossier que Nigel ne pouvait en aucuncas contester, lorsque l’aide lui vint soudain d’un côté où il n’enattendait point. Qui sait s’il fallait mettre cette chance aucompte de la réaction à la méchanceté du procureur, si désireux depousser l’affaire, ou l’imputer au dégoût du diplomate, qui n’aimepas qu’on noircisse le tableau, voire à la gentillesse naturelle del’abbé John, homme soupe au lait, tout aussi prompt à s’apaiserqu’à s’enflammer ? En tout cas, une main blanche etgrassouillette s’éleva avec autorité, signifiant que l’affaireétait close.

– Notre frère procureur a fait son devoiren précipitant ce cas, dit-il, car la richesse temporelle de cetteabbaye se trouve sous sa pieuse garde, et c’est vers lui que nousnous tournerions si nous devions souffrir sous cet aspect :nous ne sommes que les gardiens des biens que nous devonstransmettre à nos successeurs. Mais on a aussi confié à ma gardeune chose plus précieuse encore : le bon esprit et la hauteréputation de ceux qui suivent la règle de saint Bernard ;nous avons toujours eu pour soin, depuis que notre saint fondateurse rendit dans la vallée de Clairvaux et s’y bâtit lui-même unecellule, de nous ériger en exemples de douceur et de dignité pourtous les hommes. C’est pour cette raison que nous bâtissons nosmaisons en terrain plat, que les chapelles de nos abbayes n’ontpoint de tours et que nous n’avons dans nos murs ni objets de luxeni métaux à l’exception du fer et du plomb. Un frère mange dans uneécuelle de bois, boit dans une coupe de fer et s’éclaire avec unbougeoir de plomb. Il ne sied certainement point à un pareil ordre,qui attend l’exaltation promise aux humbles, de juger son proprecas et d’acquérir ainsi les terres de son voisin. Si notre causeest juste, comme je crois qu’elle l’est, il vaudrait mieux qu’ellefût jugée devant les assises du roi à Guildford. Je décide donc derenvoyer l’affaire afin qu’elle soit entendue ailleurs.

Nigel murmura une prière aux trois saints quil’avaient si bien secouru à l’heure du besoin.

– Abbé John, dit-il, je n’aurais jamaiscru qu’un homme portant mon nom adresserait un jour desremerciements à un cistercien de Waverley. Mais, par saint Paul,vous avez parlé en homme aujourd’hui. Ce serait en effet jouer avecdes dés pipés, si le cas de l’abbaye était jugé par l’abbayeelle-même.

Les frères vêtus de blanc regardèrent d’un airà la fois réprobateur et amusé, tout en écoutant cette étrangeréponse adressée à celui qui, dans leur vie étroite, était enquelque sorte le représentant direct du ciel. Les archers s’étaientécartés de Nigel comme s’ils eussent voulu montrer qu’il étaitlibre de s’en aller, lorsque la voix puissante du porte-contrainterompit le silence.

– S’il vous plaît, Révérend Père, votredécision est en effet secundum legem et intravires[1] en ce qu’elle porte sur l’accusationcivile qui concerne cet homme et votre abbaye. C’est là votreaffaire. Mais c’est moi, Joseph, porte-contrainte, qui ai étégrandement et criminellement malmené. Ce sont mes ordonnances, mespapiers et mes sceaux qui ont été détruits, mon autorité qui a étébafouée et ma personne qui a été traînée dans une fondrière,marécage ou marais, à tel point que mon pourpoint de velours etl’insigne de mon office sont perdus et se trouvent, à ce que jecrois, dans ce marais, marécage ou fondrière suscité, qui est lemême marécage, marais…

– Assez ! cria l’abbé. Laissez donclà cette ridicule façon de vous exprimer et dites-nous clairementce que vous désirez.

– Révérend Père, j’ai été officier duroi, tout autant que serviteur de la sainte Église. Et j’ai étéassailli et interrompu dans l’exercice légal et légitime de mesfonctions, mes papiers rédigés au nom du roi ont été détruits, etleurs morceaux jetés au vent. Et pour cette raison donc, je demandejustice contre cet homme, devant la cour de l’abbaye, laditeagression ayant été commise dans les limites de la juridiction del’abbaye.

– Qu’avez-vous à ajouter à ceci, Frèreprocureur ? demanda l’abbé, quelque peu perplexe.

– J’ajouterai, mon Père, qu’il est ennotre pouvoir de traiter délicatement et charitablement pour toutce qui nous concerne, mais que, pour ce qui regarde l’officier duroi, nous manquerions à notre devoir en ne lui accordant pointtoute la protection qu’il requiert de nous. Je vous rappelleraiaussi, Révérend Père, que ce n’est point le premier acte deviolence de l’accusé, mais que, avant cela, il a roué de coupscertains de vos serviteurs, défié notre autorité et introduit unbrochet dans le vivier de l’abbé.

Les lourdes joues du prélat rougirent decolère au rappel de cet outrage. Son regard se durcit et ses yeuxse tournèrent vers le prisonnier.

– Dites-moi, sir Nigel, avez-vousvraiment mis du brochet dans l’étang ?

Le jeune homme se redressa fièrement.

– Avant que je réponde à pareillequestion, Père abbé, répondez d’abord à la mienne et dites-moi ceque les moines de Waverley ont jamais fait pour moi, pour que jesois assez bon de retenir ma main quand je puis leur fairetort.

Un murmure bas parcourut la pièce, un murmureen partie d’étonnement devant pareille franchise, et en partie decolère devant tant de hardiesse. L’abbé reprit place commequelqu’un qui a pris une décision.

– Que le cas du porte-contrainte soitexposé devant nous ! Justice sera rendue et le coupable puni,fût-il noble ou roturier. Que la plainte soit déposée devant lacour !

L’histoire du porte-contrainte, bien quefarcie de répétitions légales interminables, n’était que tropclaire dans son essence. Red Swire, dont le visage rouge de colèreétait encadré de favoris blancs, fut introduit et avoua avoirmalmené l’officier de justice. Un second inculpé, un petit archerde Churt, l’avait aidé dans son forfait. Tous deux se déclarèrentprêts à reconnaître que le jeune squire Nigel Loring ignorait toutde la chose. Mais en plus de cela, il y avait eu les papiersdéchirés. Nigel, incapable de mentir, dut reconnaître que c’étaitde ses propres mains qu’il avait détruit les augustes documents. Ilétait trop fier pour invoquer une excuse ou une explication. Unnuage assombrit les sourcils de l’abbé et le procureur regarda leprisonnier avec un sourire ironique, tandis qu’un murmureparcourait la salle du chapitre lorsque l’instruction futclose.

– Squire Nigel, fit l’abbé, il vousappartenait, à vous surtout qui êtes d’ancienne lignée, de donnerle bon exemple afin de guider la conduite des autres, au lieu dequoi votre manoir a toujours été le centre de l’agitation ;non content de votre comportement rude envers nous, les moinescisterciens de Waverley, vous avez opposé votre mépris à la loiroyale, et vos serviteurs ont malmené la personne de son messager.Pour pareille offense, il est de mon devoir d’appeler les terreursspirituelles de l’Église sur votre tête, mais cependant, je neserai point dur envers vous, considérant que vous êtes jeune etque, pas plus tard que la semaine passée, vous avez sauvé la vied’un serviteur de notre abbaye alors qu’il se trouvait en danger.C’est donc de moyens temporels et charnels que j’userai pourmaîtriser votre esprit indiscipliné et châtier votre humeur entêtéeet violente qui a provoqué semblable scandale dans vos rapportsavec l’abbaye. Au pain et à l’eau pendant six semaines jusqu’à lafête de saint Benedict, plus une exhortation quotidienne par notrechapelain, le pieux père Ambrose, qui réussira peut-être à courbercette fière nuque et à adoucir ce cœur dur.

Devant cette sentence ignominieuse quicondamnait le fier et dernier descendant des Loring à partager ledestin du plus vil des braconniers du village, le sang bouillonnantde Nigel lui monta au visage. Son œil regarda autour de lui,montrant plus clairement que les mots qu’il n’accepterait jamaiscette malédiction. Par deux fois il essaya de parler et, par deuxfois, la colère et la haine arrêtèrent les mots dans sa gorge.

– Je ne suis point de vos serfs, Pèreabbé, s’écria-t-il enfin. Nous avons toujours été vavasseurs duroi. Je vous dénie, à vous et à votre cour, le droit de pouvoirédicter une sentence contre moi. Punissez donc vos moines quifrémissent devant un froncement de vos sourcils, mais prenez gardede ne point porter la main sur quelqu’un qui ne vous craint point,qui est un homme libre et ne redoute que le roi lui-même.

Un court instant, l’abbé parut ébranlé par cesfières paroles et par la voix haute et sonore qui les prononçait.Mais le sévère procureur vint, comme toujours, renforcer savolonté. Il brandit le vieux parchemin.

– Les Loring étaient en effet vavasseursdu roi, dit il. Voici le sceau d’Eustace Loring qui prouve qu’ils’était fait vassal de l’abbaye et que c’est d’elle qu’il tenait saterre.

– Parce qu’il était crédule, s’écriaNigel. Parce qu’il ne soupçonnait ni la ruse ni les artifices.

– Non, intervint le porte-contrainte.S’il vous plaît de m’entendre sur un point de loi, Père abbé, peuimportent les causes pour lesquelles un acte a été souscrit, signéou confirmé. Un tribunal n’attache d’importance qu’aux termes,articles, conventions et engagements dudit acte.

– De plus, ajouta le procureur, unesentence a été rendue par la cour de l’abbaye et c’en serait faitde notre honneur et de notre nom si nous ne nous y tenionspoint.

– Frère procureur, s’emporta l’abbé, ilme semble que vous faites preuve d’excès de zèle dans cetteaffaire. Il serait certes en notre pouvoir de maintenir haut ladignité et l’honneur de l’abbaye, sans vos conseils. Quant à vous,honorable porte-contrainte, vous donnerez votre avis quand on vousle demandera, et non avant, sans quoi vous pourriez avoir affaire àce tribunal… Votre cause a été entendue, sir Loring, et jugementrendu. J’ai dit !

Il fit un geste de la main et aussitôt unarcher saisit le prisonnier aux épaules. Mais ce rude toucherplébéien réveilla l’esprit de révolte dans le cœur de Nigel. Danstoute la haute lignée de ses ancêtres, un seul d’entre eux avait-ilété soumis à pareille ignominie ? Et n’aurait-il point préféréla mort ? Allait-il donc devoir être le premier à renoncer àleur esprit, à leurs traditions ? D’un mouvement rapide etsouple, il se laissa glisser sous le bras de l’archer et, du mêmegeste, saisit le glaive court et droit que l’homme portait au côté.Un instant plus tard, il bondissait dans le renfoncement d’une desétroites fenêtres, d’où il tourna vers l’assemblée son visage pâleet déterminé, ses yeux scintillants et sa lame nue.

– Par saint Paul ! lança-t-il, jen’ai jamais cru pouvoir trouver honorable avancement sous le toitd’une abbaye, mais avec un peu de chance, il pourrait y avoir de laplace ici avant que vous ne m’enfermiez dans votre prison.

La salle du chapitre se trouva fort agitée.Jamais au cours de sa longue histoire l’abbaye n’avait vu semblablescène se dérouler dans ses murs. Pendant une seconde, les moineseux-mêmes parurent affectés par l’esprit de révolte. Leurs entravesà vie se desserrèrent quelque peu au spectacle qui leur était donnéde ce défi inouï lancé à l’autorité. Ils quittèrent leurs siègesdes deux côtés de la salle et se pressèrent, mi-effrayés,mi-fascinés, en un large cercle autour du captif. Ils se lemontraient du doigt, grimaçaient et commentaient ce scandale. Lesmortifications se succéderaient durant de nombreuses semaines avantque l’ombre de ce jour passât de Waverley. Mais, en attendant,aucun effort ne fut tenté pour les ramener à la règle. Il n’y avaitplus que du désordre. L’abbé, qui avait quitté son siège dejustice, s’avança mais fut engouffré et bousculé dans la foule deses moines comme un chien de berger empêtré au milieu dutroupeau.

Seul le procureur resta au large. Il avaitcherché refuge derrière les archers qui regardaient d’un airapprobateur et indécis cet audacieux fugitif.

– Sus ! cria le procureur. Va-t-ildonc défier l’autorité de cette cour ? Un seul homme va-t-ilavoir raison de vous six ? Approchez-vous et saisissez-vous delui ! Voyons, Baddlesmere, pourquoi reculez-vous ?

L’homme ainsi interpellé, grand gaillard à labarbe en broussaille, vêtu comme les autres d’un justaucorps et dehauts-de-chausse verts, avec de hautes bottes brunes, s’avançalentement le glaive à la main vers Nigel. Il n’avait guère le cœurà l’ouvrage, car ces tribunaux religieux n’étaient que très peupopulaires ; chacun se sentait apitoyé par les mésaventures dela maison de Loring, et souhaitait tout le bien possible au jeunehéritier.

– Allons, messire, venez, vous avezprovoqué assez de trouble, déjà ! Allons,rendez-vous !

– Venez donc me quérir, mon braveami ! répondit Nigel dans un sourire.

Et l’archer courut à lui. Le métal brilla, unelame scintilla, et l’homme recula en titubant, un filet de sangdégoulinant sur son avant-bras et ses doigts. Il les tordit etgrommela un juron en saxon.

– Par la croix noire de Bromeholm !s’écria-t-il, je préférerais encore fourrer la main dans un terrierde renard pour arracher la femelle à ses petits.

– Au large ! cria Nigel sèchement.Je ne vous ferai point de mal mais, par saint Paul ! je ne melaisserai point appréhender ainsi, ou quelqu’un en pâtira.

Il avait l’œil si fier et la lame si menaçanteen se penchant dans l’étroite ogive de la fenêtre que le petitgroupe des archers ne sut plus que faire. L’abbé s’était frayé unpassage dans la masse et se tenait là, écarlate dans sa dignitéoutragée.

– Il s’est mis hors la loi, dit-il. Il aversé le sang dans la cour de justice et pour pareil péché, iln’est point de pardon. Je n’admettrai point que l’on fasse ainsi fide mon tribunal. Que celui qui tire l’épée périsse parl’épée ! Forestier Hugh, mettez une flèche à votrearc !

L’homme, un des serviteurs lais de l’abbaye,pesa de tout son poids sur l’arc et fixa le bout libre de la cordedans l’entaille supérieure, après quoi, saisissant une de sesterribles flèches de trois pieds, à pointe de fer et ornées deplumes, il la posa sur la corde.

– Bandez votre arc et tenez-vous prêt,cria l’abbé furieux. Sir Nigel, il ne convient point à la sainteÉglise de verser le sang, mais à la violence nous ne pouvonsopposer que la violence. Et que la faute en retombe sur votretête ! Jetez le glaive que vous tenez à la main !

– Me laisserez-vous quitter librementcette abbaye ?

– Lorsque vous aurez purgé votre peine etpayé pour vos péchés.

– Dans ce cas, plutôt mourir ici querendre mon glaive.

Un éclair terrifiant scintilla dans l’œil del’abbé. Il descendait de combattants normands, comme tous ces fiersprélats qui, portant une masse dans la crainte de verser le sang,conduisaient leurs troupes au combat sans jamais oublier quec’était un homme revêtu de leur robe et de leur dignité qui, lacrosse à la main, avait fait basculer le destin en cette sanglantejournée de Hastings. Les doux accents de l’homme d’Église avaientdisparu et ce fut la voix dure du soldat qui ordonna :

– Je vous accorde une minute et pasplus ! Quand je crierai : Lâchez ! envoyez-lui uneflèche dans le corps.

Le trait fut fixé, l’arc bandé et l’œil duforestier se fixa sur sa cible. La minute s’écoula lentement, etNigel mit ce temps à profit pour prier ses trois saints guerriersnon point de sauver son corps dans ce monde, mais de prendre soinde son âme dans l’autre. Il songea une seconde à sortir enbondissant comme un chat sauvage mais, une fois hors de son coin,il était perdu. Cependant, il allait s’élancer au milieu de sesennemis et déjà il ployait le corps pour sauter lorsque, avec unevibration sourde, la corde de l’arc se rompit, laissant la flècheretomber à terre. Au même moment, un jeune archer bouclé, auxlarges épaules et au coffre profond qui dénotaient la force autantque le visage franc et rieur, les grands yeux honnêtes signalaientla bonne humeur et la vaillance, bondit de l’avant glaive en mainet se porta aux côtés de Nigel.

– Non, mes amis, lança-t-il, SamkinAylward ne restera point là à regarder un hardi gentilhomme abattucomme un taureau à la fin du combat. Cinq contre un, c’est partrop, mais deux contre quatre, voilà qui est mieux ! Et, surmes os, le squire Nigel et moi quitterons cette salle ensemble, quece soit sur nos pieds ou non.

L’allure puissante de cet allié et sa granderéputation parmi ses amis donnaient un intérêt nouveau à l’ardeurdu combat. Le bras gauche d’Aylward était passé dans son arc bandé,et il était connu de Woolmer Forest jusqu’au Weald comme l’archerle plus rapide et le plus sûr qui eût jamais touché un daim courantà deux cents pas.

– Eh non, Baddlesmere, ôte donc la mainde ton carquois, sans quoi elle va devoir prendre deux mois derepos pour se cicatriser ! fit encore Aylward. Au glaive, sivous voulez, mes amis, mais pas un homme ne touchera à son arcaussi longtemps que je tiendrai le mien.

Les cœurs débordants de colère de l’abbé et duprocureur s’élevèrent dans un surcroît de rage devant ce nouvelobstacle.

– Que voilà un mauvais jour pour votrepère Franklin Aylward qui possède une tenure à Crooksbury !fit le procureur. Il regrettera à jamais d’avoir eu un fils qui luiaura fait perdre ses terres et tous ses biens.

– Mon père est un valeureux yeoman quidéplorerait bien plus encore que son fils restât impassible alorsqu’il se commet une lâcheté, rétorqua Aylward fièrement. Attaquez,mes amis, nous vous attendons !

Encouragés par les promesses d’une récompenses’ils se mettaient au service de l’abbaye et menacés dereprésailles s’ils refusaient, les quatre archers allaients’avancer, lorsqu’une singulière interruption donna une tournurenouvelle aux événements.

Tandis que se déroulait cette scène, un groupede frères lais, de serviteurs et de varlets s’était formé à laporte du chapitre et ils suivaient le déroulement du drame avecl’intérêt et le plaisir avec lesquels on accueille généralementtout ce qui fait diversion à une sombre routine. Mais soudain il sefit parmi les derniers du groupe un remous qui se propagea vers lecentre et, pour finir, le premier rang fut violemment rejeté decôté. Dans la trouée surgit une silhouette étrangère qui, au momentmême de son apparition, domina de toute son autorité le chapitre,l’abbé, les moines, les prélats et les archers.

C’était un homme dans la vigueur de l’âge, àla fine chevelure blonde, portant une moustache frisée et dont lementon s’ornait d’une légère barbe de même teinte que lescheveux ; sur le visage anguleux on ne voyait qu’un grand nezsemblable à un bec d’aigle. De fréquentes expositions au vent et ausoleil avaient tanné et hâlé sa peau. Il était grand et élancé.L’un de ses yeux était entièrement recouvert par la paupière quiretombait sur une orbite vide, mais l’autre dansait et pétillait,sautant de gauche à droite avec une sorte d’ironie critique etintelligente, tout le feu de son âme semblant s’écouler par cetteseule ouverture. Ses vêtements étaient aussi remarquables que sapersonne. Un riche pourpoint et un manteau étaient marqués aurevers d’une grande devise écarlate en forme de coin. Une dentellede grand prix lui recouvrait les épaules et, au milieu des plis,apparaissait le scintillement d’une lourde chaîne d’or. Uneceinture et des éperons de chevalier cliquetant à ses bottes dedaim proclamaient son rang. Sur le poignet de son gantelet gauche,il portait un petit faucon, ou hobereau, chaperonné, d’une race quià elle seule dénotait la dignité du propriétaire. Il n’avait pointd’armes, mais à son dos, suspendu par un ruban de soie noire,pendait un luth dont le haut manche brun dépassait de l’épaule. Telétait l’homme étrange dont émanait une impressionnante puissance etqui scrutait d’un regard auquel il n’était pas question d’échapperle groupe de gens armés et de moines courroucés.

– Veuillez m’excuser, dit-il en unfrançais zézayant, excusez, mes amis. Je croyais venir vousarracher à vos prières et à vos méditations, mais de ma vie je n’aivu saints exercices de ce genre sous le toit d’une abbaye, avec desglaives en guise de bréviaires et des archers comme fidèles. Jecrains bien d’arriver au mauvais moment. Et cependant je viens enmission de la part de quelqu’un qui n’aime guère les délais.

L’abbé et le procureur avaient commencé à serendre compte que les choses étaient allées beaucoup plus loinqu’ils ne le voulaient et qu’il ne leur serait guère aisé, sansscandale, de sauver leur dignité et le beau renom de Waverley.Aussi, malgré l’allure débonnaire, pour ne pas dire irrespectueuse,du nouvel arrivant, ils se réjouirent de son intervention.

– Je suis l’abbé de Waverley, mon fils,répondit le prélat. Si votre message a trait à une questionpublique, vous pouvez me le communiquer ici même dans la sallecapitulaire, sinon je vous accorderai une audience. Car il estmanifeste que vous êtes un gentilhomme par le sang et par lesarmoiries, et que vous n’interviendriez point à la légère dans lesaffaires de notre cour, affaires qui, ainsi que vous avez pu leremarquer, conviennent peu à des gens paisibles comme moi-même etles frères de la règle de saint Bernard.

– Pardieu, Père abbé, fit l’étranger, ilm’a suffi d’un coup d’œil sur vous et vos gens pour me convaincreque cette affaire était en effet peu de votre goût et qu’elle lesera encore moins quand je vous aurai dit que, plutôt que de voirce jeune homme de noble allure dans la fenêtre molesté par vosarchers, je prendrai parti pour lui.

À ces mots, le sourire de l’abbé laissa laplace à un froncement de sourcils.

– Il vous siérait mieux, messire, jepense, de transmettre le message dont vous vous dites le porteurque de soutenir un prisonnier contre le jugement légitime d’untribunal.

L’étranger balaya le prétoire d’un regardinquisiteur.

– Le message ne vous est point destiné,mon bon Abbé ; il est adressé à quelqu’un que je ne connaispoint. Je me suis rendu en sa demeure où l’on me dit que je letrouverais ici. Son nom est Nigel Loring.

– Alors, il est pour moi, messire.

– Je m’en doutais. J’ai connu votre père,Eustace Loring et, bien qu’il en valût deux comme vous, il a laisséson empreinte bien claire sur votre visage.

– Vous ignorez la vérité sur cettequestion, intervint l’abbé, et si vous êtes un loyal gentilhomme,vous vous tiendrez à l’écart : ce jeune homme a gravementoffensé la loi et il convient aux vassaux du roi de nous accorderleur soutien.

– Et vous l’avez traîné ici pour lejuger ? s’écria le gentilhomme amusé. Tout comme une compagniede freux qui jugerait un faucon ! Et je gage que vous aveztrouvé plus aisé de juger que de châtier ! Mais permettez-moide vous dire, Père abbé, que votre situation est illégale. Lorsquede tels pouvoirs furent accordés à vos semblables, ce futuniquement pour mettre un terme à une riotte ou châtier un serf,mais non pour traîner à votre barre le meilleur sang d’Angleterreet l’affronter à vos archers parce qu’il s’oppose à vosdécisions.

L’abbé était peu accoutumé à entendre detelles paroles de reproche et, qui pis est, prononcées d’un tonmordant dans sa propre abbaye, en présence de tous ses membresréunis.

– Il pourrait vous en cuire et vouspourriez vous apercevoir qu’un tribunal abbatial détient plus depouvoirs que vous ne le croyez, messire chevalier, si chevaliervous êtes, vous qui vous montrez si discourtois dans vosparoles.

L’étranger se mit à rire de bon cœur.

– Il est aisé de voir que vous êtes deshommes paisibles, dit-il avec fierté. Si j’avais montré ce chiffre– et il désigna l’insigne sur ses revers – soit sur un boucliersoit sur une oriflamme, que ce fût dans les marches de France oud’Écosse, il n’est point un chevalier qui n’eût reconnu la pile degueules de Chandos.

Chandos, John Chandos, fleur de la chevalerieanglaise, le héros de cinquante exploits audacieux et désespérés,homme connu et honoré d’un bout à l’autre de l’Europe ! Nigelle regarda comme en proie à une vision. Les archers reculèrentinterloqués, les moines, eux, se regroupant pour voir de plus prèsce fameux soldat des guerres de France. L’abbé changea de ton et unsourire reparut sur son visage marqué par la colère.

– Nous sommes en effet des hommes depaix, sir John, et peu instruits en héraldique. Mais si puissantsque soient les murs de notre abbaye, ils ne sont cependant pas siépais que la renommée de vos exploits n’ait pu les franchir etatteindre nos oreilles. S’il est de votre bon plaisir de porterintérêt à ce jeune homme qui a été mal guidé, il ne nous appartientpoint de contrecarrer cette louable intention, ni de refuser cettegrâce que vous requérez de nous. Bien au contraire ! Je suisheureux qu’il puisse avoir un homme tel que vous pour lui donnerexemple, en tant qu’ami.

– Je vous sais gré de votre courtoisie,mon bon Père abbé, fit Chandos d’un ton négligent, mais ce jeunehomme possède un meilleur ami que moi, un ami très bon pour ceuxqu’il aime, mais plus terrible encore pour ceux qu’il hait. C’estde sa part que j’apporte un message.

– Je vous prie, très honoré seigneur, deme bien vouloir dire quel est ce message, demanda Nigel.

– Ce message, mon cher, est lesuivant : votre ami va arriver dans ce pays et demande àpouvoir passer une nuit dans le manoir de Tilford, pour l’amour etle respect qu’il porte à votre famille.

– Certes, il sera le bienvenu, réponditNigel, mais j’espère qu’il est de ceux qui savent apprécier lanourriture du soldat et coucher sous un humble toit, car nous nepouvons que donner le meilleur de nous-mêmes, pauvres comme nous lesommes.

– C’est en effet un soldat et l’un desplus grands, répondit Chandos en riant, et je gage qu’il a dormidéjà dans des endroits plus frustes que Tilford Manor.

– J’ai bien peu d’amis, seigneur, fitNigel étonné, et je vous saurais gré de me dire le nom de cegentilhomme.

– Son nom est Édouard.

– Sir Édouard Mortimer de Kent, alors. Oubien, est-ce Sir Édouard Brocas, dont Lady Ermyntrude m’a sisouvent entretenu ?

– Non, il n’est connu que sous le seulnom d’Édouard. Si vous voulez savoir l’autre nom, il est :Plantagenêt. Car celui qui demande asile sous votre toit n’estautre que votre seigneur lige et le mien, Sa Gracieuse Majesté leroi Édouard d’Angleterre.

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