Sir Nigel

Chapitre 20COMMENT LES ANGLAIS ATTAQUÈRENT LE CHÂTEAU DE LA BROHINIÈRE

Pendant quelques minutes, Nigel resta immobilesur la crête de la colline. Il sentit son cœur prendre la lourdeurdu plomb, à regarder fixement les grosses murailles grisâtresderrière lesquelles se trouvait enfermé son malheureux compagnon.Une main compatissante se posa sur son épaule et la voix de sonprisonnier le fit se lever.

– Peste ! dit ce dernier. Je croisqu’ils ont quelques-uns de vos oiseaux dans leur cage, n’est-cepas ? Alors, mon ami ? Haut les cœurs ! N’est-cepoint là le hasard de la guerre, eux aujourd’hui et vous demain,tandis que la mort nous guette tous ? Cependant je préféreraisles voir dans n’importe quelles mains plutôt que dans cellesd’Olivier le Boucher.

– Par saint Paul ! nous ne pouvonsadmettre cela ! Cet homme que vous avez vu me suit depuis quej’ai quitté ma demeure et plus d’une fois déjà il s’est trouvéentre la mort et moi. Ce serait pour moi une indicible souffrancede penser qu’il aurait fait en vain appel à moi. Je vous prie,Raoul, de réfléchir pour moi, car je ne le puis plus. Dites-moi ceque je dois faire et comment je puis lui porter secours.

Le Français haussa les épaules.

– Autant vouloir retirer un agneau vivantde la tanière d’un loup que d’espérer faire sortir un prisonnier dela Brohinière. Voyons, Nigel, où allez-vous ? Avez-vous doncperdu l’esprit ?

L’écuyer avait éperonné son cheval etdescendait la colline. Il ne s’arrêta que lorsqu’il ne fut plusqu’à une portée de flèche de la grande porte. Le prisonnierfrançais le suivit difficilement en l’accablant de reproches.

– Vous êtes fou, Nigel !Qu’espérez-vous faire ? Voulez-vous donc emporter le châteausous le bras ? Arrêtez-vous ! Au nom de la très SainteVierge, arrêtez-vous !

Mais Nigel n’avait en tête aucun projetdéfini. Il n’obéissait qu’à l’impulsion fiévreuse de tenter quoique ce fût en vue d’apaiser ses pensées. Il promena son cheval delong en large en agitant un javelot et en hurlant des menaces etdes défis à la garnison. Du haut des murailles, une centaine devisages moqueurs le regardaient. Toutefois son comportement étaitsi décidé, si résolu, qu’ils crurent à un piège et le pont-levisresta relevé : personne ne se risqua à sortir pour se saisirde lui. Quelques flèches tombèrent sur les rochers alentour puisune grosse pierre, lancée par une baliste, passa au-dessus des deuxjeunes écuyers pour aller s’écraser derrière eux dans un bruit detonnerre. Le Français empoigna la bride de Nigel et l’obligea às’éloigner.

– Par la Sainte Vierge ! je ne mesoucie guère d’entendre ces cailloux autour des oreilles et, commeje ne puis retourner seul, il faut bien, mon cher ami, que vousveniez aussi… Là, nous voici hors d’atteinte maintenant. Mais voyezdonc, Nigel, mon ami : quels sont les gens qui se trouvent surcette hauteur ?

Le soleil s’était couché à l’occident mais,sur l’horizon rougeoyant, une vingtaine de silhouettes sedétachaient. Un groupe de cavaliers apparut sur la colline. Ils semirent à descendre vers la vallée et furent aussitôt suivis defantassins.

– Ce sont les miens ! s’écriajoyeusement Nigel. Venez, mon ami. Hâtons-nous d’aller prendreconseil sur ce qu’il faut faire.

Sir Robert Knolles chevauchait à une portée deflèche devant ses hommes et il avait les sourcils froncés. À côtéde lui, le visage découragé, le cheval saignant, l’armure bosseléeet souillée, se tenait le chevalier à la tête chaude, Sir JamesAstley. Ils étaient engagés dans une vive discussion.

– J’ai accompli mon devoir du mieux quej’ai pu, fit Astley. À moi seul, j’en tenais dix à la pointe del’épée. Je ne sais comment il se fait que je sois encore vivantpour le raconter.

– Quel est votre devoir envers moi ?Où sont mes trente archers ? s’écria Knolles en colère. Dixd’entre eux gisent morts à terre et les vingt autres ne valentguère mieux dans ce château là-bas. Et tout cela parce qu’il afallu que vous montriez aux hommes à quel point vous étiezaudacieux ! Vous êtes allé vous jeter dans une embuscade qu’unenfant aurait vue. Hélas, ai-je été moi-même assez fou pour avoirconfiance en vous et vous confier le commandement de messoldats !

– Par Dieu, sir Robert, vous m’enrépondrez pour ces paroles. Jamais un homme n’a osé me parler de lafaçon dont vous le fîtes aujourd’hui.

– Aussi longtemps que j’exécuterail’ordre du roi, je serai le maître, et, sur ma foi, James, je vouspendrai à l’arbre le plus proche, si j’ai encore raison de meplaindre de vous… Holà, Nigel ! Ah, je vois à ce cheval blancque vous au moins ne m’avez point failli. Je veux vous parler àl’instant. Percy, amenez vos hommes et rassemblons-nous autour dece château car, sur le salut de mon âme ! je ne m’en iraipoint que je n’en aie retiré mes archers ou que j’aie en main latête de celui qui me les a pris.

Cette nuit-là, les Anglais se tinrent serrésautour de la forteresse pour empêcher quiconque d’en sortir. Maisil n’était guère aisé de découvrir le moyen d’y pénétrer, car elleétait pleine d’hommes, les murailles étaient hautes et épaisses, etelle était entourée d’un grand fossé asséché. Pourtant les Anglaisse rendirent bientôt compte de la haine que le maître de l’endroitavait fait naître dans le pays : durant toute la nuit eneffet, des hommes vinrent de toutes parts, des bois et desvillages, offrir leurs services dans la prise du château. Knollesles chargea de couper des branchages et de les mettre en fagots.Lorsque vint le jour, il se dirigea vers la muraille et tintconseil avec ses chevaliers et ses écuyers sur le moyen de forcerla place.

– Pour midi, dit-il, nous aurons assez defagots pour franchir le fossé. Nous enfoncerons alors la porte ettenterons de prendre pied.

Le jeune Français était venu avec Nigel pourassister à la conférence. Et dans le silence qui suivit laproposition du commandant, il demanda la permission de parler. Ilétait revêtu de l’armure que Nigel avait prise au Furet Rouge.

– Il ne me sied peut-être point deprendre part à votre conseil, dit-il, étant français et prisonnierde guerre. Mais cet homme est l’ennemi de tout le monde et il porteune dette aussi lourde envers la France qu’envers vous, puisquenombre de bons Français ont péri dans ses caves. C’est donc pourcette raison que je demande à pouvoir parler.

– Nous vous écoutons, réponditKnolles.

– Je suis arrivé d’Évran aujourd’hui.Messires Henri Spinnefort, Pierre La Roye et maints autresvaillants chevaliers et écuyers se trouvent là, avec de nombreuxhommes. Et chacun d’eux se joindrait à vous avec plaisir pourréduire à néant ce boucher dont les méfaits ne sont que trop connuset déplorés. Ils disposent également de mangonneaux qu’ilspourraient amener dans ces collines et qui serviraient à abattrecette porte de fer. Si vous voulez m’en donner l’ordre, je merendrai à Évran et ramènerai mes compagnons.

– En effet, Robert, fit Percy, j’ai dansl’esprit que le Français parle avec sagesse.

– Et puis, lorsque nous aurons pris lechâteau ?… demanda Knolles.

– Alors, vous suivrez votre chemin,messire, et nous, le nôtre. Ou, si vous préférez, vous pourrez vousrassembler sur cette colline, et nous sur celle-là, en laissant lavallée entre nous. Ensuite de quoi, si un cavalier désiraits’avancer, ou accomplir un vœu en l’honneur de sa dame, nouspourrions le satisfaire. Il serait bien regrettable que tant devaillants hommes se trouvent réunis et ne puissent se livrer àquelque action d’éclat.

Nigel lui tapota l’épaule pour lui prouver sonadmiration et son estime, mais Knolles secoua la tête.

– Les choses ne se passent point ainsi,sinon dans les contes de ménestrels, dit-il. Je ne désire nullementque vos gens à Évran soient au courant du nombre de mes hommes etde mes projets. Je ne me trouve point dans ce pays en paladin, maispour marcher contre des ennemis de mon roi. Quelqu’un désire-t-ilencore parler ?

Percy désigna la petite forteresse sur lemonticule, au-dessus de laquelle flottait également la bannière àla tête de sang.

– Ce châtelet, Robert, ne doit point êtretrès puissant ; il contient au plus cinquante hommes. Il a étéconstruit, comme je le crois, afin qu’on ne puisse s’emparer decette hauteur et, de là, tirer sur l’autre. Pourquoi ne pas tournernos forces contre lui, puisqu’il est le moins fort desdeux ?

Mais encore une fois, le jeune commandantsecoua la tête.

– Si même je devais m’en emparer, je n’enserais guère plus avancé, et cela ne me rendrait point mes archers.Cela me coûtera peut-être une vingtaine d’hommes ; quel profiten tirerai-je ? Si j’avais des bombardes, je pourrais les yposter, mais n’en ayant point, il ne me servirait à rien.

– Peut-être manquent-ils d’eau et denourriture, fit Nigel. Il leur faudra alors sortir et nous attaquerpour s’en procurer.

– J’ai interrogé les paysans, réponditKnolles : ils sont unanimes pour dire qu’il y a une source àl’intérieur du château et de grandes réserves de nourriture. Non,messires, il n’est point d’autre moyen pour nous que de le prendrepar les armes et point d’autre endroit pour attaquer que cetteporte. Nous aurons bientôt assez de fagots à jeter dans le fossépour penser le franchir. J’ai donné l’ordre d’abattre un pin sur lacolline et de l’élaguer. Nous pourrons nous en servir comme bélierpour défoncer la porte… Mais que se passe-t-il encore et pourquoicourent-ils vers le château ?

Un brouhaha s’était élevé parmi les soldatsdans le camp et tous couraient dans une seule direction : lechâteau. Les chevaliers et les écuyers les suivirent et comprirentla raison de ce désordre lorsqu’ils parvinrent en vue de la porte.Au sommet de la tour surmontant le portail se trouvaient troishommes revêtus de l’uniforme des archers anglais, une corde autourdu cou et les mains liées derrière le dos. Leurs compagnons sepressaient à leurs pieds.

– C’est Ambrose ! cria l’un d’eux.C’est Ambrose d’Ingleton.

– Oui, c’est vrai ! Je vois sescheveux blonds. Et l’autre, celui avec la barbe, c’est Lockwood deSkipton. Quel malheur pour sa femme qui tient la boutique près dela tête de pont de Ribble ! Mais je ne vois pas qui peut êtrele troisième.

– C’est le petit Johnny Alspaye, le plusjeune de la compagnie ! cria le vieux Wat, dont les jouesruisselaient de larmes. C’est moi qui l’ai tiré de chez lui !Hélas, hélas ! Maudit soit le jour où je l’ai arraché à samère pour l’emmener périr ainsi dans un lointain pays.

Il y eut soudain une sonnerie de trompe et lepont-levis s’abaissa. Un homme majestueux revêtu d’un tabard passés’avança. Parvenu au bout du pont, il s’arrêta et sa voix sonnacomme un tambour :

– Je désire parler à votrecommandant !

Knolles fit un pas.

– Ai-je votre parole de chevalier que jepuis m’approcher sans danger et que je serai traité avec courtoisieainsi qu’il sied à un héraut ?

Knolles acquiesça de la tête.

L’homme s’approcha lentement etmajestueusement.

– Je suis le messager et lige serviteurdu très haut et très honorable baron, Olivier de Saint-Yvon,seigneur de la Brohinière. Il me prie de vous dire que, si vouspoursuivez votre chemin et ne l’importunez point davantage, ils’engage pour sa part à ne plus se livrer à aucune attaque contrevous. Quant aux hommes qu’il vous a pris, il les enrôlera à sonservice, car il a grand besoin d’archers et a beaucoup entenduparler de leur adresse. Mais si vous lui désobéissez ou lui causezdéplaisir en demeurant devant son château, il vous avertit que cestrois hommes seront pendus et que trois autres le seront chaquejour, jusqu’à ce que tous aient péri. Il en a fait serment sur lacroix du Calvaire et ce qu’il a juré de faire, il le fera.

Robert Knolles regarda le messager engrimaçant.

– Vous pouvez remercier tous les saintsd’avoir ma parole, sans quoi je vous aurais arraché ce tabardmensonger et vous aurais marqué le dos pour faire à votre maître laréponse qui convient. Dites-lui que je le tiens, lui et tous ceuxqui se trouvent dans ce château, comme otages pour la vie de meshommes et que, s’il ose leur faire le moindre tort, lui et tous seshommes seront pendus. Allez, et allez vite, car je pourrais perdrepatience.

Il y avait dans les froids yeux gris deKnolles et dans sa façon de prononcer les dernières paroles quelquechose qui fit retourner le héraut plus vite qu’il n’était venu. Àpeine avait-il disparu dans le portail, que le pont se relevait engrinçant derrière lui.

Quelques minutes plus tard, un rude gaillardbarbu parut à côté des trois archers prisonniers. Saisissant lepremier par les épaules, il le fit basculer par-dessus le mur. Uncri s’échappa des lèvres de l’homme et un grondement de celles deses camarades en bas. En arrivant au bout de la corde, il fit unbond qui le renvoya presque à mi-hauteur puis, après avoir dansépendant un moment comme un polichinelle, il se mit à balancerdoucement d’avant en arrière, les membres mous et la nuquebrisée.

Le bourreau se retourna et fit une révérencemoqueuse vers les spectateurs au-dessous de lui. Mais il n’avaitpas encore appris la force ni la puissance des arcs anglais. Unedemi-douzaine d’hommes, parmi lesquels se trouvait le vieux Wat,avaient couru vers le mur. Ils arriveraient trop tard peut-êtrepour sauver leurs camarades, mais au moins leur mort serait vitevengée. L’homme allait s’en prendre au second prisonnier,lorsqu’une flèche lui traversa la tête, l’affalant, occis, sur leparapet. Mais, en tombant, il avait donné la poussée fatale, et laseconde silhouette rousse se balança à côté de la première sur lefond noirâtre de la muraille.

Il ne restait plus que le jeune Johnny Alspayequi se tenait là, tremblant de frayeur, avec un abîme devant luiet, derrière, les hurlements de rage de ceux qui voulaient l’yfaire basculer. Il y eut une longue pause avant que quelqu’un sedécidât à affronter ces flèches mortelles. Puis un homme seprécipita et se servit du corps du jeune garçon comme d’unbouclier.

– Écarte-toi, John !Écarte-toi ! lui crièrent ses camarades.

Le jeune garçon bondit aussi loin que la cordele lui permettait. Trois flèches sifflèrent aussitôt à ses oreilleset deux d’entre elles vinrent se ficher dans le corps de l’hommederrière lui. Un hurlement de plaisir jaillit de la plainelorsqu’il tomba à genoux d’abord, puis sur la face. Vie pour vie,le marché n’était pas trop mauvais.

Mais l’adresse de ses camarades n’avait donnéqu’un bref répit au jeune garçon. Au-dessus du parapet apparutalors une boule d’airain, puis deux larges épaules du même métalet, enfin, la silhouette complète d’un homme revêtu d’une armure.Il s’avança vers le bord, et tous entendirent les ricanements quiaccueillaient les flèches s’écrasant et se brisant surl’impénétrable maille. Il se frappa le plastron de la main en segaussant. Il savait fort bien que, à pareille distance, aucun traitne pourrait transpercer les plaques métalliques. Ainsi se tenaitl’immonde boucher de la Brohinière, la tête haute, le rire insolentdevant ses ennemis. Puis, d’un pas lent et mesuré, il s’avança versla dernière victime, la saisit par l’oreille et la tira jusqu’à ceque la corde fût tendue. Mais, remarquant que le nœud avait glissésur le visage du jeune garçon lorsque celui-ci avait bondi, iltenta de le remettre en place ; et, comme son gant le gênait,il le retira et ce fut de la main nue qu’il lui passa la corde aucou.

La flèche de Wat était partie comme l’éclairet le boucher fit un bond en arrière en poussant un hurlement dedouleur, la main embrochée sur le trait. Comme il la brandissaitfurieusement vers ses ennemis, une seconde flèche lui érafla lepoignet. D’un coup de pied brutal, il fit basculer le jeune Alspayepar-dessus le parapet, se pencha un moment pour suivre son agonie,puis s’éloigna lentement en tenant sa main blessée, sous la pluieincessante des flèches martelant ses dossières.

Les archers, rendus furieux par la mort deleurs compagnons, sautaient et hurlaient comme des loupsaffamés.

– Par saint Dunstan, fit Percy enregardant autour de lui, si jamais nous devons l’emporter, je croisque voici le moment, car rien ne pourra arrêter ces hommes si c’estla haine qui les fait avancer.

– Vous avez raison, Thomas, cria Knolles.Rassemblez immédiatement vingt hommes d’armes avec leur bouclierpour les protéger. Astley, disposez les archers de façon qu’aucunetête ne puisse paraître ni aux fenêtres ni sur le parapet. Nigel,ordonnez aux paysans d’avancer avec leurs fagots. Que les autresapportent le tronc de sapin qui se trouve derrière la ligne deschevaux. Dix hommes d’armes le porteront à droite, et dix à gauche,avec leur bouclier au-dessus de la tête. Dès que la porte seraenfoncée, que tous les hommes se précipitent. Et que Dieu soutiennela bonne cause !

Les dispositions furent rapidement prises caril s’agissait de vieux soldats dont le travail quotidien consistaità faire la guerre. Les archers se formèrent en petits groupesdevant chaque crevasse de la muraille, tandis que d’autres épiaientsoigneusement les remparts, lançant une flèche dès qu’une têteapparaissait. La garnison fit tomber une pluie de carreauxd’arbalète et de pierres lancées par leurs machines, mais lariposte était si mortelle que les hommes n’avaient guère le tempsde viser, si bien que leurs décharges furent maladroites etinoffensives. Sous le couvert des traits des archers, une filecontinue de paysans se dirigea vers le bord du fossé. Chacunportait un gros faisceau de branchages qu’il y jetait, ets’empressait de retourner en chercher un autre. Vingt minutes plustard, un large passage de fagots menait du bord du fossé jusqu’à laporte. Ce travail n’avait coûté la vie qu’à deux paysans atteintspar des carreaux d’arbalètes et à un archer qu’une pierre avaittouché. La place était prête pour le bélier.

Dans un grand cri, vingt piquiers seprécipitèrent avec le tronc de pin sous le bras, l’extrémité laplus large tournée vers la porte. Les arbalétriers de la tour sepenchèrent et tirèrent dans le tas, mais sans parvenir à lesarrêter. Deux d’entre eux tombèrent, mais les autres levèrent leursboucliers et continuèrent de courir en criant, franchirent le pontde fagots et heurtèrent la porte qui se fendilla de haut en bas,mais resta en place.

Faisant balancer leur arme puissante, ilscontinuèrent de marteler les battants que chaque coup descellait unpeu et qui se crevassaient chaque fois un peu plus. Les troischevaliers, avec Nigel, le Français et les autres écuyers, setenaient à côté du bélier, excitant les hommes de la voix etrythmant le balancement d’un « Ha ! » puissant àchaque coup. Un gros morceau de roc lâché des remparts s’effondraet frappa Sir James Astley et un autre des assaillants, mais Nigelet le Français prirent aussitôt leur place, et le bélier continuade marteler l’entrée avec plus de force encore. Un autre coup, etencore un ! La partie inférieure avait déjà été arrachée, maisla grande barre centrale résistait toujours. Cependant elle allaitse détacher d’une minute à l’autre.

Mais soudain un véritable déluge liquide vintd’en haut. Un tonneau tout entier avait été déversé si bien quesoldats, pont et boucliers se trouvèrent également trempés d’unematière jaunâtre. Knolles y frotta son gantelet qu’il porta ensuiteà son armet, sous le ventail, et qu’il huma.

– Reculez ! Reculez !cria-t-il. Vite, avant qu’il soit trop tard !

Une petite fenêtre munie de barreaux s’ouvraitau-dessus de leurs têtes sur le côté de la porte. Quelque chose yscintilla, puis une torche fut jetée. En une seconde l’huiles’enflamma ainsi que tout ce qu’elle avait touché : le sapinqu’ils portaient, les fagots sous leurs pieds, leurs armes mêmesbrûlaient.

Les hommes bondirent à gauche et à droite dansle fossé asséché, se roulant sur le sol dans l’espoir d’éteindreles flammes. Les chevaliers et les écuyers, abrités par leursarmures, luttèrent de leur mieux, piétinant et frappant, afind’aider ceux qui n’avaient qu’une casaque de cuir pour se protégerle corps. Traits et pierres pleuvaient sur eux sans arrêt, si bienque les archers, voyant le danger, se précipitèrent vers le bord dufossé, tirant au plus vite dès qu’un visage se montrait.

Écorchés, fatigués et crottés, les survivantsdu groupe de choc grimpèrent comme ils purent hors du fossé,s’accrochant à chaque main secourable qui se tendait vers eux. Ilsse replièrent donc au milieu des rires et des hurlements de leursennemis. Un tas de cendres était tout ce qui restait de leur pontet Astley y gisait avec six autres hommes carbonisés.

Knolles serra les poings en regardant lesruines accumulées derrière lui, puis observa le groupe d’hommes quise tenaient debout ou couchés autour de lui, s’affairant à soignerleurs membres brûlés ou sacrant et maudissant les silhouettesnarquoises qui dansaient en haut des murailles. Grièvement brûlélui-même, le jeune commandant n’avait pas songé à ses propresblessures, tant il était emporté par la rage et les regrets qui luirongeaient le cœur.

– Nous allons construire un nouveaupont ; cria-t-il. Que les paysans se remettent aussitôt àfaire des fagots !

Mais une pensée venait de traverser l’espritde Nigel.

– Voyez messire, dit-il, les clous decette porte ont été rougis par le feu et le bois en est réduit encendres. Nous pourrions bien certainement nous y frayer unpassage.

– Par la Vierge ! vous ditesvrai ! s’écria à son tour le jeune Français. Si nous arrivonsà franchir le fossé, la porte ne pourra nous arrêter. Nigel, pourla gloire de nos gentes dames, je vous fais la course à qui yparviendra le premier, de la France ou de l’Angleterre.

Hélas, pour tous les conseils de sagesse dubon Chandos ! Hélas, pour toutes les leçons d’ordre et dediscipline du malheureux Knolles ! En un instant, oublianttout pour ce défi, Nigel courait de toutes ses forces vers la portecalcinée. Le Français se trouvait sur ses talons, soufflant etsuant dans son armure d’airain. Derrière eux arriva un flot hurlantd’archers et d’hommes d’armes. Tous se laissèrent glisser dans lefossé, coururent à l’autre paroi et, se faisant la courte échelle,l’escaladèrent. Nigel, Raoul et deux archers prirent pied en mêmetemps devant la porte qui brûlait encore. Ils se précipitèrent etla firent voler en éclats et bondirent avec un cri de triomphe dansle sombre passage voûté qui lui faisait suite. L’espace d’uneseconde, ils avaient cru que le château était pris. Mais un tunnelnoir s’étendait devant eux ; ils le traversèrent en courant…Hélas ! l’autre extrémité en était bloquée par une grosseporte aussi puissante que celle qui avait brûlé. Ce fut en vainqu’ils la battirent de leurs épées et de leurs haches. À chaquebout, le tunnel était percé d’une fente au travers de laquelle lescarreaux d’arbalètes, tirés à quelques pas seulement,transperçaient les armures comme si elles n’eussent été que dutissu : les hommes tombèrent les uns après les autres. Démontépar la rage, le reste des hommes se jeta sur cette barrière bardéede fer, mais autant valait s’attaquer au mur lui-même.

Il était amer de devoir reculer, et pourtantc’eût été folie que de rester. Nigel regarda autour de lui et vitque la moitié de ses hommes gisaient sur le sol. Au même moment,Raoul s’effondra à ses pieds, un carreau ayant transpercé le camailqui lui protégeait la nuque. Quelques-uns des archers, voyantqu’une mort certaine les attendait s’ils restaient là pluslongtemps, s’étaient mis à courir pour s’échapper du passagefatal.

– Par saint Paul ! s’écria Nigelavec chaleur, allez-vous donc abandonner nos blessés ici, où ceboucher pourra s’en emparer ? Que les archers tirent versl’intérieur et les écartent des fentes. Et que chaque homme emportel’un de nos camarades, sans quoi nous perdrons notre honneur devantla porte de ce château.

Au prix d’un gros effort, il souleva Raoul surses épaules et s’avança en titubant vers le bord du fossé. Quelqueshommes attendaient dans le fond, où le bord abrupt les mettait àl’abri des flèches. Nigel leur passa son ami blessé et chacun desarchers fit de même. Nigel retourna à plusieurs reprises jusqu’à cequ’il ne restât plus que sept morts dans le tunnel. Treize blessésfurent étendus dans l’abri du fossé où il leur faudrait rester enattendant que la nuit vînt les couvrir. Cependant les archers del’extérieur s’occupaient à protéger leurs compagnons de toutesattaques et à empêcher l’ennemi de réparer la porte. L’ouverturebéante d’une arche noircie par la fumée était tout ce qu’ilspouvaient montrer en échange des trente vies qu’ils avaientdonnées. Mais si peu que ce fût, Knolles était bien décidé à lagarder.

Couvert de brûlures et de contusions, maisinsensible à la douleur comme à la fatigue, Nigel s’agenouilla àcôté du Français et lui détacha son casque. Le juvénile visage dujeune écuyer était blanc comme la chaux et déjà l’ombre de la mortplanait sur ses yeux violacés, mais un fin sourire lui arrondit leslèvres lorsqu’il regarda son ami anglais.

– Je ne reverrai jamais Béatrice,souffla-t-il. Je vous prie, Nigel, lorsque la paix sera faite, devous rendre au château de mon père pour lui dire comment est mortson fils. Le jeune Gaston va se réjouir, car c’est à lui maintenantque reviendront la terre, les armoiries, le cri de guerre et lesprofits. Allez les voir, Nigel, et dites-leur que j’étais aupremier rang comme les autres.

– Sans aucun doute, Raoul, personnen’aurait pu se comporter plus honorablement et se gagner plus degloire que vous ne le fîtes ce jour. J’exaucerai votre désirlorsque le moment sera venu.

– Que vous êtes heureux, Nigel !murmura encore l’écuyer moribond. Car ce jour vous a donné uneaction d’éclat de plus à déposer aux pieds de votre dame.

– Il en eût été ainsi si j’avais emportéla place, fit Nigel tristement, mais, par saint Paul ! je nepuis considérer ceci comme un haut fait, alors que j’ai dû mereplier sans avoir atteint mon but. Mais ce n’est point le momentde parler de mes pauvres affaires, Raoul. Si nous emportons lechâteau et si je me comporte bien, alors peut-être tout cecipourra-t-il compter.

Le Français se redressa soudain avec cetteétrange énergie qui vient souvent comme un signe avant-coureur dela mort.

– Vous, vous gagnerez votre Lady Mary,Nigel, et vos actions d’éclat ne seront point au nombre de trois,mais de vingt, si bien que, dans toute la chrétienté, il n’existerapoint un homme de noble sang et portant blason qui ne connaissevotre nom et votre gloire. Et cela, c’est moi qui vous le dis… moi,Raoul de la Roche Pierre de Bras, mourant sur le champ de bataille.Et maintenant, embrassez-moi, mon bon ami, et étendez-moi, car déjàles ténèbres de la mort m’entourent et je m’en vais.

Au même moment, où, dans un geste tendre,l’écuyer abaissait la tête de son camarade, celui-ci eut un hoquetet son âme s’envola. Ainsi mourut un vaillant paladin de France, etNigel, en s’agenouillant à côté de lui, dans le fossé, pria avecferveur afin que sa propre mort fût aussi noble et calme.

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