Les Mohicans de Babel

Les Mohicans de Babel

de Gaston Leroux

Chapitre 1 UN VAINQUEUR

Quand Milon-Lauenbourg donna cette fête dans son nouvel hôtel du bois de Boulogne, il était à l’apogée de sa puissance. Nommé ministre du Trésor depuis huit jours par un gouvernement aux abois,il semblait qu’il n’y eût plus d’espoir qu’en lui.

On avait tout essayé pour sortir d’une situation au bout de laquelle on apercevait le gouffre.

Les emprunts ne rendant plus rien, on avait dû y renoncer :la dernière inflation avait été un désastre.

L’impôt sur le capital avec le produit duquel on devait remplir la caisse d’amortissement n’avait servi, en dépit des précautions prises, qu’à boucher quelques trous du budget car l’événement avait prouvé l’inanité de la conception d’une caisse nationale indépendante qui fût pleine pendant que celle de l’État était vide.

Le commerce, l’industrie ne se sauvaient d’un impôt mortel qu’en fraudant le fisc grâce aux pires complaisances parlementaires.

Les ruines s’accumulaient sur lesquelles, du jour au lendemain,s’édifiaient de prodigieuses fortunes. Une horde d’agioteurs était maîtresse du pays. Le coût de la vie prenait des proportions effrayantes.

Jamais on ne s’était autant amusé. Une fièvre de jouissanceâpre, quasi démente, comme on en voit à la veille des catastrophes,galvanisait Paris et la province.

Le luxe avait envahi depuis longtemps les campagnes. Une ferme,du reste, valait une fortune. Il n’était point de marchand debestiaux qui n’eût son auto et son collier de perles.

D’autre part, jamais il n’y avait eu autant de vols et decrimes. On ne voyageait plus qu’armé jusqu’aux dents, comme auxpires époques de notre histoire, quand les diligences étaientguettées sur les grands chemins.

On redoutait de rester isolé dans un train et l’on tremblait dese trouver, dans un compartiment, en face d’un inconnu.

En pleine ville, au grand jour, les boutiques étaient dévaliséesavec une audace inouïe.

Qu’étaient les bandes de la Révolution et du Directoire,maîtresses des campagnes, en regard de celles qui mettaient aupillage la capitale et les grandes cités ?

Certaines associations de malfaiteurs avaient établi si bienleur empire qu’on arrivait à s’en garer qu’en transigeant avecelles, en payant tribut. Elles avaient des accointances les unesavec les autres, se donnaient des chefs communs. L’un d’eux étaitcélèbre depuis deux ans.

On lui accordait tous les pouvoirs. Il commandait, disait-on, àune bande internationale qui avait des ramifications jusque dansles Indes et la Chine où elle se fournissait de stupéfiants.

Les publicistes qui, jadis, avaient inventé les« Apaches » appelaient cette association les Mohicans de Babel et sonchef : le Grand X que l’on avait fini par appelerM. Legrand ! Nul ne pouvait se vanter de l’avoir jamaisvu. C’était une histoire digne du cinéma.

On effrayait les petits enfants avec M. Legrand comme jadisavec Croquemitaine.

Ah ! ce M. Legrand ! À chaque nouvelle affairequi éclatait dans les faits divers, c’était un cri général :Encore un coup de M. Legrand !

Dans ces heures de frénésie tragique où il fallait à chacun del’argent coûte que coûte et à chacune aussi, ce M. Legrandétait tout trouvé. Il endossait tous les méfaits. S’il n’avait pasexisté, on l’eût certainement inventé.

Existait-il ? En vérité, on ne savait rien, en dehors desattentats connus.

Mais l’on pense bien que si nous écrivons cette histoire,véridique dans ses grandes lignes et à laquelle nous n’avonsapporté, comme toujours, que les modifications nécessaires à évitertout scandale, c’est que ce M. Legrand n’était pas simplementun mythe. Sa personnalité était si extraordinaire et siinattendue, si loin de tout ce qu’on pouvait imaginer, et elleest restée si insoupçonnée de ceux mêmes qui ont été mêlés à cetteextraordinaire aventure, qu’il nous a paru utile, pour l’histoiredes mœurs de ce temps, de la faire peu à peu surgir de l’ombre oùelle se croyait pour toujours ensevelie.

Les divorces scandaleux, les suicides, les drames de famille lesplus extravagants, les passions les plus viles apparaissaientsoudain sous les masques crevés de l’hypocrisie officielle,fournissant une matière inépuisable aux journaux. Toute littératurepliait bagage devant le fait divers triomphant.

Les nuits de Paris étaient pleines de stupre et de sang. Lesombres du Bois se refermaient sur des gestes d’une volupté atroceou immonde et devenue si commune qu’il n’y avait plus qu’un nouveaudébarqué du Far-West, de la Pampa ou des steppes pour s’enréjouir.

Une consolation dans ce désastre, c’est qu’on pouvait, aux plusmauvaises heures, traverser Paris sans entendre parlerfrançais.

Pendant ce temps, que faisait la police ?

La police, manquant de moyens, en proie elle-même à l’anarchie,se déclarait impuissante. Là aussi, le gouvernement venait de faireappel à un homme qui avait fait ses preuves comme sous-chef de laSûreté générale, que l’on avait paralysé longtemps parce qu’onredoutait sa rare intelligence et son initiative, mais qui nes’embarrassait point de scrupules. On venait de le mettre à la têtede la Sûreté générale en même temps qu’au secrétariat del’intérieur avec mission de réorganiser entièrement lesservices.

Roger Dumont avait fait partie du même remaniement ministérielqui avait mis Milon-Lauenbourg au Trésor, après entente avec ladroite communiste, les socialistes et les socialistes radicauxqu’il ne faut point confondre avec les radicaux socialistes queleur dernier échec électoral au bénéfice des socialistes avait déjàfait entrer dans l’Histoire.

Quant aux partis du centre et de droite, de plus en plusamorphes, ils n’avaient su profiter de rien. D’où un nouveau cartelplus à gauche.

Au fond, la même politique continuait, avec les mêmes hommes,sous une étiquette différente. Il y avait quelques adaptations deplus, pour le passage au pouvoir des révolutionnaires et uneglissade accélérée vers l’inconnu.

Le fond de la nation resté sain se désintéressait de plus enplus de cette politique de partis qui se traitait dans les coins,dans les parlottes, dans les clubs, dans les congrès et dans lesbanques et qui arrivait toute faite devant un Parlement dont onavait, à l’avance, dénombré les suffrages à une voix près.

Cependant, la jeunesse ne demandait qu’à remuer, faire quelquechose, mais elle ne savait pas exactement quelle chose et les chefsqui jusqu’alors avaient tenté de la grouper concevaient des butstellement différents qu’ils annihilaient par cela même leursefforts.

Seul, un jeune député, indépendant, détaché de toute coterie,s’était retourné vers eux, mais pour faire entendre des parolestellement nouvelles qu’il avait eu, du premier coup, les chefscontre lui qui le traitaient d’anarchiste. Il paraissaitredoutable, moins parce qu’il voulait construire que parce qu’ilvoulait détruire.

Il mettait dans le même sac communistes, fascistes, et tous lesparlementaires, même ceux qui, revenus de l’extrême-gauche,prétendaient maintenant à une politique« nationale ».

Il était antidictatorial et décentraliseur. Il s’appelait ClaudeCorbières, avait déjà porté des coups terribles et gênait tout lemonde.

Néanmoins ses conférences en province avaient eu un succèsconsidérable, surtout chez ceux qui ne se mêlaient point depolitique. En général, il n’apparaissait que comme un nouvelélément de désordre.

Au fond, le pays n’attendait plus qu’un miracle qui viendraitpeut-être de l’excès de ses maux. On cherchait de la consolationdans le souvenir des assignats le jour où ils n’avaient plus rienvalu, on avait cessé de se leurrer de chimères et la vie avaitrepris son cours normal. Certains trouvaient que la faillite étaitlente à venir. On repartirait du bon pied. Mais ceux qui avaientdes rhumatismes goûtaient peu cette perspective. Malheur auxvieillards ! Il fallait rester jeune ou le paraître.

Milon-Lauenbourg avait quarante-cinq ans. C’était l’athlètequ’il fallait à cette bataille, dans la fange. Aucun miasme ne legênait.

Il avait tout respiré depuis les gaz de la grande guerre. Quellesanté physique et morale, c’est-à-dire d’un feu puissant rejetanttout élément susceptible de gêner la machine en marche !

Fils d’un petit banquier de province, Milon avait appris lesystème D comme chauffeur attaché à un état-major, en 1914. Ilavait eu l’occasion alors d’approcher quelques parlementairesdispensateurs de certaines licences. Il s’était montréintermédiaire sûr, discret, intelligent.

En 1918, il avait complété son instruction politique dansl’affaire de la liquidation des stocks américains.

Les régions dévastées avaient été ensuite pour lui la terrepromise. Il disposa vite d’une mise de fonds respectable. Mais sonmeilleur atout dans la partie qu’il allait jouer était laconnaissance profonde qu’il avait acquise du personnel desaffaires, dans tous les domaines, politiques et autres, et lamanière de s’en servir.

C’est alors qu’il avait mis sur pied sa maison derenseignements : l’Universelle Référence, l’U. R. devenueen deux ans un rouage indispensable dans le monde du commerce et del’industrie.

Il n’était point de petite entreprise qui ne fût dans lanécessité d’être cliente de l’U. R. dans la crainte qu’elle nedonnât de fâcheuses indications sur l’état de ses affaires, pointde grande qui n’eût besoin d’être renseignée sur les possibilitésde paiement des petites et qui ne se servît de l’U. R. commede sa meilleure affiche de publicité.

Par le jeu fatal d’un pareil système, les clients se trouvaientêtre les meilleurs agents de renseignements les uns sur les autreset les bureaux de l’Universelle le centre du plus formidableespionnage du transit mondial que l’on pût rêver.

L’affaire en elle-même donnait des profits énormes, maisLauenbourg ne se contentait point d’être le truchement d’une simerveilleuse clientèle. Instruit avant tout autre des grandestransactions du continent, des besoins de certaines régions, desdisponibilités et de la production de certaines autres, il sutjouer presque à coup sûr de l’accaparement, et sur la plus vasteéchelle grâce à l’adjonction d’une banque qui ne fut, d’abord, ensomme, que la caisse de l’U. R., mais qui devint bientôt saraison d’être la plus importante.

Le conseil d’administration de l’U. R. B. (UniverselleRéférence Banque) réunit autour de son tapis vert les personnalitésles plus considérables de la haute finance et de la grandeindustrie. Les avocats-conseils se recrutaient à la vice-présidencede la Chambre ou parmi les membres en disponibilité du personnelgouvernemental.

De ce jour, Milon-Lauenbourg fut roi. Il était déjà sénateur. Ilavait rendu d’immenses services, lors des dernières échéances, auxpartis extrêmes détenant le pouvoir. C’est l’U. R. B. quiavait « financé » tout le système d’impôt sur le capitalet pris l’initiative de faire au Trésor, sur cet impôt qui seraitlent à rentrer, les avances qui sauvaient momentanément l’État dela faillite, mais à quel taux et sous quelles conditions !

Milon-Lauenbourg devenait le fermier général de la France.

Après avoir édifié sa toute-puissance sur le désordre, il secroyait assez de génie pour reconstituer la société sur les basessolides dont il avait besoin pour jouir en paix de sa fortune.Devenu ministre, véritable chef de gouvernement, soutenu par tousceux qui avaient suivi son destin, il se sentait maintenant lapoigne d’un despote conservateur, prêt à tout briser pour le règnede sa loi.

D’abord, il voulait rétablir la sécurité. L’état d’anarchie dupays auquel nous avons déjà fait allusion lui était odieux. Lesfeuilles à sa dévotion, ses amis à la tribune se faisaient l’échode sa colère entre la désorganisation sociale et l’impéritie de lapolice. Il en voulait aux voleurs de grand chemin. Il semblaitqu’en détroussant le passant ils lui prissent quelque chose. Si ona bien compris cette figure, on ne s’étonnera point qu’il fût prisd’une rage presque enfantine en lisant les exploits de ces« Mohicans », qui, eux aussi, mettaient le pays aupillage, sans sa permission. Il était résolu à les détruire et cene serait pas long.

Il croyait à une organisation sortie de l’encrier des reporters.« M. Legrand » lui faisait hausser les épaules.

Peut-être y avait-il au fond de ce mépris pour ce fantôme decroquemitaine un peu de jalousie. Depuis quelques jours, lepersonnage accaparait trop l’attention publique ! « Ilvous fait peur ; il devrait vous faire rire ! »disait-il aux femmes qui ne rêvaient plus que du chef desbandes noires.

« Nous voudrions bien le connaître ! »répondaient-elles.

« S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir, jel’inviterai à ma pendaison de crémaillère ! »

Elles ne furent donc pas étonnées quand, sur le programme desréjouissances artistiques qui devaient se dérouler loirs de lasoirée d’inauguration de l’hôtel du bois de Boulogne, elles lurentin fine : « Monsieur Legrand a promis de venir avecson état-major ! »

Lauenbourg avait chargé son ami et parent par alliance,Godefroi, comte de Martin l’Aiguille, de monter à cette occasionune farce assez audacieuse, mais il resta coi lorsque Roger Dumont,le nouveau directeur qu’il venait de faire nommer à la Sûretégénérale, le prenant dans un coin, à l’heure où arrivaient lespremiers invités, lui dit : « Vous savez que monsieurLegrand, le vrai, va venir ! »

– Vous vous moquez de moi, Dumont ?

– Il va venir et j’espère bien le pincer !

– Il y a donc un vrai« M. Legrand » ?

– Oui, monsieur le ministre !

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