Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

Palas et Chéri-Bibi – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

de Gaston Leroux

I – Les soupirs de Palas

Sur la grève embrasée, devant le flot redoutable où glissaient les requins affamés, gardiens de sa prison, Palas était étendu. Le forçat semblait une bête lasse au repos. Au fait, il avait profité de la « relâche »de dix heures pour venir chercher là un peu de fraîcheur et de solitude, entre deux rochers qui l’isolaient du reste du bagne.Ah ! s’isoler ! Ne plus entendre !… Ne plus voir !… Ne plus penser !… Mais comment Palas eût-il fait pour ne plus penser à ce qu’il avait vu le matin même ?… à ce qu’il avait été forcé devoir ?…

Ce matin-là, il y avait eu double exécution !… un terrible exemple nécessaire… de la bonne besogne pour Pernambouc, le bourreau du bagne, et pour son aide : « Monsieur Désiré »… Horreur !oh ! horreur !

Palas en frissonnait encore. C’était un corps encore jeune, plein de force et de souplesse. Appuyé sur les coudes, le menton dans la coupe de ses mains, il semblait faire quelque rêve impossible… Le large chapeau de paille jetait son ombre sur l’ombre de son regard profond qui glissait vers les lointains horizons. Ce que l’on apercevait de sa figure rase et de son profil était un dessin ferme et plein de finesse. Malgré lapuissante empreinte du bagne qui a tôt fait de vieillir les plusjeunes, cet homme ne paraissait guère avoir plus de quaranteans…

C’était ce mélange de force et dedélicatesse qui lui avait fait donner ce surnom de Palas, parlequel on désigne dans le langage du Pré (bagne) ceux quela nature a doués d’une prestance généralementappréciée des dames « Il fait sonPalas !… » mais le vrai nom de Palas était célèbredans les fastes criminels depuis plus de dix ans, époque où le juryde la Seine l’avait condamné à la peine de mort, lui, Raoul deSaint-Dalmas, jeune homme d’excellente famille qui, aprèsavoir gaspillé son patrimoine, avait été accusé d’avoirassassiné son bienfaiteur pour le voler.

Il avait dû sa grâce à sa jeunesse, audésespoir de sa mère, morte de douleur, et aussi à l’acharnementavec lequel il avait crié son innocence, en dépit des preuves quisemblaient l’accabler. Et maintenant il était au bagne, àperpète…

« Tu soupires,Palas ! »

L’homme tressaillit et tourna la tête.Aussitôt des rires grossiers se firent entendre et il aperçut,assis autour de lui, le Parisien, Fric-Frac, le Caïd et le Bêcheur.Sa rêverie l’avait emporté si loin qu’il ne les avait pas entendusvenir.

Ces quatre-là étaient ses pires ennemis,ceux qui n’avaient jamais désarmé et à cause desquels, dernièrementencore, il n’avait pas hésité à se faire enfermer pendantdes mois dans l’île du Silence, l’îleSaint-Joseph, toute proche, qui est réservée à ceux qui ont commisdes crimes au bagne ou qui se sont révoltés contre lachiourme.

Pour ne plus voir ces quatre monstresqui le poursuivaient de leurs tracasseries diaboliques, ou de leursplaisanteries hideuses, il avait cherché querelle à un« artoupan » (garde-chiourme) et l’avait gravementmenacé, ce qui lui avait valu, quelque temps, le régime terrible del’île voisine, l’internement dans un édifice spécial où lessurveillants eux-mêmes ne doivent communiquer avec les prisonniersque par geste ou par écrit, jamais par la parole.

Et depuis qu’il était sorti de sonencellulement, il le regrettait et cela d’autant plus queChéri-Bibi, le formidable bandit qui, depuis de si nombreusesannées, avait épouvanté le monde, mais qui avait pris Palas enamitié, n’était plus là pour faire taire d’un froncement desourcils l’abominable Fric-Frac, ou le Parisienlui-même.

Oh ! il n’était pas loin,Chéri-Bibi ! il était enfermé, pour le moment, dansl’établissement central, derrière des barreaux à travers lesquelsPalas, un matin qu’il était de corvée de balayure, avait pul’apercevoir et échanger avec lui quelques signes mystérieuxd’amitié. Ça avait été rapide du reste, car le chef des artoupansavait pénétré dans la cour et, aussitôt, de toutes les cellulesjuxtaposées et grillées, de telles bordées d’injures avaient étédéversées que le malheureux garde-chiourme avait rappelé la corvée,fait évacuer la cour par le service des cuisines qui apportait lasoupe et déclaré dans sa fureur qu’il laisserait les« fagots » crever de faim dans leur pourriture pendanttrois jours !…

Au-dessus de ces menaces et de tout cetaffreux tumulte, Palas entendait encore le rire énorme, le riregigantesque de Chéri-Bibi…

Ce n’étaient ni le Parisien, niFric-Frac, ni le Caïd, ni le Bêcheur qui eussent risqué ainsi de sefaire mettre au cachot. Ils se la coulaient « en douce »,assez bien vus des autorités qu’ils renseignaient sournoisement,sur l’état d’esprit ou sur les projets d’évasion de leurscamarades, trouvant à cette trahison des bénéficescertains.

Et même quand leur naturel batailleur oupillard reprenait le dessus, ils n’écopaient guère, comme corvéesde punition, que de la « balade à la bûche », quiconsiste à transporter pendant des heures de lourds madriers d’unpoint à un autre, pour les rapporter ensuite au point dedépart.

Dans l’instant, pendant qu’ilscommençaient à agacer Palas, ils travaillaient tout doucement àfabriquer des objets d’art destinés à être échangés, quand seprésentait un visiteur, contre des paquets de tabac ou quelquemenue monnaie. Arigonde, dit « le Parisien », venait definir de graver au couteau, dans une mâchoire de requin, ces motsfatidiques : « Le tombeau du forçat. »

Cet Arigonde en voulait à mort à Palasde l’avoir détrôné, aux Îles du Salut, comme « homme dumonde ». Jusqu’à son arrivée, c’était lui qui avait le« sceptre de l’élégance », si l’on peut dire. Inutiled’expliquer que cette réputation d’élégance tenait moins dans lacoupe des habits et dans la façon de faire son nœud de cravate quedans certaines manières que l’on ne trouve point dans le commun desforçats, et qui attestent une éducation soignée. En dépit de toutesles hâbleries du Parisien, qui n’était jamais à court pour raconterses bonnes fortunes dans la haute et vanter ses relationsmondaines, Arigonde, à côté de Palas, n’en paraissait pas moins cequ’il avait été tout d’abord, un employé de petit magasin qui faitdes grâces avec la clientèle.

Palas avait repris sur la grève saposition première et il n’avait pas l’air d’entendre le Bêcheur quiglapissait :

« Cœur qui soupire n’a pas ce qu’ildésire… »

Ricanement des autres…

« Mossieu Palas ne daigne pointentrer en conversation avec d’humbles « fagots » commenous, reprit le Bêcheur (un ancien clerc d’huissier qui avait aidéun client à découper son patron en morceaux). Mossieu Palas fait sachicorée, sa chochotte, sa patagueule !…

– Mossieu Palas pleure sur lesmalheurs de la patrie ! glapit l’ignoble Fric-Frac, unex-monte-en-l’air, qui était un petit homme quasi désarticulé,marchant de côté, comme un crabe.

– Caïd aussi voudrait faire pan pansur les Boches ! Caïd bon soldat !… »

Palas se mordait les doigts pour ne paslaisser échapper un rugissement en entendant cette horreur de BenKassah, le « fagot » musulman, voleur de petites filleset pourvoyeur, réclamer sa part au combat !

Hélas ! Hélas ! nesoupirait-il pas lui-même après la sienne ! Et c’est bienparce qu’ils l’avaient entendu, le soir où ils avaient appris ladéclaration de guerre, clamer son désespoir et encore une fois soninnocence et réclamer un fusil, que les misérables se gaussaient delui sinistrement.

« Je viens de voir le payot quiraboule de la vergne (le vaguemestre qui revient de la ville),déclara le Parisien, il apporte de fameuses nouvelles ! Paraîtque Joffre réclame Palas pour en faire son chefd’état-major ! »

Cette fois Palas bondit et tousreculèrent, car Palas était fort. Seulement ils savaient qu’ilrépugnait à se « piocher avec les fagots » et, de fait,il se contenta de leur cracher quelques menaces qui déchaînèrentleur rire, à distance.

« Si tu crois que tu nous épatesavec tous les flambeaux que tu racontes ! lui cria Fric-Frac.Garde ta salade !

– Des vannes à la noix !exprima le Bêcheur en se mettant prudemment hors de portée, quéejactance !…

– Quand t’auras bien jacté, j’tebénirai quoiqu’j’ai su l’cœur ! » annonça le Parisien,qui n’osait se mesurer avec Palas, mais qui le haïssait tant qu’ilmourait d’envie de le battre…

Il fit un pas vers Palas.

Celui-ci serrait les poings. Ilcommençait à voir rouge quand l’arrivée d’un nouveau personnage fitdisparaître les quatre misérables comme parenchantement.

Il n’avait pas eu besoin, celui quiarrivait, d’ouvrir la bouche. Il n’avait eu qu’à semontrer.

C’était Chéri-Bibi.

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