Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

LÉOPOLD II, roi des belges,

A tous présents et à venir, salut.

Vu les lois du 7 juillet 1835 et du 30 mai 1868, De l’avis du conseil des ministres,
Et sur la proposition de notre ministre de la justice, Avons arrêté et arrêtons :
ARTICLE UNIQUE.

Il est enjoint au sieur Victor Hugo, homme de lettres, âgé de soixante-neuf ans, né à Besançon, résidant à Bruxelles,

De quitter immédiatement le royaume, avec défense d’y rentrer à l’avenir, sous les peines comminées par l’article 6 de la loi du 7 juillet 1865 prérappelée.

Notre ministre de la justice est chargé de l’exécution du présent arrêté. Donné à Bruxelles, le 30 mai 1871.
Signé : LÉOPOLD.

Par le roi :

Le ministre de la justice, Signé : PROSPER CORNESSE.
Pour expédition conforme : Le secrétaire général,
Signé : FITZEYS.

§4

SÉNAT BELGE SÉANCE DU 31 MAI
On lit dans l’ Indépendance belge du 31 mai :

Au début de la séance, M. le ministre des affaires étrangères, répondant à une interpellation de M. le marquis de Rodes, a fait connaître à l’assemblée que le gouvernement avait résolu d’appliquer à Victor Hugo la fameuse loi de 1835.

La lettre qui nous a été adressée par l’illustre poëte, les scènes que cette lettre a provoquées, telles sont les causes qui ont déterminé la conduite du gouvernement.

Cette lettre est considérée par M. le marquis de Rodes comme un défi, et presque comme un outrage à la morale publique, par M. le prince de Ligne comme une bravade, par M. le ministre des affaires étrangères comme une provocation au mé- pris des lois.

La tranquillité publique est menacée par la présence de Victor Hugo sur le ter- ritoire belge ! Le gouvernement l’a d’abord engagé à quitter le pays. Victor Hugo s’y étant refusé, un arrêté d’expulsion a été rédigé. Cet arrêt sera exécuté.

Nous déplorons profondément la résolution que vient de prendre le ministère.

L’hospitalité accordée à Victor Hugo faisait honneur au pays qui la donnait, au- tant qu’au poëte qui la recevait. Il nous est impossible d’admettre que, pour avoir exprimé une opinion contraire à la nôtre, contraire à celle du gouvernement et de la population, Victor Hugo ait abusé de cette hospitalité, et, même la loi de 1835 étant donnée, nous ne pouvons approuver l’usage qu’en fait le ministère.

Voilà ce que nous avons à dire au gouvernement. Quant à M. le comte de Ribau- court qui approuve, lui, les mesures prises contre « l’individu dont il s’agit », nous ne lui dirons rien.

§5

CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS DE BELGIQUE SÉANCE DU 31 MAI
INTERPELLATION

M. DEFUISSEAUX.-J’ai demandé la parole pour protester avec énergie contre l’arrêté d’expulsion notifié à Victor Hugo.

Avant d’entrer dans cette Chambre, j’étais adversaire de la loi sur l’expulsion des étrangers ; depuis lors, mes principes n’ont pas varié et je m’étais fait l’illu- sion de croire, en voyant, pendant des mois entiers, les bonapartistes conspirer impunément contre le gouvernement régulier de la France, que cette loi était vir- tuellement abolie.

Il n’en était rien. Nous vous voyons tolérer, à quelques mois de distance, les me- nées bonapartistes ; offrir, sous prétexte d’hospitalité, les honneurs d’un train spé- cial à l’homme du 2 décembre (Interruption à droite.) Je dirai, si vous voulez,
l’homme de Sedan, et saisir avec empressement l’occasion de chasser du territoire belge l’illustre auteur des Châtiments.

Victor Hugo, frappé dans ses affections, déçu dans ses aspirations politiques, est venu, au milieu des derniers membres de sa famille, demander l’hospitalité à notre pays.

Ce n’était pas seulement le grand poëte si longtemps exilé qui vous deman- dait asile, c’était un homme auquel son âge, son génie et ses malheurs attiraient toutes les sympathies, c’était surtout l’homme qui venait d’être nommé membre de l’Assemblée nationale française par deux cent mille suffrages, c’est-à-dire par un nombre d’électeurs double de celui qui a nommé cette chambre tout entière. (Interruption.)

Mais ni ce titre de représentant qu’il est de la dignité de tous les parlements de faire respecter, ni son âge, ni ses infortunes, ni son génie, rien n’a pu vous arrêter.

Je demanderai à M. le ministre si un gouvernement étranger a sollicité cette proscription ?

Si oui, il est de son devoir de nous le dire.

Si non, il doit nous exposer les sentiments auxquels il a obéi, sous peine de se voir soupçonner d’avoir, par l’expulsion du grand poëte, donné par avance des gages aux idées catholiques et réactionnaires qui menacent de gouverner la France. (Interruption.) En attendant vos explications, j’ai le droit de le supposer.

Oseriez-vous nous dire sérieusement, monsieur le ministre, que la présence de Victor Hugo troublait la tranquillité de Bruxelles ? Mais par qui a-t-elle été mo- mentanément troublée, sinon par quelques malfaiteurs qui, oublieux de toute gé- nérosité et de toute convenance, se sont faits les insulteurs de notre hôte ? (Inter- ruption.)

Je ne veux pas vous faire l’injure de croire que vous vous êtes laissé impression- ner par cette misérable manifestation, qu’on semble approuver en haut lieu, mais dont l’opinion publique demande la sévère répression.

Hier, je ne sais quel sénateur a prétendu que la lettre de Victor Hugo est une insulte à la Belgique et une désobéissance aux lois.

Voix à droite : Il a insulté le pays !

M. DEFUISSEAUX.-Je ne répondrai pas à ce reproche. Trop souvent Victor Hugo a rendu hommage à la Belgique et dans ses discours et dans ses écrits, et jusque dans la lettre même que vous incriminez.

Il nous suppose une générosité qui va jusqu’à l’abnégation. Voilà l’insulte. Mais cette lettre serait-elle une désobéissance aux lois ?
Il faut, en réalité, ou ne l’avoir pas lue ou ne la point comprendre pour soutenir cette interprétation.

Il vous a dit qu’il soutiendrait jusqu’au dernier moment et par sa présence et par sa parole celui qui serait son hôte : « Une faiblesse protégeant l’autre. »

Qu’au premier abord on puisse se tromper sur la portée de cette lettre, qu’un illettré y voie une attaque à nos lois, je le comprends ; mais qu’un ministère, parmi lequel nous avons l’honneur de compter un académicien, ne comprenne pas l’image et le style du grand poëte, c’est ce que je ne puis admettre.

Est-ce un crime ? Qui oserait le dire ?

Vous avez donc commis une grande faute en proscrivant Victor Hugo.

Il vous disait : « Je ne me crois pas étranger en Belgique. »Je suis heureux de lui dire de cette tribune qu’il ne s’est pas trompé et qu’il n’est étranger que pour les hommes du gouvernement.

A mon tour, s’il me demandait asile, je serais heureux et fier de le lui offrir.

En terminant, je rends hommage à la presse entière qui a énergiquement blâmé l’acte du gouvernement.

Voix à droite : Pas tout entière.

M. DEFUISSEAUX.-Je parle bien entendu de la presse libérale et non de la presse catholique.

Je dis qu’elle a fait acte de générosité et de courage, le pays doit s’en féliciter ; par elle, les libéraux sauront résister à la réaction et au despotisme qui menacent la France et, quel que soit le sort de nos malheureux voisins, conserver et développer nos institutions et nos libertés.

Je propose, en conséquence, l’ordre du jour suivant :

« La Chambre, regrettant la mesure rigoureuse dont Victor Hugo a été l’objet, passe à l’ordre du jour. »

M. CORNESSE, ministre de la justice.-L’honorable préopinant nous a reproché d’avoir toléré des menées bonapartistes. Je proteste contre cette accusation. Nous avons accordé aux victimes du régime impérial l’hospitalité large et généreuse que la Belgique n’a refusée à aucune des victimes des révolutions qui ont si tristement marqué dans ces dernières années l’histoire d’un pays voisin.

J’ai été étonné d’entendre M. Defuisseaux, qui critique l’acte que le gouverne- ment a posé ces jours derniers, blâmer la générosité dont le gouvernement a usé à l’égard des émigrés du 4 septembre.

M. DEFUISSEAUX.-Je n’ai rien dit de semblable. J’ai dit que cette générosité m’avait fait espérer que la loi de 1835 était abrogée de fait.

M. CORNESSE, ministre de la justice.-Je laisse de côté cette question. Je m’en tiens au fait qui a motivé l’interpellation. Non, ce ne sont pas des hommes po- litiques, ces pillards, ces assassins, ces incendiaires dont les crimes épouvantent l’Europe. Je ne parle pas seulement des instruments, des auteurs matériels de ces forfaits. Il est de plus grands coupables, ce sont ceux qui encouragent, qui tolèrent, qui ordonnent ces faits ; ce sont ces malfaiteurs intellectuels qui propagent dans les esprits des théories funestes et excitent à la lutte entre le capital et le travail. Voilà les grands, les seuls coupables. Ces théories malsaines ont heurté le senti- ment public dans toute la Belgique.

La lettre de M. Victor Hugo contenait de violentes attaques contre un gouverne- ment étranger avec lequel nous entretenons les meilleures relations. Ce gouverne- ment était accusé de tous les crimes. Nous n’avons pas reçu de sollicitations. Nous avons des devoirs à remplir. Notre initiative n’a pas besoin d’être provoquée.

M. Victor Hugo allait plus loin. La lettre contenait un défi au gouvernement, aux Chambres, à la souveraineté nationale de la Belgique. M. Hugo, étranger sur notre sol, se posait fièrement en face du gouvernement et de la représentation nationale, et leur disait : « Vous prétendez que vous ferez telle chose. Eh bien, vous ne le ferez pas. Je vous en défie. Moi, Victor Hugo, j’y ferai obstacle. Vous avez la loi pour vous. J’ai le droit pour moi. Pro jure contra legem. C’est ma maxime ! »

N’est-il pas vrai qu’en prenant cette attitude, M. Victor Hugo, qui est un exilé volontaire, abusait de l’hospitalité ?

Oui, M. Victor Hugo est une grande illustration littéraire ; c’est peut-être le plus grand poëte du dix-neuvième siècle. Mais plus on est élevé, plus la providence vous a accordé de grandes facultés, plus vous devez donner l’exemple du respect des convenances, des lois, de l’autorité d’un pays qui n’a jamais marchandé la protection aux étrangers.

Oui, la Belgique est une terre hospitalière, mais il faut que les étrangers qu’elle accueille sachent respecter les devoirs qui leur incombent vis-à-vis d’elle et de son gouvernement.

Le gouvernement, fort de son droit, soucieux de sa dignité, ayant la conscience de sa responsabilité devant le pays et devant l’Europe, ne pouvait pas tolérer de tels écarts. Vous l’auriez accusé de faiblesse et peut-être de lâcheté s’il avait subi un tel outrage.

J’ajoute qu’après la lettre de M. Victor Hugo la tranquillité a été troublée. Vous avez lu dans l’ Indépendance , écrit de la main même du fils de M. Hugo, le récit des scènes qui se sont passées devant la maison du poëte. Je blâme ces manifesta- tions. Elles font l’objet d’une instruction judiciaire. Lorsque les coupables seront découverts, la justice se prononcera. Une enquête est ordonnée. Des recherches sont faites pour arriver à ce résultat. Mais ces manifestations troublaient profon- dément la tranquillité publique.

Des démarches pour engager M. Victor Hugo à se retirer volontairement sont restées infructueuses. Le gouvernement a fait signifier un arrêté d’expulsion. Cet arrêté sera exécuté. Le gouvernement croit avoir rempli un devoir.

Il y avait en jeu une question de sécurité publique, de dignité nationale, de di- gnité gouvernementale. Le gouvernement a eu recours à la mesure extrême de l’expulsion. Il soumet avec confiance cet acte au jugement de tous, et il ne doute pas que l’immense majorité de la Chambre et du pays ne lui soit acquise. (Marques d’approbation.)

M. DEMEUR.-L’opinion qui a été développée et approuvée ici et au sénat, cette doctrine, qui est une erreur, consiste à dire que la législation donne au gouverne- ment le droit de livrer tous les vaincus de Paris. C’est cette doctrine que réprouve la lettre de M. Victor Hugo. D’après lui, les vaincus sont des hommes politiques. Toute sa lettre est là. L’insurrection de Paris est un crime, qui ne souffre pas de cir- constances atténuantes ; mais j’ajoute : c’est un crime politique. Et si vous aviez à le poursuivre vous le qualifieriez ainsi. Je laisse de côté les crimes et délits de droit commun qui en sont résultés. Je parle du fait dominant. Il est prévu par la loi pénale. La guerre civile est un crime politique. Nous avons eu dans notre pays des tentatives de crimes de ce genre.

Est-ce que nous n’avons pas chez nous des criminels politiques qui ont été condamnés à mort, des hommes qui ont conspiré contre la sûreté de l’état, qui ont commis des attentats contre la chose publique ? Pourquoi se récrier ? C’est de l’histoire.

Or, peut-on livrer un homme qui n’a commis aucun crime de droit commun, mais qui a commis ce crime politique d’adhérer à un gouvernement qui n’était pas le gouvernement légal ? Personne n’osera le soutenir. Ce serait dire le contraire de ce qui a toujours a été dit. Je ne veux pas atténuer le crime. Je cherche sa quali- fication, afin de trouver la règle de conduite qui doit nous guider en matière d’ex- tradition.

Des hommes se sont rendus coupables d’incendie, de pillage, de meurtre. Voilà des crimes de droit commun. Pouvez-vous, devez-vous livrer ces hommes ? Je crois qu’il y a ici à distinguer. De deux choses l’une : ou bien ces faits sont connexes au crime politique principal, ou bien, ils en sont indépendants. S’ils sont connexes, notre législation défend d’en livrer les auteurs.

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