Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

C’est à cette tentative de viol que la France est livrée aujourd’hui.

Essai de fécondation qui est une souillure. Faire à la France un faux avenir ; quoi de plus terrible ?

L’intelligence nationale en péril, telle est la situation actuelle.

L’enseignement des mosquées, des synagogues et des presbytères, est le même ; il a l’identité de l’affirmation dans la chimère ; il substitue le dogme, cet empi- rique, à la conscience, cet avertisseur. Il fausse la notion divine innée ; la candeur de la jeunesse est sans défense, il verse dans cette candeur l’imposture, et, si on le laisse faire, il en arrive à ce résultat de créer chez l’enfant une épouvantable bonne foi dans l’erreur.

Nous le répétons, le prêtre est ou peut être convaincu et sincère. Doit-on le blâ- mer ? non. Doit-on le combattre ? oui.

Discutons, soit.

Il y a une éducation à faire, le clergé le croit du moins, l’éducation de la civi- lisation ; le clergé nous la demande. Il veut qu’on lui confie cet élève, le peuple français. La chose vaut la peine d’être examinée.

Le prêtre, comme maître d’école, travaille dans beaucoup de pays. Quelle édu- cation donne-t-il ? Quels résultats obtient-il ? Quels sont ses produits ? là est toute la question.

Celui qui écrit ces lignes a dans l’esprit deux souvenirs ; qu’on lui permette de les comparer, il en sortira peut-être quelque lumière. Dans tous les cas, il n’est jamais inutile d’écrire l’histoire.

IV

En 1848, dans les tragiques journées de juin, une des places de Paris fut brus- quement envahie par les insurgés.

Cette place, ancienne, monumentale, sorte de forteresse carrée ayant pour mu- raille un quadrilatère de hautes maisons en brique et eu pierre, avait pour gar- nison un bataillon commandé par un brave officier nommé Tombeur. Les redou- tables insurgés de juin s’en emparèrent avec la rapidité irrésistible des foules com- battantes.

Ici, très brièvement, mais très nettement, expliquons-nous sur le droit d’insur- rection.

L’insurrection de juin avait-elle raison ? On serait tenté de répondre oui et non.
Oui, si l’on considère le but, qui était la réalisation de la république ; non, si l’on considère le moyen, qui était le meurtre de la république. L’insurrection de juin tuait ce qu’elle voulait sauver. Méprise fatale.

Ce contre-sens étonne, mais l’étonnement cesse si l’on considère que l’intrigue bonapartiste et l’intrigue légitimiste étaient mêlées à la sincère et formidable co- lère du peuple. L’histoire aujourd’hui le sait, et la double intrigue est démontrée par deux preuves, la lettre de Bonaparte à Rapatel, et le drapeau blanc de la rue Saint-Claude.

L’insurrection de juin faisait fausse route.

En monarchie, l’insurrection est un pas en avant ; en république, c’est un pas en arrière.

L’insurrection n’est un droit qu’à la condition d’avoir devant elle la vraie révolte, qui est la monarchie. Un peuple se défend contre un homme, cela est juste.

Un roi, c’est une surcharge ; tout d’un côté, rien de l’autre ; faire contrepoids à cet homme excessif est nécessaire ; l’insurrection n’est autre chose qu’un rétablis- sement d’équilibre.

La colère est de droit dans les choses équitables ; renverser la Bastille est une action violente et sainte.

L’usurpation appelle la résistance ; la république, c’est-à-dire la souveraineté de l’homme sur lui-même, et sur lui seul, étant le principe social absolu, toute monarchie est une usurpation ; fût-elle légalement proclamée ; car il y a des cas, nous l’avons dit [note : Préface du tôme Ier, Avant l’exil.], où la loi est traître au droit. Ces rébellions de la loi doivent être réprimées, et ne peuvent l’être que par l’indignation du peuple. Royer-Collard disait : Si vous faites cette loi, je jure de lui désobéir .

La monarchie ouvre le droit à l’insurrection. La république le ferme.
En république, toute insurrection est coupable. C’est la bataille des aveugles.
C’est l’assassinat du peuple par le peuple. En monarchie, l’insurrection c’est la légitime défense ; en république, l’insurrection c’est le suicide.

La république a le devoir de se défendre, même contre le peuple ; car le peuple, c’est la république d’aujourd’hui, et la république, c’est le peuple d’aujourd’hui, d’hier et de demain.

Tels sont les principes.

Donc l’insurrection de juin 1848 avait tort.

Hélas ! ce qui la fit terrible, c’est qu’elle était vénérable. Au fond de cette im- mense erreur on sentait la souffrance du peuple. C’était la révolte des désespérés. La république avait un premier devoir, réprimer cette insurrection, et un deuxième devoir, l’amnistier. L’Assemblée nationale fit le premier devoir, et ne fit pas le se- cond. Faute dont elle répondra devant l’histoire.

Nous avons dû en passant dire ces choses parce qu’elles sont vraies et que toutes les vérités doivent être dites, et parce qu’aux époques troublées il faut des idées claires ; maintenant nous reprenons le récit commencé.

Ce fut par la maison n° 6 que les insurgés pénétrèrent dans la place dont nous avons parlé. Cette maison avait une cour qui, par une porte de derrière, communi- quait avec une impasse donnant sur une des grandes rues de Paris. Le concierge, nommé Desmasières, ouvrit cette porte aux insurgés, qui, par là, se ruèrent dans la cour, puis dans la place. Leur chef était un ancien maître d’école destitué par M. Guizot. Il s’appelait Gobert, et il est mort depuis, proscrit, à Londres. Ces hommes firent irruption dans cette cour, orageux, menaçants, en haillons, quelques-uns pieds nus, armés des armes que le hasard donne à la fureur, piques, haches, mar- teaux, vieux sabres, mauvais fusils, avec tous les gestes inquiétants de la colère et du combat ; ils avaient ce sombre regard des vainqueurs qui se sentent vaincus. En entrant dans la cour, un d’eux cria : « C’est ici la maison du pair de France ! »Alors ce bruit se répandit dans toute la place chez les habitants effarés : Ils vont piller le n° 6 !

Un des locataires du no. 6 était, en effet, un ancien pair de France qui était à cette époque membre de l’Assemblée constituante. Il était absent de la maison, et sa famille aussi. Son appartement, assez vaste, occupait tout le second étage, et avait à l’une de ses extrémités une entrée sur le grand escalier, et, à l’autre extré- mité, une issue sur un escalier de service.

Cet ancien pair de France était en ce moment-là même un des soixante repré- sentants envoyés par la Constituante pour réprimer l’insurrection, diriger les co- lonnes d’attaque et maintenir l’autorité de l’Assemblée sur les généraux. Le jour où ces faits se passaient, il faisait face à l’insurrection dans une des rues voisines, secondé par son collègue et ami le grand statuaire républicain David d’Angers.

-Montons chez lui ! crièrent les insurgés.

Et la terreur fut au comble dans toute la maison.

Ils montèrent au second étage. Ils emplissaient le grand escalier et la cour. Une vieille femme qui gardait le logis en l’absence des maîtres leur ouvrit, éperdue. Ils entrèrent pêle-mêle, leur chef en tête. L’appartement, désert, avait le grave aspect d’un lieu de travail et de rêverie.

Au moment de franchir le seuil, Gobert, le chef, ôta sa casquette et dit :

-Tête nue !

Tous se découvrirent. Une voix cria :
-Nous avons besoin d’armes. Une autre ajouta :
-S’il y en a ici, nous les prendrons.

-Sans doute, dit le chef.

L’antichambre était une grande pièce sévère, éclairée, à une encoignure, d’une étroite et longue fenêtre, et meublée de coffres de bois le long des murs, à l’an- cienne mode espagnole.

Ils y pénétrèrent.

-En ordre ! dit le chef.

Ils se rangèrent trois par trois, avec toutes sortes de bourdonnements confus.

-Faisons silence, dit le chef. Tous se turent.
Et le chef ajouta :

-S’il y a des armes, nous les prendrons.

La vieille femme, toute tremblante, les précédait. Ils passèrent de l’antichambre à la salle à manger.

-Justement ! cria l’un d’eux.

-Quoi ? dit le chef.

-Voici des armes.

Au mur de la salle à manger était appliquée, en effet, une sorte de panoplie en trophée. Celui qui avait parlé reprit :

-Voici un fusil.

Et il désignait du doigt un ancien mousquet à rouet, d’une forme rare.

-C’est un objet d’art, dit le chef.

Un autre insurgé, en cheveux gris, éleva la voix :

-En 1830, nous en avons pris de ces fusils-là, au musée d’artillerie. Le chef repartit :
-Le musée d’artillerie appartenait au peuple. Ils laissèrent le fusil en place.
A côté du mousquet à rouet pendait un long yatagan turc dont la lame était d’acier de Damas, et dont la poignée et le fourreau, sauvagement sculptés, étaient en argent massif.

-Ah ! par exemple, dit un insurgé, voilà une bonne arme. Je la prends. C’est un sabre.

-En argent ! cria la foule.

Ce mot suffit. Personne n’y toucha.

Il y avait dans cette multitude beaucoup de chiffonniers du faubourg Saint- Antoine, pauvres hommes très indigents.

Le salon faisait suite à la salle à manger. Ils y entrèrent.

Sur une table était jetée une tapisserie aux coins de laquelle on voyait les ini- tiales du maître de la maison.

-Ah ça mais pourtant, dit un insurgé, il nous combat !

-Il fait son devoir, dit le chef. L’insurgé reprit :
-Et alors, nous, qu’est-ce que nous faisons ? Le chef répondit :
-Notre devoir aussi. Et il ajouta :
-Nous défendons nos familles ; il défend la patrie.

Des témoins, qui sont vivants encore, ont entendu ces calmes et grandes pa- roles.

L’envahissement continua, si l’on peut appeler envahissement le lent défilé d’une foule silencieuse. Toutes les chambres furent visitées l’une après l’autre. Pas un meuble ne fut remué, si ce n’est un berceau. La maîtresse de la maison avait eu la superstition maternelle de conserver à côté de son lit le berceau de son dernier enfant. Un des plus farouches de ces déguenillés s’approcha et poussa doucement le berceau, qui sembla pendant quelques instants balancer un enfant endormi.

Et cette foule s’arrêta et regarda ce bercement avec un sourire.

A l’extrémité de l’appartement était le cabinet du maître de la maison, ayant une issue sur l’escalier de service. De chambre en chambre ils y arrivèrent.

Le chef fit ouvrir l’issue, car, derrière les premiers arrivés, la légion des combat- tants maîtres de la place encombrait tout l’appartement, et il était impossible de revenir sur ses pas.

Le cabinet avait l’aspect d’une chambre d’étude d’où l’on sort et où l’on va rentrer. Tout y était épars, dans le tranquille désordre du travail commencé. Per- sonne, excepté le maître de la maison, ne pénétrait dans ce cabinet ; de là une confiance absolue. Il y avait deux tables, toutes deux couvertes des instruments de travail de l’écrivain. Tout y était mêlé, papiers et livres, lettres décachetées, vers, prose, feuilles volantes, manuscrits ébauchés. Sur l’une des tables étaient rangés quelques objets précieux ; entre autres la boussole de Christophe Colomb, portant la date 1489 et l’inscription la Pinta .

Le chef, Gobert, s’approcha, prit cette boussole, l’examina curieusement, et la reposa sur la table en disant :

-Ceci est unique. Cette boussole a découvert l’Amérique.

A côté de cette boussole, on voyait plusieurs bijoux, des cachets de luxe, un en cristal de roche, deux en argent, et un en or, joyau ciselé par le merveilleux artiste Froment-Meurice.

L’autre table était haute, le maître de la maison ayant l’habitude d’écrire debout.

Sur cette table étaient les plus récentes pages de son œuvre interrompue,[note : Les Misérables.] et sur ces pages était jetée une grande feuille dépliée chargée de signatures. Cette feuille était une pétition des marins du Havre, demandant la revi- sion des pénalités, et expliquant les insubordinations d’équipages par les cruautés et les iniquités du code maritime. En marge de la pétition étaient écrites ces lignes de la main du pair de France représentant du peuple : « Appuyer cette pétition. Si l’on venait en aide à ceux qui souffrent, si l’on allait au-devant des réclamations légitimes, si l’on rendait au peuple ce qui est dû au peuple, en un mot, si l’on était juste, on serait dispensé du douloureux devoir de réprimer les insurrections. »

Ce défilé dura près d’une heure. Toutes les misères et toutes les colères pas- sèrent là, en silence. Ils entraient par une porte et sortaient par l’autre. On enten- dait au loin le canon.

Tous s’en retournèrent au combat.

Quand ils furent partis, quand l’appartement fut vide, on constata que ces pieds nus n’avaient rien insulté et que ces mains noires de poudre n’avaient touché à rien. Pas un objet précieux ne manquait, pas un papier n’avait été dérangé. Une seule chose avait disparu, la pétition des marins du Havre.

[Note : Cette disparition s’est expliquée depuis. Le chef, Gobert, avait emporté cette pétition annotée comme on vient de le voir, afin de montrer aux combattants à quel point l’habitant de cette maison, tout en faisant contre l’insurrection sa mission de représentant, était un ami vrai du peuple.]

Vingt ans après, le 27 mai 1871, voici ce qui se passait dans une autre grande place ; non plus à Paris, mais à Bruxelles, non plus le jour, mais la nuit.

Un homme, un aïeul, avec une jeune mère et deux petits enfants, habitait la maison numéro 3 de cette place, dite place des Barricades ; c’était le même qui avait habité le numéro 6 de la place Royale à Paris ; seulement il n’était plus qua- lifié « ancien pair de France », mais « ancien proscrit » ; promotion due au devoir accompli.

Cet homme était en deuil. Il venait de perdre son fils. Bruxelles le connaissait pour le voir passer dans les rues, toujours seul, la tête penchée, fantôme noir en cheveux blancs.

Il avait pour logis, nous venons de le dire, le numéro 3 de la place des Barricades. Il occupait, avec sa famille et trois servantes, toute la maison.
Sa chambre à coucher, qui était aussi son cabinet de travail, était au premier étage et avait une fenêtre sur la place ; au-dessous, au rez-de-chaussée, était le salon, ayant de même une fenêtre sur la place ; le reste de la maison se compo- sait des appartements des femmes et des enfants. Les étages étaient fort élevés ; la porte de la maison était contiguë à la grande fenêtre du rez-de-chaussée. De cette porte un couloir menait à un petit jardin entouré de hautes murailles au delà du- quel était un deuxième corps de logis, inhabité à cette époque à cause des vides qui s’étaient faits dans la famille.

La maison n’avait qu’une entrée et qu’une issue, la porte sur la place.

Les deux berceaux des petits enfants étaient près du lit de la jeune mère, dans la chambre du second étage donnant sur la place, au-dessus de l’appartement de l’aïeul.

Cet homme était de ceux qui ont l’âme habituellement sereine. Ce jour-là, le 27 mai, cette sérénité était encore augmentée en lui par la pensée d’une chose fra- ternelle qu’il avait faite le matin même. L’année 1871, on s’en souvient, a été une des plus fatales de l’histoire ; on était dans un moment lugubre. Paris venait d’être violé deux fois ; d’abord par le parricide, la guerre de l’étranger contre la France, ensuite par le fratricide, la guerre des français contre les français. Pour l’instant la lutte avait cessé ; l’un des deux partis avait écrasé l’autre ; on ne se donnait plus de coups de couteau, mais les plaies restaient ouvertes ; et à la bataille avait succédé cette paix affreuse et gisante que font les cadavres à terre et les flaques de sang figé.

Il y avait des vainqueurs et des vaincus ; c’est-à-dire d’un côté nulle clémence, de l’autre nul espoir.

Un unanime vae victis retentissait dans toute l’Europe. Tout ce qui se passait pouvait se résumer d’un mot, une immense absence de pitié. Les furieux tuaient, les violents applaudissaient, les morts et les lâches se taisaient. Les gouverne- ments étrangers étaient complices de deux façons ; les gouvernements traîtres souriaient, les gouvernements abjects fermaient aux vaincus leur frontière. Le gou- vernement catholique belge était un de ces derniers. Il avait, dès le 26 mai, pris des précautions contre toute bonne action ; et il avait honteusement et majestueuse- ment annoncé dans les deux Chambres que les fugitifs de Paris étaient au ban des nations, et que, lui gouvernement belge, il leur refusait asile.

Ce que voyant, l’habitant solitaire de la place des Barricades avait décidé que cet asile, refusé par les gouvernements à des vaincus, leur serait offert par un exilé.

Et, par une lettre rendue publique le 27 mai, il avait déclaré que, puisque toutes les portes étaient fermées aux fugitifs, sa maison à lui leur était ouverte, qu’ils pouvaient s’y présenter, et qu’ils y seraient les bienvenus, qu’il leur offrait toute la quantité d’inviolabilité qu’il pouvait avoir lui-même, qu’une fois entrés chez lui personne ne les toucherait sans commencer par lui, qu’il associait son sort au leur, et qu’il entendait ou être en danger avec eux, ou qu’ils fussent en sûreté avec lui.

Cela fait, le soir venu, après sa journée ordinaire de promenade solitaire, de rê- verie et de travail, il rentra dans sa maison. Tout le monde était déjà couché dans le logis. Il monta au deuxième étage, et écouta à travers une porte la respiration égale des petits enfants. Puis il redescendit au premier dans sa chambre, il s’accouda quelques instants à sa croisée, songeant aux vaincus, aux accablés, aux désespé- rés, aux suppliants, aux choses violentes que font les hommes, et contemplant la céleste douceur de la nuit.

Puis il ferma sa fenêtre, écrivit quelques mots, quelques vers, se déshabilla rê- veur, envoya encore une pensée de pitié aux vainqueurs aussi bien qu’aux vaincus, et, en paix avec Dieu, il s’endormit.

Il fut brusquement réveillé. A travers les profonds rêves du premier sommeil, il entendit un coup de sonnette ; il se dressa. Après quelques secondes d’attente, il pensa que c’était quelqu’un qui se trompait de porte ; peut-être même ce coup de sonnette était-il imaginaire ; il y a de ces bruits dans les rêves ; il remit sa tête sur l’oreiller.

Une veilleuse éclairait la chambre.

Au moment où il se rendormait, il y eut un second coup de sonnette, très opi- niâtre et très prolongé. Cette fois il ne pouvait douter ; il se leva, mit un pantalon à pied, des pantoufles et une robe de chambre, alla à la fenêtre et l’ouvrit.

La place était obscure, il avait encore dans les yeux le trouble du sommeil, il ne vit rien que de l’ombre, il se pencha sur cette ombre et demanda : Qui est là ?

Une voix très basse, mais très distincte, répondit : Dombrowski.

Dombrowski était le nom d’un des vaincus de Paris. Les journaux annonçaient, les uns qu’il avait été fusillé, les autres qu’il était en fuite.

L’homme que la sonnette avait réveillé pensa que ce fugitif était là, qu’il avait lu sa lettre publiée le matin, et qu’il venait lui demander asile. Il se pencha un peu, et aperçut en effet, dans la brume nocturne, au-dessous de lui, près de la porte de la maison, un homme de petite taille, aux larges épaules, qui ôtait son chapeau et le saluait. Il n’hésita pas, et se dit : Je vais descendre et lui ouvrir.

Comme il se redressait pour fermer la fenêtre, une grosse pierre, violemment lancée, frappa le mur à côté de sa tête. Surpris, il regarda. Un fourmillement de vagues formes humaines, qu’il n’avait pas remarqué d’abord, emplissait le fond de la place. Alors il comprit. Il se souvint que la veille, on lui avait dit : Ne publiez pas cette lettre, sinon vous serez assassiné. Une seconde pierre, mieux ajustée, brisa la vitre au-dessus de son front, et le couvrit d’éclats de verre, dont aucun ne le blessa. C’était un deuxième renseignement sur ce qui allait être fait ou essayé. Il se pencha sur la place, le fourmillement d’ombres s’était rapproché et était massé sous sa fenêtre ; il dit d’une voix haute à cette foule : Vous êtes des misérables !

Et il referma la croisée.

Alors des cris frénétiques s’élevèrent : A mort ! A la potence ! A la lanterne ! A mort le brigand !

Il comprit que « le brigand »c’était lui. Pensant que cette heure pouvait être pour lui la dernière, il regarda sa montre. Il était minuit et demi.

Abrégeons. Il y eut un assaut furieux. On en verra le détail dans ce livre. Qu’on se figure cette douce maison endormie, et ce réveil épouvanté. Les femmes se levèrent en sursaut, les enfants eurent peur, les pierres pleuvaient, le fracas des vitres et des glaces brisées était inexprimable. On entendait ce cri : A mort ! A mort ! Cet assaut eut trois reprises et dura sept quarts d’heure, de minuit et demi à deux heures un quart. Plus de cinq cents pierres furent lancées dans la chambre ; une grêle de cailloux s’abattit sur le lit, point de mire de cette lapidation. La grande fenêtre fut défoncée ; les barreaux du soupirail du couloir d’entrée furent tordus ; quant à la chambre, murs, plafond, parquet, meubles, cristaux, porcelaines, ri- deaux arrachés par les pierres, qu’on se représente un lieu mitraillé. L’escalade fut tentée trois fois, et l’on entendit des voix crier : Une échelle ! L’effraction fut essayée, mais ne put disloquer la doublure de fer des volets du rez-de-chaussée. On s’efforça de crocheter la porte ; il y eut un gros verrou qui résista. L’un des en- fants, la petite fille, était malade ; elle pleurait, l’aïeul l’avait prise dans ses bras ; une pierre lancée à l’aïeul passa près de la tête de l’enfant. Les femmes étaient en prière ; la jeune mère, vaillante, montée sur le vitrage d’une serre, appelait au secours ; mais autour de la maison en danger la surdité était profonde, surdité de terreur, de complicité peut-être. Les femmes avaient fini par remettre dans leurs berceaux les deux enfants effrayés, et l’aïeul, assis près d’eux, tenait leurs mains dans ses deux mains ; l’aîné, le petit garçon, qui se souvenait du siége de Paris, disait à demi-voix, en écoutant le tumulte sauvage de l’attaque : C’est des prus- siens . Pendant deux heures les cris de mort allèrent grossissant, une foule effrénée s’amassait dans la place. Enfin il n’y eut plus qu’une seule clameur : Enfonçons la porte !

Peu après que ce cri fut poussé, dans une rue voisine, deux hommes portant une longue poutre, propre à battre les portes des maisons assiégées, se dirigeaient vers la place des Barricades, vaguement entrevus comme dans un crépuscule de la Forêt-Noire.

Mais en même temps que la poutre le soleil arrivait ; le jour se leva. Le jour est un trop grand regard pour de certaines actions ; la bande se dispersa. Ces fuites d’oiseaux de nuit font partie de l’aurore.

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