Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

XII L’AVENIR DE L’EUROPE
Les organisateurs du Congrès de la Paix, qui s’est tenu, en 1872, à Lugano, avaient écrit à Victor Hugo pour lui demander de s’y rendre. Victor Hugo, retenu à Guer- nesey, leur a répondu la lettre suivante :

Aux membres du Congrès de la Paix, à Lugano.

Hauteville-House, 20 septembre 1872. Mes compatriotes européens,
Votre sympathique invitation me touche. Je ne puis assister à votre congrès. C’est un regret pour moi ; mais ce que je vous eusse dit, permettez-moi de vous l’écrire.

A l’heure où nous sommes, la guerre vient d’achever un travail sinistre qui re- met la civilisation en question. Une haine immense emplit l’avenir. Le moment semble étrange pour parler de la paix. Eh bien ! jamais ce mot : Paix, n’a pu être plus utilement prononcé qu’aujourd’hui. La paix, c’est l’inévitable but. Le genre humain marche sans cesse vers la paix, même par la guerre. Quant à moi, dès à présent, à travers la vaste animosité régnante, j’entrevois distinctement la frater- nité universelle. Les heures fatales sont une clairevoie et ne peuvent empêcher le rayon divin de passer à travers elles.

Depuis deux ans, des événements considérables se sont accomplis. La France a eu des aventures ; une heureuse, sa délivrance ; une terrible, son démembrement. Dieu l’a traitée à la fois par le bonheur et par le malheur. Procédé de guérison efficace, mais inexorable. L’empire de moins, c’est le triomphe ; l’Alsace et la Lor- raine de moins, c’est la catastrophe. Il y a là on ne sait quel mélange de redresse- ment et d’abaissement. On se sent fier d’être libre, et humilié d’être moindre. Telle est aujourd’hui la situation de la France qu’il faut qu’elle reste libre et redevienne grande. Le contre-coup de notre destinée atteindra la civilisation tout entière, car ce qui arrive à la France arrive au monde. De là une anxiété générale, de là une attente immense ; de là, devant tous les peuples, l’inconnu.

On s’effraie de cet inconnu. Eh bien, je dis qu’on s’effraie à tort. Loin de craindre, il faut espérer.

Pourquoi ? Le voici.
La France, je viens de le dire, a été délivrée et démembrée. Son démembrement a rompu l’équilibre européen, sa délivrance a fondé la république.

Effrayante fracture à l’Europe ; mais avec la fracture le remède. Je m’explique.
L’équilibre rompu d’un continent ne peut se reformer que par une transforma- tion. Cette transformation peut se faire en avant ou en arrière, dans le mal ou dans le bien, par le retour aux ténèbres ou par l’entrée dans l’aurore. Le dilemme su- prême est posé. Désormais, il n’y a plus de possible pour l’Europe que deux ave- nirs : devenir Allemagne ou France, je veux dire être un empire ou être une répu- blique.

C’est ce que le solitaire fatal de Sainte-Hélène avait prédit, avec une précision étrange, il y a cinquante-deux ans, sans se douter qu’il serait l’instrument indirect de cette transformation, et qu’il y aurait un Deux-Décembre pour aggraver le Dix- Huit-Brumaire, un Sedan pour dépasser Waterloo, et un Napoléon le Petit pour détruire Napoléon le Grand.

Seulement, si le côté noir de sa prophétie s’accomplissait, au lieu de l’Europe cosaque qu’il entrevoyait, nous aurions l’Europe vandale.

L’Europe empire ou l’Europe république ; l’un de ces deux avenirs est le passé. Peut-on revivre le passé ?
Évidemment non.

Donc nous aurons l’Europe république. Comment l’aurons-nous ?
Par une guerre ou par une révolution.

Par une guerre, si l’Allemagne y force la France. Par une révolution, si les rois y forcent les peuples. Mais, à coup sûr, cette chose immense, la République euro- péenne, nous l’aurons.

Nous aurons ces grands États-Unis d’Europe, qui couronneront le vieux monde comme les États-Unis d’Amérique couronnent le nouveau. Nous aurons l’esprit de conquête transfiguré en esprit de découverte ; nous aurons la généreuse frater- nité des nations au lieu de la fraternité féroce des empereurs ; nous aurons la pa- trie sans la frontière, le budget sans le parasitisme, le commerce sans la douane, la circulation sans la barrière, l’éducation sans l’abrutissement, la jeunesse sans la caserne, le courage sans le combat, la justice sans l’échafaud, la vie sans le meurtre, la forêt sans le tigre, la charrue sans le glaive, la parole sans le bâillon, la conscience sans le joug, la vérité sans le dogme, Dieu sans le prêtre, le ciel sans l’enfer, l’amour sans la haine. L’effroyable ligature de la civilisation sera défaite ; l’isthme affreux qui sépare ces deux mers, Humanité et Félicité, sera coupé. Il y aura sur le monde un flot de lumière. Et qu’est-ce que c’est que toute cette lu- mière ? C’est la liberté. Et qu’est-ce que c’est que toute cette liberté ? C’est la paix.

XIII OFFRES DE RENTRER A L’ASSEMBLÉE
A la fin de mars 1873, Victor Hugo, étant à Guernesey, recevait de Lyon les deux lettres suivantes :

Illustre citoyen Victor Hugo,

Au nom d’un groupe de citoyens radicaux du sixième arrondissement de Lyon, nous avons l’honneur de vous proposer la candidature à la députation du Rhône, aux élections partielles, en remplacement de M. de Laprade, démissionnaire.

Nous sommes sûrs du succès de votre candidature, et pensons que toutes celles qui pourraient se produire s’effaceront devant l’autorité de votre nom, si cher à la démocratie française.

Nous pensons que vous êtes toujours dans les mêmes vues que l’an dernier relativement au mandat contractuel.

Agréez, citoyen, nos salutations fraternelles.

Les délégués chargés de la rédaction. ( Suivent les signatures .)
Au citoyen Victor Hugo. Cher et illustre citoyen,
Les démocrates lyonnais vous saluent.

La démocratie lyonnaise, depuis longtemps, fait son possible pour marcher à la tête du mouvement social, et vous êtes le représentant le plus illustre de ses principes.

Vous avez eu des consolations pour tous les proscrits et des indignations contre tous les proscripteurs.

Nous avons gardé le souvenir de votre noble conduite à Bruxelles envers les réfugiés.

Nous n’avons pas oublié que vous avez accepté le contrat qui lie le députés et ses mandants.
Cher et illustre citoyen, la période que nous traversons est ardue et solennelle. Les principes de la démocratie radicale, d’où est sortie la révolution française,
les partisans du servage et de l’ignorance s’efforcent d’en retarder l’avénement.
Après avoir essayé de nous compromettre, ils s’évertuent à nous diviser.

Devant le scrutin qui demain va s’ouvrir, il ne faut pas que notre imposante majorité soit scindée par des divisions.

Nous avons voulu faire un choix devant lequel toute compétition s’efface ; nous avons résolu de vous offrir nos suffrages pour le siége vacant dans le département du Rhône.

Cette candidature, qui vous est offerte par la démocratie lyonnaise et radicale, veuillez nous faire connaître si vous l’acceptez.

Recevez, cher et illustre citoyen, le salut fraternel que nous vous adressons. ( Suivent les signatures .)
M. Victor Hugo a répondu :

Hauteville-House, 30 mars 1873. Honorables et chers concitoyens,
Je tiendrais à un haut prix l’honneur de représenter l’illustre ville de Lyon, si utile dans la civilisation, si grande dans la démocratie.

J’ai écrit : Paris est la capitale de l’Europe, Lyon est la capitale de la France .

La lettre collective que vous m’adressez m’honore ; je vous remercie avec émo- tion. Être l’élu du peuple de Lyon serait pour moi une gloire.

Mais, à l’heure présente, ma rentrée dans l’Assemblée serait-elle opportune ? Je ne le pense pas.
Si mon nom signifie quelque chose en ces années fatales où nous sommes, il signifie amnistie . Je ne pourrais reparaître dans l’Assemblée que pour demander l’amnistie pleine et entière ; car l’amnistie restreinte n’est pas plus l’amnistie que le suffrage mutilé n’est le suffrage universel.

Cette amnistie, l’assemblée actuelle l’accorderait-elle ? Évidemment non. Qui se meurt ne donne pas la vie.

Un vote hostile préjugerait la question ; un précédent fâcheux serait créé, et la réaction l’invoquerait plus tard. L’amnistie serait compromise.

Pour que l’amnistie triomphe, il faut que la question arrive neuve devant une assemblée nouvelle.

Dans ces conditions, l’amnistie l’emportera. L’amnistie, d’où naîtra l’apaise- ment et d’où sortira la réconciliation, est le grand intérêt actuel de la république.

Ma présence à la tribune aujourd’hui ne pouvant avoir le résultat qu’on en at- tendrait, il est utile que je reste à cette heure en dehors de l’Assemblée.
Toute considération de détail doit disparaître devant l’intérêt de la république. C’est pour mieux la servir que je crois devoir effacer ma personnalité en ce moment.

Vous m’approuverez, je n’en doute pas ; je reste profondément touché de votre offre fraternelle ; quoi qu’il arrive désormais, je me considérerai comme ayant, si- non les droits, du moins les devoirs d’un représentant de Lyon, et je vous envoie, citoyens, ainsi qu’au généreux peuple lyonnais, mon remerciement cordial.

VICTOR HUGO.

XIV HENRI ROCHEFORT
M. Victor Hugo a écrit à M. le duc de Broglie la lettre suivante : Auteuil, villa Montmorency, 8 août 1873.
Monsieur le duc et très honorable confrère,

C’est au membre de l’académie française que j’écris. Un fait d’une gravité ex- trême est au moment de s’accomplir. Un des écrivains les plus célèbres de ce temps, M. Henri Rochefort, frappé d’une condamnation politique, va, dit-on, être transporté dans la Nouvelle-Calédonie. Quiconque connaît M. Henri Rochefort peut affirmer que sa constitution très délicate ne résistera pas à cette transporta- tion, soit que le long et affreux voyage le brise, soit que le climat le dévore, soit que la nostalgie le tue. M. Henri Rochefort est père de famille, et laisse derrière lui trois enfants, dont une fille de dix-sept ans.

La sentence qui frappe M. Henri Rochefort n’atteint que sa liberté, le mode d’exécution de cette sentence atteint sa vie. Pourquoi Nouméa ? Les îles Sainte- Marguerite suffiraient. La sentence n’exige point Nouméa. Par la détention aux îles Sainte-Marguerite la sentence serait exécutée, et non aggravée. Le transport

dans la Nouvelle-Calédonie est une exagération de la peine prononcée contre M. Henri Rochefort. Cette peine est commuée en peine de mort. Je signale à votre attention ce nouveau genre de commutation.

Le jour où la France apprendrait que le tombeau s’est ouvert pour ce brillant et vaillant esprit serait pour elle un jour de deuil.

Il s’agit d’un écrivain, et d’un écrivain original et rare. Vous êtes ministre et vous êtes académicien, vos deux devoirs sont ici d’accord et s’entr’aident. Vous par- tageriez la responsabilité de la catastrophe prévue et annoncée, vous pouvez et vous devez intervenir, vous vous honorerez en prenant cette généreuse initiative, et, en dehors de toute opinion et de toute passion politique, au nom des lettres auxquelles nous appartenons vous et moi, je vous demande, monsieur et cher confrère, de protéger dans ce moment décisif, M. Henri Rochefort, et d’empêcher son départ, qui serait sa mort.

Recevez, monsieur le ministre et cher confrère, l’assurance de ma haute consi- dération.

VICTOR HUGO.

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