Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

NOTE V. FIN DE L’INCIDENT BELGE.
L’incident belge a eu une suite. Le dénoûment a été digne du commencement. La conscience publique exigeait un procès. Le gouvernement belge l’a compris ; il en a fait un. A qui ? Aux auteurs et complices du guet-apens de la place des Barri- cades ? Non. Au fils de Victor Hugo, et un peu par conséquent au père. Le gouver- nement belge a simplement accusé M. François-Victor Hugo de vol. M. François- Victor Hugo avait depuis quatre ou cinq ans dans sa chambre quelques vieux ta- bleaux achetés en Flandre et en Hollande. Le gouvernement catholique belge a supposé que ces tableaux devaient avoir été volés au Louvre par la Commune et par M. François-Victor Hugo. Il les a fait saisir en l’absence de M. François-Victor Hugo, et un juge nommé Cellarier a gravement et sans la moindre stupeur instruit le procès. Au bout de six semaines, il a fallu renoncer à cette tentative, digne pen- dant de la tentative nocturne du 27 mai. La justice belge s’est désistée du procès, a rendu les tableaux et a gardé la honte. De tels faits ne se qualifient pas.

La justice belge n’ayant pu donner le change à l’opinion, et n’ayant pas réussi dans son essai de poursuivre un faux crime, à paru, au bout de trois mois, se sou- venir qu’elle avait un vrai crime à poursuivre. Le 20 août, M. Victor Hugo a reçu, à Vianden, l’invitation de faire sa déclaration sur l’assaut du 27 mai devant le juge d’instruction de Diekirch. Il l’a faite en ces termes :

Le 1er juin 1871, au moment de quitter la Belgique, j’ai publié la déclaration que voici :

« L’assaut nocturne d’une maison est un crime qualifié. A six heures du matin, le procureur du roi devait être dans ma maison ; l’état des lieux devait être constaté judiciairement, l’enquête de justice en règle devait commencer, cinq témoins de- vaient être immédiatement entendus, les trois servantes, Mme Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n’a été fait. Aucun magistrat instructeur n’est venu ; au- cune vérification légale des dégâts, aucun interrogatoire. Demain toute trace aura à peu près disparu, et les témoins seront dispersés ; l’intention de ne rien voir est ici évidente. Après, la police sourde, la justice aveugle. Pas une déposition n’a été judiciairement recueillie ; et le principal témoin, qu’avant tout on devrait appeler, on l’expulse.

VICTOR HUGO. »

Tout ce que j’ai indiqué dans ce qu’on vient de lire s’est réalisé.

Aujourd’hui, 20 août 1871, je suis cité à faire, par-devant le juge d’instruction de Diekirch (Luxembourg), délégué par commission rogatoire, la déclaration de l’acte tenté contre moi dans la nuit du 27 mai.

Deux mois et vingt-quatre jours se sont écoulés. Je suis en pays étranger.
Le gouvernement belge a laissé aux traces matérielles le temps de disparaître, et aux témoins le temps de se disperser et d’oublier.

Puis, quand il a fait tout ce qu’il a pu pour rendre l’enquête illusoire, il com- mence l’enquête.

Quand la justice belge pense qu’au bout de près de trois mois le fait a eu le temps de s’évanouir judiciairement et est devenu insaisissable, elle se saisit du fait.

Pour commencer, au mépris du code, elle qualifie, dans la citation qui m’est remise, l’assaut d’une maison par une bande armée de pierres et poussant des cris de mort : « violation de domicile ».

Pourquoi pas tapage nocturne ?

A mes yeux, le crime qualifié de la place des Barricades a une circonstance at- ténuante. C’est un fait politique. C’est un acte sauvage et inconscient, un acte d’ignorance et d’imbécillité, du même genre que les faits reprochés aux agents de la Commune. Cette assimilation est acquise aux hommes de la place des Barri- cades. Ils ont agi aveuglément comme agissaient les instruments de la Commune. C’est pourquoi je les couvre de la même exception. C’est pourquoi il ne m’a pas convenu d’être plaignant.

C’est pourquoi, témoin, j’eusse plaidé la circonstance atténuante qu’on vient d’entendre.

Mais je n’ai pas voulu être plaignant, et le gouvernement belge n’a pas voulu que je fusse témoin.

Je serai absent.

Par le fait de qui ?

Par le fait du gouvernement belge.

La conduite du ministère belge, dans cette affaire, a excité l’indignation de toute la presse libre d’Europe, que je remercie.

En résumé,

Près de trois mois s’étant écoulés,

Les traces matérielles du fait étant effacées, Les témoins étant dispersés,
Le principal témoin, le contrôleur nécessaire de l’instruction, étant écarté, L’enquête réelle n’étant plus possible,
Le débat contradictoire n’étant plus possible,

Il est évident que ce simulacre d’instruction ne peut aboutir qu’à un procès dé- risoire ou à une ordonnance de non-lieu, plus dérisoire encore.

Je signale et je constate cette forme nouvelle du déni de justice. Je proteste contre tout ce qui a pu se faire en arrière de moi.
L’audacieuse et inqualifiable tentative faite contre mon fils, à propos de ses ta- bleaux, par la justice belge, montre surabondamment de quoi elle est capable.

Je maintiens contre le gouvernement belge et contre la justice belge toutes mes réserves.

Je fais juge de cette justice-là la conscience publique. VICTOR HUGO.

Diekirch, 22 août 1871.

—-

Voici comment s’est terminée la velléité de justice qu’avait eue la justice : un juge d’instruction a mandé M. Kerwyn de Lettenhove, fils du ministre de l’inté- rieur local, et désigné par toute la presse libérale belge comme un des coupables du 27 mai. Ce M. Kerwyn n’a pu nier qu’il n’eût fait partie de la bande qui avait as- siégé la nuit une maison habitée et failli tuer un petit enfant. L’honorable juge, sur cet aveu, lui a demandé s’il voulait nommer ses complices. M. Kerwyn a refusé. Le juge l’a condamné à cent francs d’amende . Fin.

NOTE VI. Lettre La Cécilia.
La lettre du 26 mai à l’ Indépendance belge disait primitivement :

« Johannard et La Cécilia … font fusiller un enfant »

Ce fait est inexact, comme le prouve la lettre suivante du général La Cécilia. Le général La Cécilia, disons-le à son honneur, a été commandant des francs-tireurs de Châteaudun.

A M. VICTOR HUGO.

Genève, 2 août 1871. Monsieur,
Dans une lettre, désormais historique, que vous ayez adressée à l’ Indépen- dance belge , à la date du 26 mai, j’ai lu, avec une pénible surprise, la phrase sui- vante :

« Ceux de la Commune, Johannard et La Cécilia, qui font fusiller un enfant de quinze ans, sont des criminels »

Par suite de quelle erreur fatale votre voix illustre et vénérée s’élevait-elle pour m’accuser d’une lâcheté aussi odieuse ? C’est ce qu’il m’importait de rechercher, mais le soin de dérober ma tête aux fureurs de la réaction m’a empêché jusqu’ici de le faire.

Sans attendre mes explications, plusieurs de mes amis ont pris ma défense dans la presse française et étrangère ; je crois pourtant devoir profiter du premier ins- tant de tranquillité pour vous fournir quelques détails qui achèveront de dissiper vos doutes, si vous en avez encore.

Le Journal officiel de la Commune du 20 mai contient le rapport ci-dessous que je transcris rigoureusement :

« LE CITOYEN JOHANNARD.-Je demande la parole pour une communication. Je me suis rendu hier au poste qu’on m’a fait l’honneur de me confier. On s’est battu toute la nuit. La présence d’un membre de la Commune a produit la meilleure influence parmi les combattants.-Je ne serais peut-être pas venu sans un fait très important, dont je crois de mon devoir de vous rendre compte.

On avait mis la main sur un GARÇON qui passait pour un espion,- toutes les preuves étaient contre lui et il a fini par avouer lui-même qu’il avait reçu de l’ar- gent et qu’il avait fait passer des lettres aux Versaillais .-J’ai déclaré qu’il fallait le fusiller sur-le-champ.-Le général La Cécilia et les officiers d’état-major étant du même avis, il a été fusillé à midi.

Cet acte m’ayant paru grave, j’ai cru de mon devoir d’en donner communication à la Commune et je dirai qu’en pareil cas j’agirai toujours de même. »

Vrai quant au fond, ce récit renferme cependant deux inexactitudes :

La première, c’est que l’individu que Johannard appelle un garçon était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans ; la seconde, c’est qu’il n’aurait pas suffi de l’avis de Johannard pour me déterminer à ordonner, conformément aux lois de la guerre, l’exécution d’un espion. Le rapport que j’ai adressé à ce sujet au délégué de la guerre témoigne que la sentence fut prononcée après toutes les formalités d’usage en pareille circonstance.

Néanmoins j’ai réfléchi que les paroles attribuées à Johannard par l’ Officiel ne vous permettaient pas de conclure que l’espion fusillé par mon ordre était un enfant de quinze ans.

J’ai donc continué mes recherches et j’ai fini par trouver que certains journaux belges, entre autres l’ Écho du Parlement , avaient, en reproduisant le compte rendu de l’ Officiel , eu le soin d’ajouter que la victime de ma férocité était un enfant de quinze ans.

Or, je n’ai pas besoin de vous le dire, à cette assertion j’oppose le démenti le plus formel.

Et pour vous, monsieur, comme pour tous ceux qui me connaissent, mon affir- mation suffira, car, je le dis avec orgueil, si l’on fouille dans ma vie, on trouvera que je n’ai rien à me reprocher, pas même une faiblesse, pas même une capitulation de conscience.

C’est donc comptant sur votre loyauté que je viens vous prier de vouloir bien effacer mon nom de votre lettre du 26 mai.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mon profond respect. Votre dévoué,
N. LA CÉCILIA.

Ex-général de division, commandant en chef de la 2e armée de la Commune de Paris.

NOTE VII. LE DÉPORTÉ JULES RENARD.
Aux rédacteurs du Rappel.

Je reçois aujourd’hui, 17 juin 1872, cette lettre du 27 mai. Jules Renard est cet homme résolu qui a poussé le respect de sa conscience jusqu’à se dénoncer lui- même. Il est en prison parce qu’il l’a voulu.

Je crois la publication de cette lettre nécessaire.

La presse entière s’empressera, je le pense, de la reproduire.

Cette lettre est remarquable à deux points de vue, l’extrême gravité des faits, l’extrême modération de la plainte.

A l’heure qu’il est, certainement, j’en suis convaincu du moins, Jules Renard n’est plus au cachot, mais il y a été, et cela suffit.

Une enquête est nécessaire ; je la réclame comme écrivain, n’ayant pas qualité pour la réclamer comme représentant.

Évidemment la gauche avisera. VICTOR HUGO.
Prison de Noailles, cellule de correction, N° 74, le 27 mai 1872. A M. Victor Hugo .
De profundis, clamo ad te.

Je suis au cachot depuis huit jours, pour avoir écrit la lettre suivante à M. le général Appert, chef de la justice militaire :

Prison des Chantiers, 20 mai 1872.

« Monsieur le général,

Nous avons l’honneur de vous informer que depuis quelque temps le régime de la prison des Chantiers n’est plus supportable.-Des provocations directes sont adressées chaque jour aux détenus en des termes qui, si ces faits se prolongeaient, donneraient lieu à des appréciations non méritées sur tout ce qui porte l’uniforme de l’armée française. Les sous-officiers employés au service de la prison ne se font aucun scrupule de frapper à coups de bâton sur la tête des prisonniers dont ils ont la garde. Les expressions les plus grossières, les plus humiliantes, les plus bles- santes, sont proférées contre nous et deviennent pour nous une continuelle exci- tation à la révolte.

Aujourd’hui encore, le maréchal des logis D… a frappé avec la plus extrême vio- lence un de nos codétenus, puis s’est promené dans les salles, un revolver dans une main, un gourdin dans l’autre, nous traitant tous de lâches et de canailles. Ce même sous-officier nous soumet depuis quelques jours à la formalité humi- liante de la coupe des cheveux et profite de cette occasion pour nous accabler de vexations et d’injures.

Jusqu’ici, faisant effort sur nous-mêmes, nous avons contenu notre indigna- tion, et nous avons répondu à ces faits, que nous ne voulons pas qualifier, par le silence et le dédain. Mais aujourd’hui la mesure est comble, et nous croyons de notre devoir rigoureux, monsieur le général, d’appeler votre haute attention sur ces faits que vous ignorez bien certainement, et de provoquer une enquête.

Il ne s’agit pas, croyez-le bien, monsieur le général, d’opposition de notre part.- Quelque dure que soit la consigne qui nous est imposée, nous sommes tous dis- posés à la respecter. Ce que nous avons l’honneur de vous soumettre, ce sont les excitations, les provocations, les voies de fait, dont le commandant de la prison donne l’exemple, et qui pourraient occasionner des malheurs. En un mot, il s’agit d’une question d’humanité, de dignité, à laquelle tout homme de cœur et d’hon- neur ne saurait rester insensible.

Nous avons l’honneur d’être, monsieur le général, vos respectueux, JULES RENARD, et une cinquantaine d’autres signataires. »
C’est pour avoir écrit cette lettre que je suis jusqu’à nouvel ordre dans un cachot infect, avec un forçat qui a les fers aux pieds, et cinq autres malheureux.

JULES RENARD, ancien secrétaire de Rossel.

NOTE VIII. VENTE DU POËME LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE
On lit dans les journaux de décembre 1873 :

« Victor Hugo a publié en septembre dernier des vers intitulés : la Libération du territoire . Ce poëme de quelques pages a été, selon la volonté de l’auteur, vendu au profit des alsaciens-lorrains.

Nous publions la note de MM. Michel Lévy frères, qui donne en détail les chiffres relatifs à cette vente.

Il a été vendu 23,986 exemplaires de la Libération du territoire , qui ont produit, à 50 centimes l’exemplaire, une somme brute de

: : : :11.993
Papier et impression, 2.269 Remises aux libraires, 5.149 90
Affichage et publicité, 47 80

: : : :7.486 70

Bénéfice net, 4.506 30

« Il existe trois sociétés de secours pour les alsaciens-lorrains : la société prési- dée par M. Crémieux, la société présidée par M. d’Haussonville, et la société du boulevard Magenta. Victor Hugo a partagé également entre ces trois comités le produit de la vente et a fait remettre à chacun d’eux la somme de 1,502 fr. 10 c. Total égal, 4,506 fr. 30 c. »

NOTE IX. PROCÈS-VERBAL DE L’ÉLECTION DU DÉLÉGUÉ AUX ÉLECTIONS SÉNATORIALES
CONSEIL MUNICIPAL DE PARIS

Séance du dimanche 16 janvier 1876 . (Exécution de la loi du 2 août 1875, sur les élections sénatoriales.)

L’an mil huit cent soixante-seize, le seize janvier, à une heure et demie de rele- vée, le conseil municipal de la ville de Paris s’est réuni dans le lieu ordinaire de ses séances, sous la présidence de M. Clémenceau, MM. Delzant et Sigismond Lacroix étant secrétaires.

M. le préfet de la Seine a donné lecture :

  1. De la loi constitutionnelle du 24 février 1875 sur l’organisation du sénat ;
  2. De la loi organique du 2 août 1875 sur l’élection des sénateurs ;
  3. De la loi du 30 décembre 1875 fixant à ce jour l’élection des délégués des conseils municipaux ;
  4. Du décret du 3 janvier 1876 convoquant les conseils municipaux et fixant la durée du scrutin.

Élection du délégué

Il a ensuite invité le conseil à procéder, sans débat , au scrutin secret et à la majorité absolue des suffrages, à l’élection d’un délégué.

Chaque conseiller municipal, a l’appel de son nom, a écrit son bulletin de vote sur papier blanc et l’a remis au président.

Le dépouillement du vote a commencé à 2 heures et demie. Il a donné les résul- tats ci-après :
Nombre de bulletins trouvés dans l’urne 73

A déduire, bulletin blanc 1

Reste pour le nombre des suffrages exprimés 72
Majorité absolue 37
Ont obtenu :

MM. Victor Hugo.. 53 voix.
Mignet 7
Gouin. 7
Dehaynin 1
Raspail père 1
Naquet 1
De Freycine 1
Malarmet. 1

M. Victor Hugo, ayant obtenu la majorité absolue, a été proclamé délégué.

—-

Le soir de ce jour, M. Clémenceau, président du conseil municipal de Paris, ac- compagné de plusieurs de ses collègues, s’est présenté chez M. Victor Hugo.

Il a dit à M. Victor Hugo :

Mon cher et illustre concitoyen,

Mes collègues m’ont chargé de vous faire connaître que le conseil municipal vous a élu aujourd’hui, entre tous nos concitoyens, pour représenter notre Paris, notre cher et grand Paris, dans le collège sénatorial du département de la Seine.

C’est un grand honneur pour moi que cette mission. Permettez-moi de m’en acquitter sans phrases.

Le conseil municipal de la première commune de France, de la commune fran- çaise par excellence, avait le devoir de choisir, pour représenter cette laborieuse démocratie parisienne qui est le sang et la chair de la démocratie française, un homme dont la vie fût une vie de travail et de lutte, et qui fût en même temps, s’il se pouvait rencontrer, la plus haute expression du génie de la France.

Il vous a choisi, mon cher et illustre concitoyen, vous qui parlez de Paris au monde, vous qui avez dit ses luttes, ses malheurs, ses espérances ; vous qui le connaissez et qui l’aimez ; vous enfin qui, pendant vingt ans d’abaissement et de honte ; vous êtes dressé inexorable devant le crime triomphant ; vous qui avez fait taire l’odieuse clameur des louanges prostituées pour faire entendre au monde

La voix qui dit : Malheur, la bouche qui dit : Non !

Hélas ! le malheur que vous prédisiez est venu. Il est venu trop prompt, et sur- tout trop complet.

Notre génération, notre ville, commencent à jeter vers l’avenir un regard d’es- pérance. Notre nef est de celles qui ne sombrent jamais. Fluctuat nec mergitur . Puisque les brumes du présent ne vous obscurcissent pas l’avenir, quittez l’arche, vous qui planez sur les hauteurs, donnez vos grands coups d’aile, et puissions- nous bientôt vous saluer rapportant à ceux qui douteraient encore le rameau vert de la république !

M. Victor Hugo a répondu : Monsieur le président du conseil municipal de Paris,

Je suis profondément ému de vos éloquentes paroles. Y répondre est difficile, je vais l’essayer pourtant.

Vous m’apportez un mandat, le plus grand mandat qui puisse être attribué à un citoyen. Cette mission m’est donnée de représenter, dans un moment solen- nel, Paris, c’est-à-dire la ville de la république, la ville de la liberté, la ville qui ex- prime la révolution par la civilisation, et qui, entre toutes les villes, a ce privilège de n’avoir jamais fait faire à l’esprit humain un pas en arrière.

Paris-il vient de me le dire admirablement par votre bouche-a confiance en moi. Permettez-moi de dire qu’il a raison. Car, si par moi-même je ne suis rien, je sens que par mon dévouement j’existe, et que ma conscience égale la confiance de Paris.

Il s’agit d’affermir la fondation de la république. Nous le ferons ; et la réussite est certaine. Quant à moi, armé de votre mandat, je me sens une force profonde. Sentir en soi l’âme de Paris, c’est quelque chose comme sentir en soi l’âme même de la civilisation.

J’irai donc, droit devant moi, à votre but, qui est le mien. La fonction que vous me confiez est un grand honneur ; mais ce qui s’appelle honneur en monarchie, s’appelle devoir en république. C’est donc plus qu’un grand honneur que vous me conférez, c’est un grand devoir que vous m’imposez. Ce devoir, je l’accepte, et je le remplirai. Ce que veut Paris, je le dirai à la France. Comptez sur moi. Vive la république !

NOTE X. ELECTIONS SÉNATORIALES DE LA SEINE
RÉUNION DES ÉLECTEURS

21 janvier 1876.

M. LAURENT-PICHAT, président .-Je mets aux voix la candidature de M. Victor Hugo.

M. L. ASSELINE.-Je demande que le vote ait lieu sans débats pour rendre hom- mage à l’illustre citoyen. ( Assentiment général. )

La candidature de M. Victor Hugo est adoptée par acclamation.

M. VICTOR HUGO.-Je ne croyais pas utile de parler ; mais, puisque l’assem- blée semble le désirer, je dirai quelques mots, quelques mots seulement, car votre temps est précieux.

Mes concitoyens, le mandat que vous me faites l’honneur de me proposer n’est rien à côté du mandat que je m’impose. ( Mouvement .)

Je vais bien au delà.

Les vérités dont la formule a été si fermement établie par notre éloquent pré- sident sont les vérités mêmes pour lesquelles je combats depuis trente-six ans. Je les veux, ces vérités absolues, et j’en veux d’autres encore. ( Oui ! oui ! ) Vous le sa- vez, lutter pour la liberté est quelquefois rude, mais toujours doux, et cette lutte pour les choses vraies est un bonheur pour l’homme juste. Je lutterai.

A mon âge, on a beaucoup de passé et peu d’avenir, et il n’est pas difficile à mon passé de répondre de mon avenir.

Je ne doute pas de l’avenir. J’ai foi dans le calme et prospère développement de la république ; je crois profondément au bonheur de ma patrie ; le temps des grandes épreuves est fini, je l’espère. Si pourtant il en était autrement, si de nou- velles commotions nous étaient réservées, si le vent de tempête devait souffler

encore, eh bien ! quant à moi, je suis prêt, ( Bravos .) Le mandat que je me donne à moi-même est sans limite. Ces vérités suprêmes qui sont plus que la base de la politique, qui sont la base de la conscience humaine, je les défendrai, je ne m’épar- gnerai pas, soyez tranquilles ! ( Applaudissements. )

Je prendrai la parole au sénat, aux assemblées, partout ; je prendrai la parole là où je l’aurai, et, là où je ne l’aurai pas, je la prendrai encore. Je n’ai reculé et je ne reculerai devant aucune des extrémités du devoir, ni devant les barricades, ni devant le tyran ; j’irais … cela va sans dire, et votre émotion me dit que la pensée qui est dans mon cœur est aussi dans le vôtre, et je lis dans vos yeux les paroles que je vais prononcer …-pour la défense du peuple et du droit, j’irais jusqu’à la mort, si nous étions condamnés à combattre, et jusqu’à l’exil si nous étions condamnés à survivre. ( Acclamations. )

NOTE XI. APRÈS LE DISCOURS POUR L’AMNISTIE
Un groupe maçonnique de Toulouse a écrit à Victor Hugo. Toulouse, 26 mai 1876.
Maître et citoyen,

La cause que vous avez plaidée lundi au sénat est noble et belle ; juste au point de vue humanitaire, juste au point de vue politique. Le sénat n’a voulu comprendre ni l’un ni l’autre ; il avait le parti pris de ne pas se laisser émouvoir ; et pourtant, vos sublimes accents ont fait vibrer tous les cœurs français et véritablement humains. Mais vos collègues avaient revêtu leurs poitrines de la triple cuirasse du poëte la- tin ; sous prétexte de politique, ils sont demeurés sourds à la voix de l’humanité. Souvent trop d’habileté nuit, car, en étouffant celle-ci, ils ont compromis celle-là.

Dans la question de l’amnistie, les intérêts de la politique et de l’humanité sont les mêmes. Qu’importe que le sénat n’ait point voulu prendre leur défense ? Il a cru étouffer la question en la rejetant, il n’a réussi qu’à lui donner une impulsion plus vive, qu’à l’imposer aux méditations de tous. Les deux Chambres ont rejeté la cause de l’amnistie, de l’humanité, de la justice ; le pays la prend en main, et il faudra bien que le pays finisse par avoir raison de toutes les fausses peurs, de toutes les mauvaises volontés, de tous les calculs égoïstes.

Maître, la France ne se faisait pas d’illusion ; elle savait que l’amnistie était condam- née d’avance et qu’elle se heurterait à un parti pris ; elle savait que les puissants
du jour ne consentiraient pas à ouvrir les portes de la patrie à ces milliers de mal- heureux qui expient, depuis cinq années, loin du sol natal, le crime de s’être laissé égarer un moment après les souffrances et les privations du siége et du bombarde- ment, après avoir défendu et sauvé l’honneur national compromis par … d’autres. Cela était prévu, la France n’avait aucune illusion ; elle n’applaudit qu’avec plus d’attendrissement et d’enthousiasme à votre patriotisme, à votre courage civique. En vous lisant, elle a cru entendre la voix de la Patrie désolée qui pleure l’exil de ses enfants ; elle a cru entendre la voix de l’Humanité faisant appel à l’union des cœurs, à la fraternité des membres d’une même famille. Et, quant à la page élo- quente, digne des plus belles des Châtiments , où vous prenez au collet le sinistre aventurier de Boulogne et de Décembre, le démoralisateur de la France, le lâche et le traître de Sedan, pour le flétrir et le condamner, nous avons cru entendre la sentence vengeresse de l’impartiale Histoire.

Maître, un groupe maçonnique de Toulouse, après avoir lu votre splendide discours- tellement irréfutable que les complices eux-mêmes de l’assassin des boulevards, vos collègues au sénat, hélas ! sont demeurés muets et cloués à leurs fauteuils, vous fait part de son enthousiasme et de sa vénération, et vous dit : Maître, la France démocratique c’est-à dire la fille de la Révolution de 1789, celle qui tra- vaille, celle qui pense, celle qui est humaine et qui veut chasser jusqu’au souvenir de nos discordes-est avec vous-votre saisissant et admirable langage a été l’ex- pression fidèle des sentiments de son cœur et de sa volonté inébranlable. La cause de l’amnistie a été perdue devant le parlement, elle a été gagnée devant l’opinion publique.

Pour les francs-maçons, au nom desquels je parle, pour la France intellectuelle et morale, vous êtes toujours le grand poëte, le courageux citoyen, l’éloquent pen- seur, l’interprète le plus admiré des grandes lois divines et humaines, en même temps que le plus éclatant génie moderne de la patrie de Voltaire et de Molière.

Permettez-nous de serrer votre loyale main, LOUIS BRAUD.
Ont adhéré :

DOUMERGUE, L. EDAN, TOURNIÉ aîné, CODARD, P. BAUX, LAPART, F. MASSY, BONNEMAISON, SIMON, CASTAING, B0UILHIÈRES, DELCROSSE, BIRON, ALIÉ, THIL, PELYRIN, DUREST, CLERGUE, DEMEURE, BOURGARE, TARRIÉ, OURNAC, HAFFNER, AMOUROUX, A. FUMEL, URBAIN, FUMEL, GAUBERT, DE MARGEOT, HECTOR GOUA, CASTAGNÉ, BRENEL, PARIS aîné, PUJOL, GRATELOU, GIRONS, GROS, COSTE, ASABATHIER, BROL, PAGÈS, ROCHE, FIGARID, BERGER, GAR- DEL, BOLA, CORNE, BOUDET, GAUSSERAN, COUDARD, BARLE, DELMAS, PI- CARD, LANNES, ARISTE, PASSERIEUX, etc., etc.

Voici la réponse de Victor Hugo :

Paris, 4 juin 1876.

Mes honorables concitoyens,

Votre patriotique sympathie, si éloquemment exprimée, serait une récompense, si j’en méritais une.

Mais je ne suis rien qu’une voix qui a dit la vérité.

Je saisis, en vous remerciant, l’occasion de remercier les innombrables parti- sans de l’amnistie qui m’écrivent en ce moment tant de généreuses lettres d’adhé- sion. En vous répondant, je leur réponds.

Cette unanimité pour l’amnistie est belle ; on y sent le vœu, je dirais presque le vote de la France.

En dépit des hésitations aveugles, l’amnistie se fera. Elle est dans la force des choses. L’amnistie s’impose à tous les cœurs par la pitié et à tous les esprits par la justice.

Je presse vos mains cordiales. VICTOR HUGO.

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