Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

XXXI OBSÈQUES DE GEORGE SAND
10 JUIN 1876.

Les obsèques de Mme George Sand ont eu lieu à Nohant. M. Paul Meurice a lu sur sa tombe le discours de M. Victor Hugo.

Je pleure une morte, et je salue une immortelle.

Je l’ai aimée, je l’ai admirée, je l’ai vénérée ; aujourd’hui, dans l’auguste sérénité de la mort, je la contemple.

Je la félicite parce que ce qu’elle a fait est grand, et je la remercie parce que ce qu’elle a fait est bon. Je me souviens qu’un jour je lui ai écrit : « Je vous remercie d’être une si grande âme. »

Est-ce que nous l’avons perdue ? Non.
Ces hautes figures disparaissent, mais ne s’évanouissent pas. Loin de là ; on pourrait presque dire qu’elles se réalisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent visibles sous l’autre. Transfiguration sublime.

La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin qui est l’idée. George Sand était une idée ; elle est hors de la chair, la voilà libre ; elle est morte, la voilà vivante. Patuit dea.

George Sand a dans notre temps une place unique. D’autres sont les grands hommes ; elle est la grande femme.

Dans ce siècle qui a pour loi d’achever la révolution française et de commencer la révolution humaine, l’égalité des sexes faisant partie de l’égalité des hommes, une grande femme était nécessaire. Il fallait que la femme prouvât qu’elle peut avoir tous nos dons virils sans rien perdre de ses dons angéliques ; être forte sans cesser d’être douce. George Sand est cette preuve.

Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui honore la France, puisque tant d’autres la déshonorent. George Sand sera un des orgueils de notre siècle et de notre pays. Rien n’a manqué à cette femme pleine de gloire. Elle a été un grand cœur comme Barbès, un grand esprit comme Balzac, une grande âme comme Lamartine. Elle avait en elle la lyre. Dans cette époque où Garibaldi a fait des prodiges, elle a fait des chefs-d’œuvre.

Ces chefs-d’œuvre, les énumérer est inutile. A quoi bon se faire le plagiaire de la mémoire publique ? Ce qui caractérise leur puissance, c’est la bonté. George Sand était bonne ; aussi a-t-elle été haïe. L’admiration a une doublure, la haine, et l’enthousiasme a un revers, l’outrage. La haine et l’outrage prouvent pour, en voulant prouver contre. La huée est comptée par la postérité comme un bruit de gloire. Qui est couronné est lapidé. C’est une loi, et la bassesse des insultes prend mesure sur la grandeur des acclamations.

Les êtres comme George Sand sont des bienfaiteurs publics. Ils passent, et à peine ont-ils passé que l’on voit à leur place, qui semblait vide, surgir une réalisa- tion nouvelle du progrès.

Chaque fois que meurt une de ces puissantes créatures humaines, nous enten- dons comme un immense bruit d’ailes ; quelque chose s’en va, quelque chose sur- vient.

La terre comme le ciel a ses éclipses ; mais, ici-bas comme là-haut, la réappari- tion suit la disparition. Le flambeau qui était un homme ou une femme et qui s’est éteint sous cette forme, se rallume sous la forme idée. Alors on s’aperçoit que ce qu’on croyait éteint était inextinguible. Ce flambeau rayonne plus que jamais ; il fait désormais partie de la civilisation ; il entre dans la vaste clarté humaine ; il s’y ajoute ; et le salubre vent des révolutions l’agite, mais le fait croître ; car les mysté- rieux souffles qui éteignent les clartés fausses alimentent les vraies lumières.

Le travailleur s’en est allé ; mais son travail est fait.

Edgar Quinet meurt, mais la philosophie souveraine sort de sa tombe et, du haut de cette tombe, conseille les hommes. Michelet meurt, mais derrière lui se dresse l’histoire traçant l’itinéraire de l’avenir. George Sand meurt, mais elle nous lègue le droit de la femme puisant son évidence dans le génie de la femme. C’est ainsi que la révolution se complète. Pleurons les morts, mais constatons les avéne- ments ; les faits définitifs surviennent, grâce à ces fiers esprits précurseurs. Toutes les vérités et toutes les justices sont en route vers nous, et c’est là le bruit d’ailes que nous entendons. Acceptons ce que nous donnent en nous quittant nos morts illustres ; et, tournés vers l’avenir, saluons, sereins et pensifs, les grandes arrivées que nous annoncent ces grands départs.

XXXII L’AMNISTIE AU SÉNAT
SÉANCE DU LUNDI 22 MAI 1876

M. LE PRÉSIDENT.-L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de nos collègues, relativement à l’amnistie.

La parole est à M. Victor Hugo.

( M. Victor Hugo monte à la tribune. Profonde attention. ) DISCOURS DE VICTOR HUGO
Messieurs,

Mes amis politiques et moi, nous avons pensé que, dans une si haute et si diffi- cile question, il fallait, par respect pour la question même et par respect pour cette assemblée, ne rien laisser au hasard de la parole ; et c’est pourquoi j’ai écrit ce que j’ai à vous dire. Il convient d’ailleurs à mon âge de ne prononcer que des paroles pesées et réfléchies. Le sénat, je l’espère, approuvera cette prudence.

Du reste, et cela va sans dire, mes paroles n’engagent que moi.

Messieurs, après ces funestes malentendus qu’on appelle crises sociales, après les déchirements et les luttes, après les guerres civiles, qui ont ceci pour châti- ment, c’est que souvent le bon droit s’y donne tort, les sociétés humaines, doulou- reusement ébranlées, se rattachent aux vérités absolues et éprouvent un double besoin, le besoin d’espérer et le besoin d’oublier.

J’y insiste ; quand on sort d’un long orage, quand tout le monde a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal, quand un certain éclaircissement commence à pénétrer dans les profonds problèmes à résoudre, quand l’heure est revenue de se mettre au travail, ce qu’on demande de toutes parts, ce qu’on implore, ce qu’on veut, c’est l’apaisement ; et, messieurs, il n’y a qu’un apaisement, c’est l’oubli.

Messieurs, dans la langue politique, l’oubli s’appelle amnistie. Je demande l’amnistie.
Je la demande pleine et entière. Sans conditions. Sans restrictions. Il n’y a d’am- nistie que l’amnistie. L’oubli seul pardonne.

L’amnistie ne se dose pas. Demander : Quelle quantité d’amnistie faut-il ? c’est comme si l’on demandait : Quelle quantité de guérison faut-il ? Nous répondons : Il la faut toute.

Il faut fermer toute la plaie.

Il faut éteindre toute la haine.

Je le déclare, ce qui a été dit, depuis cinq jours, et ce qui a été voté, n’a modifié en rien ma conviction.

La question se représente entière devant vous, et vous avez le droit de l’exami- ner dans la plénitude de votre indépendance et de votre autorité.

Par quelle fatalité en est-on venu à ceci que la question qui devrait le plus nous rapprocher soit maintenant celle qui nous divise le plus ?

Messieurs, permettez-moi d’élaguer de cette discussion tout ce qui est arbi- traire. Permettez-moi de chercher uniquement la vérité. Chaque parti a ses ap- préciations, qui sont loin d’être des démonstrations ; on est loyal des deux côtés, mais il ne suffit pas d’opposer des allégations à des allégations. Quand d’un côté on dit : l’amnistie rassure, de l’autre on répond : l’amnistie inquiète ; à ceux qui disent : l’amnistie est une question française, on répond : l’amnistie n’est qu’une question parisienne ; à ceux qui disent : l’amnistie est demandée par les villes, on réplique : l’amnistie est repoussée par les campagnes. Qu’est-ce que tout cela ? Ce sont des assertions. Et je dis à mes contradicteurs : les nôtres valent les vôtres. Nos affirmations ne prouvent pas plus contre vos négations que vos négations ne prouvent contre nos affirmations. Laissons de côté les mots et voyons les choses. Allons, au fait. L’amnistie est-elle juste ? oui ou non.

Si elle est juste, elle est politique. Là est toute la question.
Examinons.

Messieurs, aux époques de discorde, la justice est invoquée par tous les partis. Elle n’est d’aucun. Elle ne connaît qu’elle-même. Elle est divinement aveugle aux passions humaines. Elle est la gardienne de tout le monde et n’est la servante de personne. La justice ne se mêle point aux guerres civiles, mais elle ne les ignore pas, et elle y intervient. Et savez-vous à quel moment elle y arrive ?

Après.

Elle laisse faire les tribunaux d’exception, et, quand ils ont fini, elle commence. Alors elle change de nom et elle s’appelle la clémence.
La clémence n’est autre chose que la justice, plus juste. La justice ne voit que la faute, la clémence voit le coupable. A la justice, la faute apparaît dans une sorte d’isolement inexorable ; à la clémence, le coupable apparaît entouré d’innocents ; il a un père, une mère, une femme, des enfants, qui sont condamnés avec lui et qui subissent sa peine. Lui, il a le bagne ou l’exil ; eux, ils ont la misère. Ont-ils mérité le châtiment ? Non. L’endurent-ils ? Oui. Alors la clémence trouve la justice injuste. Elle s’interpose et elle fait grâce. La grâce, c’est la rectification sublime que fait à la justice d’en bas la justice d’en haut. ( Mouvement. )

Messieurs, la clémence a raison.

Elle a raison dans l’ordre civil et social, et elle a plus raison encore dans l’ordre politique. Là, devant cette calamité, la guerre entre citoyens, la clémence n’est pas seulement utile, elle est nécessaire ; là, se sentant en présence d’une immense conscience troublée qui est la conscience publique, la clémence dépasse le par- don, et, je viens de le dire, elle va jusqu’à l’oubli. Messieurs, la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commencé ? Tout le monde et personne. De là cette nécessité, l’amnistie. Mot profond qui constate à la fois la défaillance de tous et la magnanimité de tous. Ce que l’amnistie a d’admirable et d’efficace, c’est qu’on y retrouve la solidarité humaine. C’est plus qu’un acte de souveraineté, c’est un acte de fraternité. C’est le démenti à la discorde. L’amnistie est la suprême extinction des colères, elle est la fin des guerres civiles. Pourquoi ? Parce qu’elle contient une sorte de pardon réciproque.

Je demande l’amnistie.

Je la demande dans un but de réconciliation.

Ici les objections se dressent devant moi ; ces objections sont presque des accu- sations. On me dit : Votre amnistie est immorale et inhumaine ! vous sapez l’ordre social ! vous vous faites l’apologiste des incendiaires et des assassins ! vous plaidez pour des attentats ! vous venez au secours des malfaiteurs !

Je m’arrête. Je m’interroge.

Messieurs, depuis cinq ans, je remplis, dans la mesure de mes forces, un dou- loureux devoir que, du reste, d’autres, meilleurs que moi, remplissent mieux que moi. Je rends de temps en temps, et le plus fréquemment que je puis, de respec- tueuses visites à la misère. Oui, depuis cinq ans, j’ai souvent monté de tristes es- caliers ; je suis entré dans des logis où il n’y a pas d’air l’été, où il n’y a pas de feu l’hiver, où il n’y a pas de pain ni l’hiver ni l’été. J’ai vu, en 1872, une mère dont l’enfant, un enfant de deux ans, était mort d’un rétrécissement d’intestins causé par le manque d’aliments. J’ai vu des chambres pleines de fièvre et de douleur ; j’ai vu se joindre des mains suppliantes ; j’ai vu se tordre des bras désespérés ; j’ai entendu des râles et des gémissements, là des vieillards, là des femmes, là des enfants ; j’ai vu des souffrances, des désolations, des indigences sans nom, tous les haillons du dénûment, toutes les pâleurs de la famine, et, quand j’ai demandé la cause de toute cette misère, on m’a répondu : C’est que l’homme est absent !

L’homme, c’est le point d’appui, c’est le travailleur, c’est le centre vivant et fort, c’est le pilier de la famille. L’homme n’y est pas, c’est pourquoi la misère y est. Alors j’ai dit : Il faudrait que l’homme revînt. Et parce que je dis cela, j’entends des cris de malédiction. Et, ce qui est pire, des paroles d’ironie. Cela m’étonne, je l’avoue. Je me demande ce qu’ils ont fait, ces êtres accablés, ces vieillards, ces en- fants, ces femmes ; ces veuves, dont le mari n’est pas mort, ces orphelins dont le père est vivant ! Je me demande s’il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu’ils n’ont pas commises. Je demande qu’on leur rende le père. Je suis stupéfait d’éveiller tant de colère parce que j’ai compassion de tant de dé- tresse, parce que je n’aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m’agenouille devant les vieilles mères inconsolables, et parce que je vou- drais réchauffer les pieds nus des petits enfants ! Je ne puis m’expliquer comment il est possible qu’en défendant les familles j’ébranle la société, et comment il se fait que, parce que je plaide pour l’innocence, je sois l’avocat du crime !

Quoi ! parce que, voyant des infortunes inouïes et imméritées, de lamentables pauvretés, des mères et des épouses qui sanglotent, des vieillards qui n’ont même plus de grabats, des enfants qui n’ont même plus de berceaux, j’ai dit : me voilà ! que puis-je pour vous ? à quoi puis-je vous être bon ? et parce que les mères m’ont dit : rendez-nous nos fils ! et parce que les femmes m’ont dit : rendez-nous notre mari ! et parce que les enfants m’ont dit : rendez-nous notre père ! et parce que j’ai répondu : j’essaierai !-j’ai mal fait ! j’ai eu tort !

Non ! vous ne le pensez pas, je vous rends cette justice. Aucun de vous ne le pense ici !

Eh bien ! j’essaie en ce moment.

Messieurs, écoutez-moi avec patience, comme on écoute celui qui plaide ; c’est le droit sacré de défense que j’exerce devant vous ; et si, songeant à tant de dé- tresses et à tant d’agonies qui m’ont confié leur cause, dans la conviction de ma compassion, il m’arrive de dépasser involontairement les limites que je veux m’im- poser, souvenez-vous que je suis en ce moment le porte-parole de la clémence, et que, si la clémence est une imprudence, c’est une belle imprudence, et la seule permise à mon âge ; souvenez-vous qu’un excès de pitié, s’il pouvait y avoir excès dans la pitié, serait pardonnable chez celui qui a vécu beaucoup d’années, que celui qui a souffert a droit de protéger ceux qui souffrent, que c’est un vieillard qui vous sollicite pour des femmes et pour des enfants, et que c’est un proscrit qui vous parle pour des vaincus. ( Vive émotion sur tous les bancs. )

Messieurs, un profond doute est toujours mêlé aux guerres civiles. J’en atteste qui ? Le rapport officiel. Il avoue, page 2, que l’ obscurité du mouvement (du 18 mars) permettait à chacun (je cite) d’entrevoir la réalisation de quelques idées, justes peut-être. C’est ce que nous avons toujours dit. Messieurs, la poursuite a été illimitée, l’amnistie ne doit pas être moindre. L’amnistie seule, l’amnistie totale, peut effacer ce procès fait à une foule, procès qui débute par trente-huit mille ar- restations, dans lesquelles il y a huit cent cinquante femmes et six cent cinquante et un enfants de quinze ans, seize ans et sept ans.

Est-il un seul de vous, messieurs, qui puisse aujourd’hui passer sans un serre- ment de cœur dans de certains quartiers de Paris ; par exemple, près de ce sinistre soulèvement de pavés encore visible au coin de la rue Rochechouart et du boule- vard ? Qu’y a-t-il sous ces pavés ? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va quelquefois si loin dans l’avenir. Je m’arrête ; je me suis imposé des réserves, et je ne veux pas les franchir ; mais cette clameur fatale, il dépend de vous de l’éteindre. Messieurs, depuis cinq ans l’histoire a les yeux fixés sur ce tragique sous-sol de Pa- ris, et elle en entendra sortir des voix terribles tant que vous n’aurez pas fermé la bouche des morts et décrété l’oubli.

Après la justice, après la pitié, considérez la raison d’état. Songez qu’à cette heure les déportés et les expatriés se comptent par milliers, et qu’il y a de plus les innombrables fuites des innocents effrayés, énorme chiffre inconnu. Cette vaste absence affaiblit le travail national ; rendez les travailleurs aux ateliers ; on vous l’a dit éloquemment dans l’autre Chambre, rendez à nos industries parisiennes ces ouvriers qui sont des artistes ; faites revenir ceux qui nous manquent ; pardonnez et rassurez ; le conseil municipal n’évalue pas à moins de cent mille le nombre des disparus. Les sévérités qui frappent des populations réagissent sur la prospérité publique ; l’expulsion des maures a commencé la ruine de l’Espagne et l’expulsion des juifs l’a consommée ; la révocation de l’édit de Nantes a enrichi l’Angleterre et la Prusse aux dépens de la France. Ne recommencez pas ces irréparables fautes politiques.

Pour toutes les raisons, pour les raisons sociales, pour les raisons morales, pour les raisons politiques, votez l’amnistie. Votez-la virilement. Élevez-vous au-dessus des alarmes factices. Voyez comme la suppression de l’état de siége a été simple. La promulgation de l’amnistie ne le serait pas moins. ( Très bien ! à l’extrême gauche. ) Faites grâce.

Je ne veux rien éluder. Ici se présente un côté grave de la question ; le pouvoir exécutif intervient et nous dit : Faire grâce, cela me regarde.

Entendons-nous.

Messieurs, il y a deux façons de faire grâce ; une petite et une grande. L’ancienne monarchie pratiquait la clémence de deux manières ; par lettres de grâce, ce qui effaçait la peine, et par lettres d’abolition, ce qui effaçait le délit. Le droit de grâce s’exerçait dans l’intérêt individuel, le droit d’abolition s’exerçait dans l’intérêt pu- blic. Aujourd’hui, de ces deux prérogatives de la royauté, le droit de grâce et le droit d’abolition, le droit de grâce, qui est le droit limité, est réservé au pouvoir exécutif, le droit d’abolition, qui est le droit illimité, vous appartient. Vous êtes en effet le pouvoir souverain ; et c’est à vous que revient le droit supérieur. Le droit d’abolition, c’est l’amnistie. Dans cette situation, le pouvoir exécutif vous offre de se substituer à vous ; la petite clémence remplacera la grande ; c’est l’ancien bon plaisir. C’est-à-dire que le pouvoir exécutif vous fait une proposition qui revient à ceci, une des deux commissions parlementaires vous a dit le mot dans toute son ingénuité : Abdiquez !

Ainsi, il y a un grand acte à faire, et vous ne le feriez pas ! Ainsi, le premier usage que vous feriez de votre souveraineté, ce serait l’abdication ! Ainsi, vous arrivez, vous sortez de la nation, vous avez en vous la majesté même du peuple, vous tenez de lui ce mandat auguste, éteindre les haines, fermer les plaies, calmer les cœurs, fonder la république sur la justice, fonder la paix sur la clémence ; et ce mandat, vous le déserteriez, et vous descendriez des hauteurs où la confiance publique vous a placés, et votre premier soin, ce serait de subordonner le pouvoir supérieur au pouvoir inférieur ; et, dans cette douloureuse question qui a besoin d’un vaste effort national, vous renonceriez, au nom de la nation, à la toute-puissance de la nation ! Quoi ! dans un moment où l’on attend tout de vous, vous vous annule- riez ! Quoi ! ce suprême droit d’abolition, vous ne l’exerceriez pas contre la guerre civile ! Quoi ! 1830 a eu son amnistie, la Convention a eu son amnistie, l’Assem- blée constituante de 1789 a eu son amnistie, et, de même que Henri IV a amnistié la Ligue, Hoche a amnistié la Vendée ; et ces traditions vénérables, vous les dé- mentiriez ! Et c’est par de la petitesse et de la peur que vous couronneriez toutes ces grandeurs de notre histoire ! Quoi ! laissant subsister tous les souvenirs cui- sants, toutes les rancunes, toutes les amertumes, vous substitueriez un expédient sans efficacité politique, un long et contestable travail de grâces partielles, la mi- séricorde assaisonnée de favoritisme, les hypocrisies tenues pour repentirs, une obscure révision de procès périlleuse pour le respect légal dû à la chose jugée, une série de bonnes actions quasi royales, plus ou moins petites, à cette chose immense et superbe, la patrie ouvrant ses bras à ses enfants, et disant : Revenez tous ! j’ai oublié !

Non ! non ! non ! n’abdiquez pas ! ( Mouvement. )

Messieurs, ayez foi en vous-mêmes. L’intrépidité de la clémence est le plus beau spectacle qu’on puisse donner aux hommes. Mais ici la clémence n’est pas l’im- prudence, la clémence est la sagesse ; la clémence est la fin des colères et des haines ; la clémence est le désarmement de l’avenir. Messieurs, ce que vous de- vez à la France, ce que la France attend de vous, c’est l’avenir apaisé.

La pitié et la douceur sont de bons moyens de gouvernement. Placer au-dessus de la loi politique la loi morale, c’est l’unique moyen de subordonner toujours les révolutions à la civilisation. Dire aux hommes : Soyez bons, c’est leur dire : Soyez justes. Aux grandes épreuves doivent succéder les grands exemples. Une aggravation de catastrophes se rachète et se compense par une augmentation de justice et de sagesse. Profitons des calamités publiques pour ajouter une vérité à l’esprit humain, et quelle vérité plus haute que celle-ci : Pardonner, c’est guérir !

Votez l’amnistie. Enfin, songez à ceci :
Les amnisties ne s’éludent point. Si vous votez l’amnistie, la question est close ; si vous rejetez l’amnistie, la question commence.

Je voudrais m’arrêter ici, mais les objections s’opiniâtrent. Je les entends. Quoi ! tout amnistier ? Oui ! Quoi ! non seulement les délits politiques, mais les délits or- dinaires ? Je dis : Oui ! et l’on me réplique : Jamais !

Messieurs, ma réponse sera courte et ce sera mon dernier mot.

Je vais simplement mettre sous vos yeux une page d’histoire. Ensuite vous conclu- rez. ( Mouvement.-Profond silence. )

Il y a vingt-cinq ans, un homme s’insurgeait contre une nation. Un jour de dé- cembre, ou, pour mieux dire, une nuit, cet homme, chargé de défendre et de gar- der la République, la prenait au collet, la terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de l’histoire. ( Très bien ! à l’extrême gauche. ) Autour de cet attentat, car tout crime a pour point d’appui d’autres crimes, cet homme et ses complices commettaient d’innombrables délits de droit commun. Laissez passer

l’histoire ! Vol : vingt-cinq millions étaient empruntés de force à la Banque ; subor- nation de fonctionnaires : les commissaires de police, devenus des malfaiteurs, ar- rêtaient des représentants inviolables ; embauchage militaire, corruption de l’ar- mée : les soldats gorgés d’or étaient poussés à la révolte contre le gouvernement régulier ; offense à la magistrature : les juges étaient chassés de leurs siéges par des caporaux ; destruction d’édifices : le palais de l’Assemblée était démoli, l’hôtel Sal- landrouze était canonné et mitraillé ; assassinat : Baudin était tué, Dussoubs était tué, un enfant de sept ans était tué rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre était jonché de cadavres ; plus tard, car cet immense crime couvrit la France, Martin Bidauré était fusillé, fusillé deux fois, Charlet, Cirasse et Cuisinier étaient assassi- nés par la guillotine en place publique. Du reste, l’auteur de ces attentats était un récidiviste ; et, pour me borner aux délits de droit commun, il avait déjà tenté de commettre un meurtre, il avait, à Boulogne, tiré un coup de pistolet à un officier de l’armée, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs, le fait que je rappelle, le mons- trueux fait de Décembre, ne fut pas seulement un forfait politique, il fut un crime de droit commun ; sous le regard de l’histoire, il se décompose ainsi : vol à main armée, subornation, voies de fait aux magistrats, embauchages militaires, démo- lition d’édifices, assassinat. Et j’ajoute : contre qui fut commis ce crime ? Contre un peuple. Et au profit de qui ? Au profit d’un homme. ( Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche. )

Vingt ans après, une autre commotion, l’événement dont les suites vous oc- cupent aujourd’hui, a ébranlé Paris.

Paris, après un sinistre assaut de cinq mois, avait cette fièvre redoutable que les hommes de guerre appellent la fièvre obsidionale . Paris, cet admirable Paris, sortait d’un long siége stoïquement soutenu ; il avait souffert la faim, le froid, l’em- prisonnement, car une ville assiégée est une ville en prison ; il avait subi la bataille de tous les jours, le bombardement, la mitraille, mais il avait sauvé, non la France, mais ce qui est plus encore peut-être, l’honneur de la France ( mouvement ). Il était saignant et content. L’ennemi pouvait le faire saigner, des français seuls pou- vaient le blesser, on le blessa. On lui retira le titre de capitale de la France ; Paris ne fut plus la capitale … que du monde. Alors la première des villes voulut être au moins l’égale du dernier des hameaux, Paris voulut être une commune. ( Rumeurs à droite. )

De là une colère ; de là un conflit. Ne croyez pas que je cherche ici à rien atté- nuer. Oui,-et je n’ai pas attendu à aujourd’hui pour le dire, entendez-vous bien ?- oui, l’assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas est un crime, comme l’assassinat de Baudin et Dussoubs est un crime ; oui, l’incendie des Tuileries et de l’Hôtel de Ville est un crime comme la démolition de la salle de l’Assemblée na- tionale est un crime ; oui, le massacre des ôtages est un crime comme le massacre des passants sur le boulevard est un crime ( applaudissements à l’extrême gauche ) ; oui, ce sont là des crimes ; et s’il s’y joint cette circonstance qu’on est repris de justice, et qu’on a derrière soi, par exemple, le coup de pistolet au capitaine Col- Puygellier, le cas est plus grave encore ; j’accorde tout ceci, et j’ajoute : ce qui est vrai d’un côté est vrai de l’autre. ( Très bien ! à l’extrême gauche. )

Il y a deux groupes de faits séparés par un intervalle de vingt ans, le fait du 2 Décembre et le fait du 18 Mars. Ces deux faits s’éclairent l’un par l’autre ; ces deux faits, politiques tous les deux, bien qu’avec des causes absolument différentes, contiennent l’un et l’autre ce que vous appelez des délits communs.

Cela posé, j’examine. Je me mets en face de la justice.

Évidemment pour les mêmes délits, la justice aura été la même ; ou, si elle a été inégale dans ses arrêts, elle aura considéré d’un côté, qu’une population qui vient d’être héroïque devant l’ennemi devait s’attendre à quelque ménagement, qu’après tout les crimes à punir étaient le fait, non du peuple de Paris, mais de quelques hommes, et qu’enfin, si l’on examinait la cause même du conflit, Paris avait, certes, droit à l’autonomie, de même qu’Athènes qui s’est appelée l’Acro- pole, de même que Rome qui s’est appelée Urbs, de même que Londres qui s’ap- pelle la Cité ; la justice aura considéré d’un autre côté à quel point est abominable le guet-apens d’un parvenu quasi princier qui assassine pour régner ; et pesant d’un côté le droit, de l’autre l’usurpation, la justice aura réservé toute son indul- gence pour la population désespérée et fiévreuse, et toute sa sévérité pour le mi- sérable prince d’aventure, repu et insatiable, qui après l’Elysée veut le Louvre, et qui, en poignardant la République, poignarde son propre serment. ( Très bien ! à l’extrême gauche. )

Messieurs, écoutez la réponse de l’histoire. Le poteau de Satory, Nouméa, dix- huit mille neuf cent quatrevingt-quatre condamnés, la déportation simple et mu- rée, les travaux forcés, le bagne à cinq mille lieues de la patrie, voilà de quelle façon la justice a châtié le 18 Mars ; et quant au crime du 2 Décembre, qu’a fait la justice ? la justice lui a prêté serment. ( Mouvement prolongé. )

Je me borne aux faits judiciaires ; je pourrais en constater d’autres, plus lamen- tables encore ; mais je m’arrête.

Oui, cela est réel, des fosses, de larges fosses, ont été creusées ici et en Calédo- nie ; depuis la fatale année 1871 de longs cris d’agonie se mêlent à l’espèce de paix que fait l’état de siége ; un enfant de vingt ans, condamné à mort pour un article de journal, a eu sa grâce, le bagne, et a été néanmoins exécuté par la nostalgie, à cinq mille lieues de sa mère ; les pénalités ont été et sont encore absolues ; il y a des présidents de tribunaux militaires qui interdisent aux avocats de prononcer des mots d’indulgence et d’apaisement ; ces jours-ci, le 28 avril, une sentence at- teignait, après cinq années, un ouvrier déclaré honnête et laborieux par tous les témoignages, et le condamnait à la déportation dans une enceinte fortifiée, arra- chant ainsi ce travailleur à sa famille, ce mari à sa femme et ce père à ses enfants ; et il y a quelques semaines à peine, le 1er mars, un nouveau convoi de condamnés politiques, confondus avec des forçats, était, malgré nos réclamations, embarqué pour Nouméa. Le vent d’équinoxe a empêché le départ ; il semble par moment que le ciel veut donner aux hommes le temps de réfléchir ; la tempête, clémente, a accordé un sursis ; mais, la tempête ayant cessé, le navire est parti. ( Sensation. ) La répression est inexorable. C’est ainsi que le 18 Mars a été frappé.

Quant au 2 Décembre, j’y insiste, dire qu’il a été impuni serait dérisoire, il a été glorifié ; il a été, non subi, mais adoré ; il est passé à l’état de crime légal et de for- fait inviolable. ( Applaudissements à l’extrême gauche. ) Les prêtres ont prié pour lui ; les juges ont jugé sous lui ; des représentants du peuple, à qui ce crime avait donné des coups de crosse, non seulement les ont reçus, mais les ont acceptés ( rires à gauche ), et se sont faits ses serviteurs. L’auteur du crime est mort dans son lit, après avoir complété le 2 Décembre par Sedan, la trahison par l’ineptie et le renversement de la république par la chute de la France ; et, quant aux complices, Morny, Billault, Magnan, Saint-Arnaud, Abbatucci, ils ont donné leurs noms à des rues de Paris. ( Sensation. ) Ainsi, à vingt ans d’intervalle, pour deux révoltes, pour le 18 Mars et le 2 Décembre, telles ont été les deux conduites tenues dans les ré- gions du haut desquelles on gouverne ; contre le peuple, toutes les rigueurs ; de- vant l’empereur, toutes les bassesses.

Il est temps de faire cesser l’étonnement de la conscience humaine. Il est temps de renoncer à cette honte de deux poids et de deux mesures ; je demande, pour les faits du 18 Mars, l’amnistie pleine et entière. ( Applaudissements prolongés à l’extrême gauche.-La séance est suspendue. L’orateur regagne son banc, félicité par ses collègues. )

QUELQUES MEMBRES AU CENTRE.-Aux voix ! Aux voix !

M. LE PRÉSIDENT.-Personne ne demande la parole ? ( Silence au banc de la commission et au banc du gouvernement. ) Il y a un amendement de M. Tolain.

M. TOLAIN, au pied de la tribune. -En présence du silence de la commission et du gouvernement, qui ne trouvent rien à répondre, je retire mon amendement.

M. LE PRÉSIDENT donne lecture des articles de la proposition d’amnistie, qui sont successivement rejetés, par assis et levé.

La proposition est mise aux voix dans son ensemble. Se lèvent pour :
MM. Victor Hugo.
Peyrat.
Schoelcher.
Laurent Pichat.
Scheurer-Kestner.
Corbon.
Férouillat. Brillier.
Pomel (d’Oran).
Lelièvre (d’Alger).

Le reste de l’Assemblée se lève contre. La proposition d’amnistie est rejetée.

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