Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

XXVIII LE CONDAMNÉ SIMBOZEL
M. Victor Hugo a reçu la lettre suivante :

Paris, 1er février 1876. Monsieur,
C’est une infortune qui vient à vous, certaine que ma douleur trouvera un écho dans votre cœur.

J’ai demandé la grâce de mon pauvre ami à tous ceux qui auraient dû m’en- tendre, mais toutes les portes m’ont été fermées. J’ai écrit partout et je n’ai obtenu aucune réponse. Le seul crime de mon mari est d’avoir pris part à l’insurrection du 18 Mars. Il a été condamné pour ce fait (arrêté depuis une année seulement), comme tant d’autres malheureux, à la déportation simple.

Quoique tout prouvât, au jugement, qu’il s’était conduit en honnête homme, rien n’y a fait, il a été condamné. En m’adressant à vous, monsieur, je sais bien que je ne pourrai avoir la grâce de mon mari, mais cette pensée-là m’est venue ; mon mari professait un véritable culte pour vous ; il avait foi dans votre grand et généreux cœur, qui a toujours plaidé en faveur des plus humbles et des plus malheureux. Il vous appelait le grand médecin de l’humanité. C’est pourquoi je vous adresse ma prière.

Un navire va partir de Saint-Brieuc le 1er mars prochain pour la Nouvelle-Calédonie, contenant tous prisonniers politiques, et mon mari en fait partie. Jugez de ma douleur. Si je le suis, comme c’est mon devoir, je laisse mon père et ma mère sans ressources, trop vieux pour gagner leur vie ; je suis leur seul soutien, puisqu’il n’est plus là.

Au nom de votre petite Jeanne, que vous aimez tant, je vous implore ; faites en- tendre votre grande voix pour empêcher que ce dernier départ ait lieu.

Depuis cinq ans, ne devrait-il pas y avoir un pardon, après tout ce que nous avons souffert ?

Pardonnez ma lettre, monsieur, la main me tremble en pensant que j’ose vous écrire, vous si illustre, moi si humble. Je ne suis qu’une pauvre ouvrière, mais je vous sais si bon ! et je sais que ma lettre trouvera le chemin de votre cœur, car je vous écris avec mes larmes, non seulement pour moi, mais aussi pour tous les malheureux qui souffrent de ma douleur. Si Dieu voulait que par votre généreuse intervention vous puissiez les sauver de cette affreuse mer qui doit les emporter loin de leur patrie !

J’espère, car je crois en vous.

Agréez, monsieur, l’expression de ma vive reconnaissance. Celle qui vous honore et qui vous bénit,
LOUISE SIMBOZEL,

rue Leregrattier, 2 (île Saint-Louis).

M. Victor Hugo a répondu : Paris, 2 février 1876.

Ne désespérez pas, madame. L’amnistie approche. En attendant, je ferai tous mes efforts pour empêcher ce fatal départ du 1er mars. Comptez sur moi.

Agréez, madame, l’hommage de mon respect, VICTOR HUGO.
Informations prises, et un départ de condamnés politiques devant en effet avoir lieu le 1er mars, M. Victor Hugo a écrit au président de la république la lettre qui suit :

Paris, 7 février 1876.

Monsieur le président de la république,

La femme d’un condamné politique qui n’a pas encore quitté la France me fait l’honneur de m’écrire. Je mets la lettre sous vos yeux.

En l’absence de la commission des grâces, c’est à vous que je crois devoir m’adres- ser. Ce condamné fait partie d’un convoi de transportés qui doit partir pour la Nouvelle-Calédonie le 1er mars.

C’est huit jours après, le 8 mars, que les Chambres nouvelles entreront en fonc- tion. Je suis de ceux qui pensent qu’elles voudront signaler leur avénement par l’amnistie. Ce grand acte d’apaisement est attendu par la France.

En présence de cette éventualité, et pour toutes les raisons réunies, vous jugerez sans doute, monsieur le maréchal, qu’il conviendrait que le départ du 1er mars fût ajourné jusqu’à la décision des Chambres.

Un ordre de vous suffirait pour faire surseoir au départ. J’espère cet ordre de votre humanité, et je serais heureux d’y applaudir.

Recevez, monsieur le président de la république, l’assurance de ma haute consi- dération.

VICTOR HUGO.

Malgré cette réclamation, l’ordre du départ fut maintenu par M. le président de la république, alors conseillé par M. Buffet. Deux semaines après, les électeurs du suffrage universel et les électeurs du suffrage restreint, cette fois d’accord, desti- tuèrent M. Buffet, et, l’excluant du Sénat et de l’Assemblée législative, le mirent hors de la vie politique.

Depuis, M. Buffet y est rentré ; mais pas par une très grande porte.

XXIX L’EXPOSITION DE PHILADELPHIE
16 AVRIL 1876, JOUR DE PAQUES.

(Salle du Château-d’Eau.) Amis et concitoyens.
La pensée qui se dégage du milieu de nous en ce moment est la plus sainte pensée de concorde et d’harmonie que puissent avoir les peuples. La civilisation a ses hauts faits ; et entre tous éclate cette Exposition de Philadelphie à laquelle, dans deux ans, répondra l’Exposition de Paris. Nous faisons ici l’annonce de ces grands événements pacifiques. Nous venons proclamer l’auguste amitié des deux mondes, et affirmer l’alliance entre les deux vastes groupes d’hommes que l’Atlan- tique sépare par la tempête et unit par la navigation. Dans une époque inquiète et troublée, cela est bon à dire et beau à voir.

Nous, citoyens, nous n’avons ni trouble ni inquiétude, et en entrant dans cette enceinte avec la sérénité de l’espérance, avec un ferme désir et un ferme dessein d’apaisement universel, sachant que nous ne voulons que le juste, l’honnête et le vrai, résolus à glorifier le travail qui est la grande probité civique, nous consta- tons que la France est plus que jamais en équilibre avec le monde civilisé, et nous sommes heureux de sentir que nous avons en nous la conscience du genre hu- main.

Ce que nous célébrons aujourd’hui, c’est la communion des nations ; nous ac- ceptons la solennité de ce jour, et nous l’augmentons par la fraternité. De la pâque chrétienne, nous faisons la pâque populaire. ( Applaudissements prolongés. )

Nous venons ici confiants et paisibles. Quel motif de trouble ou de crainte aurions- nous ? Aucun. Nous sommes une France nouvelle. Une ère de stabilité s’ouvre. Les catastrophes ont passé, mais elles nous ont laissé notre âme. La monarchie est morte et la patrie est vivante. ( Acclamation. Cris de Vive la république ! )

Il ne sortira pas de nos lèvres une parole de rancune et de colère. Ce que fait l’histoire est bien fait. Dix-huit siècles de monarchie finissent par créer une force des choses, et, à un moment donné, cette force des choses abat l’oppression, dé- trône l’usurpation, et relève cet immense vaincu, le peuple. Elle fait plus que le relever, elle le couronne. C’est ce couronnement du peuple qu’on appelle la ré- publique. La souveraineté légitime est aujourd’hui fondée. Au sacre d’un homme, fait par un prêtre, Dieu, l’éternel juste, a substitué le sacre d’une nation, fait par le droit. ( Mouvement. )

Cela est grand, et nous sommes contents. Maintenant, que voulons-nous ? La paix.
La paix entre les nations par le travail fécondé, la paix entre les hommes par le devoir accompli.

Devoir et travail, tout est là.

Nous entrons résolument dans la vie fière et tranquille des peuples majeurs.

Citoyens, en affirmant ces vérités, je vous sens d’accord avec moi. Ce que j’ai à vous dire, vous le devinez d’avance ; car vos consciences et la mienne se pénètrent et se mêlent ; c’est ma pensée qui est dans votre cœur et c’est votre parole qui est dans ma bouche.

Hommes de Paris, c’est avec une émotion profonde que je vous parle. Vous êtes les initiateurs du progrès. Vous êtes le peuple des peuples. Après avoir repoussé l’invasion militaire, qui est la barbarie, vous allez accepter chez vous et porter chez les autres l’invasion industrielle, qui est la civilisation. Après avoir bravement fait la guerre, vous allez faire magnifiquement la paix. ( Applaudissements répé- tés. ) Vous êtes la vaillante jeunesse de l’humanité nouvelle. La vieillesse a le droit de saluer la jeunesse. Laissez-moi vous saluer. Laissez celui qui s’en va souhai- ter la bienvenue à vous qui arrivez. ( Mouvement. ) Non, je ne me lasserai pas de vous rendre témoignage. J’ai été dix-neuf ans absent ; j’ai passé ces dix-neuf années dans l’isolement de la mer, en contemplation devant les héroïques et su- blimes spectacles de la nature, et, quand il m’a été donné enfin de revenir dans mon pays, quand je suis sorti de la tempête des flots pour rentrer dans la tem- pête des hommes, j’ai pu comparer à la grandeur de l’océan devant l’ouragan et le tonnerre la grandeur de Paris devant l’ennemi. ( Longs applaudissements. ) De là mon orgueil quand je suis parmi vous. Hommes de Paris, femmes de Paris, en- fants de Paris, soyez glorifiés et remerciés par le solitaire en cheveux blancs ; il a partagé vos épreuves, et dans ses angoisses vos âmes ont secouru son âme ; il vous sert depuis quarante ans, et il est heureux d’user ses dernières forces à vous servir encore ; il rend grâces à la destinée qui lui a accordé un moment suprême pour vous seconder et vous défendre, et qui lui a permis de faire pour cela une halte entre l’exil et la tombe. ( Profonde sensation. Vive Victor Hugo ! )

Citoyens, nous sommes dans la voie juste, continuons. Persévérer, c’est vaincre. O peuple calomnié et méconnu, ne vous découragez pas ; soyez toujours le peuple superbe et bon qui fonde l’ordre sur le devoir et la liberté sur le travail. Soyez cette élite humaine qui a toutes les volontés honnêtes, qui enseigne et qui conseille, qui marche sans cesse, qui lutte sans cesse, et qui fait tous ses efforts pour ne haïr personne. Hélas ! cela est quelquefois difficile. N’importe, ô mes frères, soutenons ceux qui chancellent, rassurons ceux qui tremblent, assistons ceux qui souffrent, aimons ceux qui aiment, et, quant à ceux qui ne pardonnent pas,-pardonnons- leur ! ( Vive émotion. Applaudissements prolongés. )

N’ayons aucune défaillance. J’en conviens, l’histoire par moments semble pleine de ténèbres. On dirait que le vieil effort du mal contre le bien va réussir. Les hommes du passé, ceux qu’on appelle empereurs, papes et rois, qui se croient les maîtres du monde, et qui ne sont pas même les maîtres de leur berceau ni de leur tom- beau ( mouvement ), les hommes du passé font un travail terrible. Pendant que nous tâchons de créer la vie, ils font la guerre, c’est-à-dire la mort. Faire la mort, quelle sombre folie ! Les hommes régnants, si différents des hommes pensants, travaillent pendant que nous travaillons. Ils ont leur fécondité à eux, qui est la destruction ; ils ont, eux aussi, leurs inventions, leurs perfectionnements, leurs découvertes ; ils inventent quoi ? le canon Krupp ; ils perfectionnent, quoi ? la mi- trailleuse ; ils découvrent, quoi ? le Syllabus. ( Explosion de bravos. ) Ils ont pour épée la force et pour cuirasse l’ignorance ; ils tournent dans le cercle vicieux des batailles ; ils cherchent la pierre philosophale de l’armement invincible et défini- tif ; ils dépensent des millions pour faire des navires que ne peut trouer aucun pro- jectile, puis ils dépensent d’autres millions pour faire des projectiles qui peuvent trouer tous les navires ( rires et bravos prolongés ) ; cela fait, ils recommencent ; leurs pugilats et leurs carnages vont de la Crimée au Mexique et du Mexique à la Chine ; ils ont Inkermann, ils ont Balaklava, ils ont Sadowa, et Puebla qui a pour contre-coup Queretaro, et Rosbach qui a pour réplique Iéna, et Iéna qui a pour réplique Sedan ( sensation, bravos ) ; triste chaîne sans fin de victoires, c’est-à- dire de catastrophes ; ils s’arrachent des provinces ; ils écrasent les armées par les armées ; ils multiplient les frontières, les prohibitions, les préjugés, les obstacles ; ils mettent le plus de muraille possible entre l’homme et l’homme ; ici la vieille muraille romaine, là la vieille muraille germanique ; ici Pierre, là César ; et, quand ils croient avoir bien séparé les nations des nations, bien rebâti le moyen âge sur la révolution, bien tiré de la maxime diviser pour régner tout ce qu’elle contient de monarchie et de haine, bien fondé la discorde à jamais, bien dissipé tous les rêves de paix universelle, quand ils sont satisfaits et triomphants dans la certitude de la guerre éternelle, quand ils disent : c’est fini !-tout à coup, on voit, aux deux extrémités de la terre, se lever, l’une à l’orient, l’autre à l’occident, deux mains im- menses qui se tendent l’une vers l’autre, et se joignent et s’étreignent par-dessus l’océan ; c’est l’Europe qui fraternise avec l’Amérique. ( Longs applaudissements. ]

C’est le genre humain qui dit : Aimons-nous !

L’avenir est dès à présent visible ; il appartient à la démocratie une et pacifique ; et, vous, nos délégués à l’Exposition de Philadelphie, vous ébauchez sous nos yeux ce fait superbe que le vingtième siècle verra, l’embrassement des États-Unis d’Amérique et des États-Unis d’Europe. ( Applaudissements. )

Allez, travailleurs de France, allez, ouvriers de Paris qui savez penser, allez, ou- vrières de Paris qui savez combattre, hommes utiles, femmes vaillantes, allez por- ter la bonne nouvelle, allez dire au nouveau monde que le vieux monde est jeune. Vous êtes les ambassadeurs de la fraternité. Vous êtes les représentants de Guten- berg chez Franklin et de Papin chez Fulton ; vous êtes les députés de Voltaire dans le pays de Washington. Dans cette illustre Amérique, vous arriverez de l’orient ; vous aurez pour étendard l’aurore ; vous serez des hommes éclairants ; les porte- drapeau d’aujourd’hui sont les porte-lumière. Soyez suivis et bénis par l’acclama- tion humaine, vous qui, après tant de désastres et tant de violences, le flambeau de la civilisation à la main, allez de la terre où naquit Jésus-Christ à la terre où naquit John Brown !

Que la civilisation, qui se compose d’activité, de concorde et de mansuétude, soit satisfaite. Le rapprochement des deux grandes républiques ne sera pas perdu ; notre politique s’en améliorera. Un souffle de clémence dilatera les cœurs. Les deux continents échangeront non seulement leurs produits, leurs commerces, leurs industries, mais leurs idées, et les progrès dans la justice aussi bien que les progrès dans la prospérité. L’Amérique, en présence des esclaves, a imité de nous ce grand exemple, la délivrance ; et nous, en présence des condamnés de la guerre civile, nous imiterons de l’Amérique ce grand exemple, l’amnistie. ( Sensation.- Applaudissements.-Vive l’amnistie ! )

Que la paix soit entre les hommes ! ( Longue acclamation. -Vive Victor Hugo !- Vive la république ! )

XXX OBSÈQUES DE MADAME LOUIS BLANC
26 AVRIL 1876.

On lit dans le Rappel :

« Bien longtemps avant l’heure indiquée, les abords du n° 96 de la rue de Ri- voli étaient encombrés d’une foule qui grossissait de moment en moment, et qui débordait sur le boulevard Sébastopol et sur le square de la tour Saint-Jacques.

« Le cercueil, couvert de couronnes d’immortelles et de gros bouquets de lilas blancs, était exposé dans l’allée.

« Les amis intimes qui montaient étaient reçus par M. Charles Blanc. Dans une chambre reculée, Louis Blanc, désespéré ; sanglotait. Victor Hugo lui disait de grandes et profondes paroles, qui auraient été des consolations, s’il y en avait. Mme Charles Hugo, Mme Ménard-Dorian, MM. Gambetta, Crémieux, Paul Meurice, etc., étaient venus donner au grand citoyen si cruellement éprouvé un témoignage de leur douloureuse amitié.

« A une heure un quart, le corps a été placé sur le corbillard, et le cortège s’est mis en marche.

« Louis Blanc, si souffrant qu’il fût, moins de sa maladie que de son malheur, avait voulu suivre à pied. Il marchait derrière le char, donnant le bras à son frère.

« Le cortège a pris la rue de Rivoli et s’est dirigé vers le cimetière du Père-Lachaise par la rue Saint-Antoine, la place de la Bastille et la rue de la Roquette. Sur tout ce parcours, les trottoirs et la chaussée étaient couverts d’une multitude respec- tueuse et cordiale.

« Quant au cortège, il se composait de tout ce qu’il y a de républicains dans les deux Chambres, dans le conseil municipal et dans la presse. Nous n’avons pas besoin de dire que la rédaction du Rappel y était au complet.

« Sur tout le trajet, Victor Hugo a été l’objet de l’ovation que le peuple ne manque jamais de lui faire. Il était dans une des voitures de deuil. Pendant quelque temps, la police a pu empêcher la foule de trop s’approcher des roues. Mais à partir de la place de la Bastille, rien n’a pu retenir hommes et femmes de se presser à la por- tière, de serrer la main qui a écrit les Châtiments et Quatrevingt-Treize , de faire embrasser au grand poëte les petits enfants.

« De la place de la Bastille au cimetière, ç’a été une acclamation non interrom- pue : « Vive Victor Hugo ! Vive la république ! Vive l’amnistie ! »Devant la prison de la Roquette, une femme a crié : « Vive l’abolition de la peine de mort ! »

« Lorsqu’on est arrivé au cimetière, l’immense foule qui suivait le corbillard y a trouvé une nouvelle foule non moins immense. Ce n’est pas sans difficulté que le cortège a pu arriver à la fosse, creusée tout en haut du cimetière, derrière la chapelle.

« Le corps descendu dans la fosse, M. le pasteur Auguste Dide a pris la parole, Mme Louis Blanc était de la religion réformée. M. Dide a dit avec éloquence ce qu’à été pour Louis Blanc celle qu’il a perdue, dans la proscription, pendant le siége et depuis.

« La chaleureuse harangue de M. Dide a produit une vive et universelle impres- sion. »

Ensuite Victor Hugo a parlé : DISCOURS DE VICTOR HUGO.

Ce que Louis Blanc a fait pour moi il y a deux ans, je le fais aujourd’hui pour lui. Je viens dire en son nom l’adieu suprême à un être aimé. L’ami qui a encore la force de parler supplée l’ami qui ne sait même plus s’il a encore la force de vivre. Ces douloureux serrements de main au bord des tombes font partie de la destinée humaine.

Madame Louis Blanc fut la compagne modeste d’un illustre exil. Louis Blanc proscrit trouva cette âme. La providence réserve de ces rencontres aux hommes justes ; la vie portée à deux, c’est la vie heureuse. Madame Louis Blanc fut une figure sereine et calme, entrevue dans cette lumière orageuse qui de nos jours se mêle aux renommées. Madame Louis Blanc disparaissait dans le rayonnement de son glorieux mari, plus fière de disparaître que lui de rayonner. Il était sa gloire, elle était sa joie. Elle remplissait la grande fonction obscure de la femme, qui est d’aimer.

L’homme s’efforce, invente, crée, sème et moissonne, détruit et construit, pense, combat, contemple ; la femme aime. Et que fait-elle avec son amour ? Elle fait la force de l’homme. Le travailleur a besoin d’une vie accompagnée. Plus le tra- vailleur est grand, plus la compagne doit être douce.

Madame Louis Blanc avait cette douceur. Louis Blanc est un apôtre de l’idéal ; c’est le philosophe dans lequel il y a un tribun, c’est le grand orateur, c’est le grand citoyen, c’est l’honnête homme belligérant, c’est l’historien qui creuse dans le passé le sillon de l’avenir. De là une vie insultée et tourmentée. Quand Louis Blanc, dans sa lutte pour le juste et pour le vrai, en proie à toutes les haines et à tous les outrages, avait bien employé sa journée et bien fait dans la tempête son fier travail d’esprit combattant, il se tournait vers cette humble et noble femme, et se reposait dans son sourire. ( Sensation. )

Hélas ! elle est morte.

Ah ! vénérons la femme. Sanctifions-la. Glorifions-la. La femme, c’est l’huma- nité vue par son côté tranquille ; la femme, c’est le foyer, c’est la maison, c’est le centre des pensées paisibles. C’est le tendre conseil d’une voix innocente au mi- lieu de tout ce qui nous emporte, nous courrouce et nous entraîne. Souvent, au- tour de nous, tout est l’ennemi ; la femme, c’est l’amie. Ah ! protégeons-la. Rendons- lui ce qui lui est dû. Donnons-lui dans la loi la place qu’elle a dans le droit. Ho- norons, ô citoyens, cette mère, cette sœur, cette épouse. La femme contient le problème social et le mystère humain. Elle semble la grande faiblesse, elle est la grande force. L’homme sur lequel s’appuie un peuple a besoin de s’appuyer sur une femme. Et le jour où elle nous manque, tout nous manque. C’est nous qui sommes morts, c’est elle qui est vivante. Son souvenir prend possession de nous. Et quand nous sommes devant sa tombe, il nous semble que nous voyons notre âme y descendre et la sienne en sortir. ( Vive émotion. )

Vous voilà seul, ô Louis Blanc.

O cher proscrit, c’est maintenant que l’exil commence.

Mais j’ai foi dans votre indomptable courage. J’ai foi dans votre âme illustre.
Vous vaincrez. Vous vaincrez même la douleur.

Vous savez bien que vous vous devez à la grande dispute du vrai, au droit, à la république, à la liberté. Vous savez bien que vous avez en vous l’unique mandat impératif, celui qu’aucune loi ne peut supprimer, la conscience. Vous dédierez à votre chère morte les vaillants efforts qui vous restent à faire. Vous vous sentirez regardé par elle. O mon ami, vivez, pleurez, persévérez. Les hommes tels que vous sont privilégiés dans le sens redoutable du mot ; ils résument en eux la douleur humaine ; le sort leur fait une poignante et utile ressemblance avec ceux qu’ils doivent protéger et défendre ; il leur impose l’affront continuel afin qu’ils s’inté- ressent à ceux que l’on calomnie ; il leur impose le combat perpétuel afin qu’ils s’intéressent à tous ceux qui luttent ; il leur impose le deuil éternel afin qu’ils s’in- téressent à tous ceux qui souffrent ; comme si le mystérieux destin voulait, par cet incessant rappel à l’humanité, leur faire mesurer la grandeur de leur devoir à la grandeur de leur malheur. ( Acclamation.

Oh ! tous, qui que nous soyons, ô peuple, ô citoyens, oublions nos douleurs, et ne songeons qu’à la patrie. Elle aussi, cette auguste France, elle est bien lugubre- ment accablée. Soyons-lui cléments. Elle a des ennemis, hélas ! jusque parmi ses enfants ! Les uns la couvrent de ténèbres, les autres l’emplissent d’une implacable et sourde guerre. Elle a besoin de clarté, c’est-à-dire d’enseignement ; elle a besoin d’union, c’est-à-dire d’apaisement ; apportons-lui ce qu’elle demande. Éclairons- la, pacifions-la. Prenons conseil du grand lieu où nous sommes ; une fécondation profonde est dans tout, même dans la mort, la mort étant une autre naissance. Oui, demandons aux choses sublimes qui nous entourent de nous donner pour la patrie ce que la patrie réclame ; demandons-le aussi bien à ce tombeau qui est sous nos pieds, qu’à ce soleil qui est sur nos têtes ; car ce qui sort du soleil, c’est la lumière, et ce qui sort du tombeau, c’est la paix.

Paix et lumière, c’est la vie. ( Profonde sensation. Vive Victor Hugo ! Vive Louis Blanc !

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