Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

M. le duc de Broglie a répondu :

Monsieur et cher confrère,

J’ai reçu, durant une courte excursion qui m’éloigne de Paris, la lettre que vous voulez bien m’écrire et je m’empresse de la transmettre à M. Beulé.

M. Rochefort a dû être l’objet (si les intentions du gouvernement ont été suivies) d’une inspection médicale faite avec une attention toute particulière, et l’ordre de départ n’a dû être donné que s’il est certain que l’exécution de la loi ne met en péril ni la vie ni la santé du condamné.

Dans ce cas, vous jugerez sans doute que les facultés intellectuelles dont M. Ro- chefort est doué accroissent sa responsabilité, et ne peuvent servir de motif pour atténuer le châtiment dû à la gravité de son crime. Des malheureux ignorants ou égarés, que sa parole a pu séduire, et qui laissent derrière eux des familles vouées à la misère, auraient droit à plus d’indulgence.

Veuillez agréer, monsieur et cher confrère, l’assurance de ma haute considéra- tion.

BROGLIE.

XV LA VILLE DE TRIESTE ET VICTOR HUGO
Extrait du Rappel du 18 août 1873 :

« On se souvient qu’il y a deux ans, Victor Hugo fut expulsé de Belgique pour avoir offert sa maison aux réfugiés français. A cette occasion, une adresse lui fut envoyée de Trieste pour le féliciter d’avoir défendu le droit d’asile. Cette adresse et la liste des signataires emplissaient un élégant cahier artistement relié en ve- lours, et sur la première page duquel étaient peintes les armes de Trieste. Par un long retard qu’explique le va-et-vient de Victor Hugo de Bruxelles à Guernesey, de Guernesey à Paris, l’envoi n’est arrivé à sa destination que ces jours derniers. Le destinataire n’a pas cru que ce fût une raison de ne pas remercier les signataires, et il vient d’écrire au maire de Trieste la lettre suivante :

Paris, 17 août 1873.

Monsieur le maire de la ville de Trieste,

Je trouve en rentrant à Paris, après une longue absence, une adresse de vos ho- norables concitoyens. Cette adresse, envoyée d’abord à Guernesey, puis à Paris, ne me parvient qu’aujourd’hui. Cette adresse, revêtue de plus de trois cents si- gnatures, est datée de juin 1871. Je suis pénétré de l’honneur et confus du retard. Il est néanmoins toujours temps d’être reconnaissant. Aucune lettre d’envoi n’ac- compagnait cette adresse. C’est donc à vous, monsieur le maire, que j’ai recours pour exprimer aux signataires, vos concitoyens, ma gratitude et mon émotion.

C’est à l’occasion de mon expulsion de Belgique que cette manifestation a été faite par les généreux hommes de Trieste. Avoir offert un asile aux vaincus, c’était là tout mon mérite ; je n’avais fait qu’une chose bien simple ; vos honorables conci- toyens m’en récompensent magnifiquement. Je les remercie.

Cette manifestation éloquente sera désormais toujours présente à ma pensée. J’oublie aisément les haines, mais je n’oublie jamais les sympathies. Elle est digne d’ailleurs de votre illustre cité, qu’illumine le soleil de Grèce et d’Italie. Vous êtes trop le pays de la lumière pour n’être pas le pays de la liberté.

Je salue en votre personne, monsieur le maire, la noble ville de Trieste. VICTOR HUGO.

XVI LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE

Je ne me trouve pas délivré. Non, j’ai beau Me dresser, je me heurte au plafond du tombeau, J’étouffe, j’ai sur moi l’énormité terrible. Si quelque soupirail blan- chit la nuit visible, J’aperçois là-bas Metz, là-bas Strasbourg, là-bas Notre honneur, et l’approche obscure des combats, Et les beaux enfants blonds, bercés dans les chimères, Souriants, et je songe à vous, ô pauvres mères. Je consens, si l’on veut, à regarder ; je vois Ceux-ci rire, ceux-là chanter à pleine voix, La moisson d’or, l’été, les fleurs, et la patrie Sinistre, une bataille étant sa rêverie. Avant peu l’Archer noir embouchera le cor ; Je calcule combien il faut de temps encor ; Je pense à la mê- lée affreuse des épées. Quand des frontières sont par la force usurpées, Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert, Avril peut rayonner, le bois peut être vert, L’arbre peut être plein de nids et de bruits d’ailes ; Mais les tas de boulets, noirs dans les citadelles, Ont l’air de faire un songe et de frémir parfois, Mais les canons muets écoutent une voix Leur parler bas dans l’ombre, et l’avenir tragique Souffle à tout cet airain farouche sa logique.

Quoi ! vous n’entendez pas, tandis que vous chantez, Mes frères, le sanglot pro- fond des deux cités ! Quoi, vous ne voyez pas, foule aisément sereine, L’Alsace en frissonnant regarder la Lorraine ! O soeur, on nous oublie ! on est content sans nous ! Non, nous n’oublions pas ! nous sommes à genoux Devant votre supplice, ô villes ! Quoi ! nous croire Affranchis, lorsqu’on met au bagne notre gloire, Quand on coupe à la France un pan de son manteau, Quand l’Alsace au carcan, la Lor- raine au poteau, Pleurent, tordent leurs bras sacrés, et nous appellent, Quand nos frais écoliers, ivres de rage, épellent Quatrevingt-douze, afin d’apprendre quel éclair Jaillit du coeur de Hoche et du front de Kléber, Et de quelle façon, dans ce siècle, où nous sommes, On fait la guerre aux rois d’où sort la paix des hommes ! Non, remparts, non, clochers superbes, non jamais Je n’oublierai Strasbourg et je n’oublierai Metz. L’horrible aigle des nuits nous étreint dans ses serres, Villes ! nous ne pouvons, nous français, nous vos frères, Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivrez, Être que par Strasbourg et par Metz délivrés ! Toute autre dé- livrance est un leurre ; et la honte, Tache qui croît sans cesse, ombre qui toujours monte, Reste au front rougissant de notre histoire en deuil, Peuple, et nous avons tous un pied dans le cercueil, Et pas une cité n’est entière, et j’estime Que Ver- dun est aux fers, que Belfort est victime, Et que Paris se traîne, humble, amoin- dri, plaintif, Tant que Strasbourg est pris et que Metz est captif. Rien ne nous fait le coeur plus rude et plus sauvage Que de voir cette voûte infâme, l’esclavage, S’étendre et remplacer au-dessus de nos yeux Le soleil, les oiseaux chantants, les vastes cieux ! Non, je ne suis pas libre. 0 tremblement de terre ! J’entrevois sur ma tête un nuage, un cratère, Et l’âpre éruption des peuples, fleuve ardent ; Je râle sous le poids de l’avenir grondant, J’écoute bouillonner la lave sous-marine, Et je me sens toujours l’Etna sur la poitrine !


Et puisque vous voulez que je vous dise tout, Je dis qu’on n’est point grand tant qu’on n’est pas debout, Et qu’on n’est pas debout tant qu’on traîne une chaîne ; J’envie aux vieux romains leurs couronnes de chêne ; Je veux qu’on soit modeste et hautain ; quant à moi, Je déclare qu’après tant d’opprobre et d’effroi, Lorsqu’à peine nos murs chancelants se soutiennent, Sans me préoccuper si des rois vont et viennent, S’ils arrivent du Caire ou bien de Téhéran, Si l’un est un bourreau, si l’autre est un tyran, Si ces curieux sont des monstres, s’ils demeurent Dans une ombre hideuse où des nations meurent, Si c’est au diable ou bien à Dieu qu’ils sont dévots, S’ils ont des diamants aux crins de leurs chevaux, Je dis que, les lais- sant se corrompre ou s’instruire, Tant que je ne pourrais faire au soleil reluire Que des guidons qu’agite un lugubre frisson, Et des clairons sortis à peine de prison, Tant que je n’aurais pas, rugissant de colère, Lavé dans un immense Austerlitz po- pulaire Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux frémissants, Je ne montrerais point notre armée aux passants !

O peuple, toi qui fus si beau, toi qui, naguère, Ouvrais si largement tes ailes dans la guerre, Toi de qui l’envergure effrayante couvrit Berlin, Rome, Memphis, Vienne, Moscou, Madrid, Toi qui soufflas le vent des tempêtes sur l’onde Et qui fis du chaos naître l’aurore blonde, Toi qui seul eus l’honneur de tenir dans ta main Et de pouvoir lâcher ce grand oiseau, Demain, Toi qui balayas tout, l’azur, les étendues, Les espaces, chasseur des fuites éperdues, Toi qui fus le meilleur, toi qui fus le premier, O peuple, maintenant, assis sur ton fumier, Racle avec un tesson le pus de tes ulcères, Et songe.

La défaite a des conseils sincères ; La beauté du malheur farouche, c’est d’avoir Une fraternité sombre avec le devoir ; Le devoir aujourd’hui, c’est de se laisser croître Sans bruit, et d’enfermer, comme une vierge au cloître, Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments. A quoi bon étaler déjà nos régiments ? A quoi bon galoper devant l’Europe hostile ? Ne point faire envoler de poussière inutile Est sage ; un jour viendra d’éclore et d’éclater ; Et je crois qu’il vaut mieux ne pas tant se hâter.

Car il faut, lorsqu’on voit les soldats de la France, Qu’on dise :-C’est la gloire et c’est la délivrance ! C’est Jemmapes, l’Argonne, Ulm, Iéna, Fleurus ! C’est un tas de lauriers au soleil apparus ! Regardez. Ils ont fait les choses impossibles. Ce sont les bienfaisants, ce sont les invincibles. Ils ont pour murs les monts et le Rhin pour fossé. En les voyant, il faut qu’on dise :-Ils ont chassé Les rois du nord, les rois du sud, les rois de l’ombre, Cette armée est le roc vainqueur des flots sans nombre, Et leur nom resplendit du zénith au nadir ! -Il faut que les tyrans tremblent, loin d’ap- plaudir. Il faut qu’on dise :-Ils sont les amis vénérables Des pauvres, des damnés, des serfs, des misérables, Les grands spoliateurs des trônes, arrachant Sceptre, glaive et puissance à quiconque est méchant ; Ils sont les bienvenus partout où quelqu’un souffre. Ils ont l’aile de flamme habituée au gouffre. Ils sont l’essaim d’éclairs qui traverse la nuit. Ils vont, même quand c’est la mort qui les conduit. Ils sont beaux, souriants, joyeux, pleins de lumière ; Athène en serait folle et Sparte en serait fière. -Il faut qu’on dise :-Ils sont d’accord avec les cieux ! Et que l’homme, adorant leur pas audacieux, Croie entendre, au-dessus de ces légionnaires Qui roulent leurs canons, Dieu rouler ses tonnerres !

C’est pourquoi j’attendrais.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer