Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

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DISCOURS DE M. JULES CLARETIE.

Citoyennes, citoyens,

A cette heure, la plus grave et la plus terrible de notre histoire, où la patrie est menacée jusque dans son cœur, Paris,-tout homme ressent l’âpre désir de servir un pays qu’on aime d’autant plus qu’il est plus menacé et plus meurtri.

La Société des gens de lettres, voyant avec douleur la grande patrie de la pensée, la patrie de Rabelais, la patrie de Pascal, la patrie de Diderot, la patrie de Voltaire, abaissée et écrasée sous la botte d’un uhlan, a voulu, non seulement par chacun de ses membres, mais en corps, affirmer son patriotisme, et, puisque le canon dénoue aujourd’hui les batailles, puisque le courage est peu de chose quand il n’a pas d’artillerie, la Société des gens de lettres a voulu offrir un canon à la patrie.

Mais comment l’offrir ce canon ? Avec quoi faire le bronze ou l’acier qui nous manquait ?

Il y avait un livre qu’on n’avait publié sous l’empire qu’en se cachant et en le dérobant à l’oeil de la police ; livre patriotique qu’on se passait sous le manteau, comme s’il se fût agi d’un livre malsain ; livre superbe qui, au lendemain de dé- cembre, à l’heure où Paris était écrasé, où les faubourgs étaient muets, où les pay- sans étaient satisfaits, protestait contre le succès, protestait contre l’usurpation, protestait contre le crime, et, au nom de la conscience humaine étouffée, pronon- çait, dès 1851, le mot de l’avenir et le mot de l’histoire : châtiment !

Il y avait un homme qui, depuis tantôt vingt ans, représentait le volontaire exil, la négation de l’empire, la revendication du droit proscrit, un homme qui, après avoir chanté les roses et les enfants, plein d’amour, s’était tout à coup senti plein de courroux et plein de haine, un homme qui, parlant de l’homme de Décembre, avait dit :

Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste, O France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste, Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas la rive qui nous tente, France ! hors le devoir, hélas ! j’oublierai tout. Parmi les éprouvés je planterai ma tente ;
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme, Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme, Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien j’en suis ! Si même Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ; Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

C’est à ce livre qui avait deviné l’avenir, et à ce poëte qui, fidèle à l’exil, a loya- lement tenu le serment juré, que nous voulions demander, nous, Société des gens de lettres, de nous aider dans notre œuvre. Victor Hugo est notre président hono- raire. Voici la lettre que lui adressa notre comité :

L’orateur lit la lettre du comité et la réponse de Victor Hugo (voir plus haut), et reprend :

Je ne veux pas vous empêcher plus longtemps d’écouter les admirables vers et les remarquables artistes que vous allez entendre. Je ne veux pas plus longtemps vous parler de notre souscription, je ne veux que vous faire remarquer une chose qui frappe aujourd’hui en lisant ce livre des Châtiments , dont nous détachons pour vous quelques fragments : c’est l’étonnante prophétie de l’œuvre. Lu à la lu- mière sinistre des derniers événements, le livre du poëte acquiert une grandeur nouvelle. Le poëte a tout prévu, le poëte a tout prédit. Il avait deviné dans les fu- silleurs de Décembre ces généraux de boudoir et d’antichambre qui traînent Des sabres qu’au besoin ils sauraient avaler.

Il avait deviné, dans le sang du début, la boue du dénouement. Il avait deviné la chute de celui qu’il appelait déjà Napoléon le Petit. L’histoire devait donner raison à la poésie, et le destin à la prédiction.

Oui, comme une prédiction terrible, les vers des Châtiments me revenaient au souvenir lorsque je parcourais le champ de bataille de Sedan, et j’étais tenté de les trouver trop doux lorsque je voyais ces 400 canons, ces mitrailleuses, ces drapeaux qu’emportait l’ennemi, lorsque je regardais ces mamelons couverts de morts, ces soldats couchés et entassés, vieux zouaves aux barbes rousses, jeunes Saint-Cyriens encore revêtus du costume de l’École, artilleurs foudroyés à côté de leurs pièces, conscrits tombés dans les fossés, et lorsque me revenaient ces vers de Victor Hugo sur les morts du 4 décembre, vers qui pourraient s’écrire sur les cadavres du 2 septembre :

Tous, qui que vous fussiez, tête ardente, esprit sage, Soit qu’en vos yeux brillât la jeunesse ou que l’âge
:Vous prît et vous courbât,
Que le destin pour vous fût deuil, énigme ou fête, Vous aviez dans vos cœurs l’amour, cette tempête,
: :La douleur, ce combat.

Grâce au quatre décembre, aujourd’hui, sans pensée, Vous gisez étendus dans la fosse glacée
: :Sous les linceuls épais ;
O morts, l’herbe sans bruit croît sur vos catacombes, Dormez dans vos cercueils ! taisez-vous dans vos tombes !
: :L’empire, c’est la paix.

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