Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

Paris, 4 septembre 1874.

Chers concitoyens de la république d’Europe,

Vous avez bien voulu désirer ma présence à votre congrès de Genève. C’est un regret pour moi de ne pouvoir me rendre à votre invitation qui m’honore. S’il m’était donné de prononcer à cette heure quelques paroles parmi vous, j’ajoute- rais, et, je le pense, sans protestation de votre part, au sujet de cette grande ques- tion de la paix universelle, de nouvelles réserves à celles que j’indiquais, il y a cinq ans, au congrès de Lausanne. Aujourd’hui, ce qui alors était le mal est devenu le pire ; une aggravation redoutable a eu lieu ; le problème de la paix se complique d’une immense énigme de guerre.

Le quidquid delirant reges a produit son effet.

Ajournement de toutes les fraternités ; où il y avait l’espérance, il y a la menace ; on a devant soi une série de catastrophes qui s’engendrent les unes des autres et qu’il est impossible de ne pas épuiser ; il faudra aller jusqu’au bout de la chaîne.

Cette chaîne, deux hommes l’ont forgée, Louis Bonaparte et Guillaume, pseu- donymes tous les deux, car derrière Guillaume il y a Bismarck et derrière Louis Bonaparte il y a Machiavel. La logique des faits violents ne se dément jamais, le despotisme s’est transformé, c’est-à-dire renouvelé, et s’est déplacé, c’est-à-dire fortifié ; l’empire militaire a abouti à l’empire gothique, et de France a passé en Allemagne. C’est là qu’est aujourd’hui l’obstacle. Tout ce qui a été fait doit être dé- fait. Nécessité funeste. Il y a entre l’avenir et nous une interposition fatale. On ne peut plus entrevoir la paix qu’à travers un choc et au delà d’un inexorable com- bat. La paix, hélas, c’est toujours l’avenir, mais ce n’est plus le présent. Toute la situation actuelle est une sombre et sourde haine.

Haine du soufflet reçu.

Qui a été souffleté ? Le monde entier. La France frappée à la face, c’est la rougeur au front de tous les peuples. C’est l’affront fait à la mère. De là la haine.

Haine de vaincus à vainqueurs, vieille haine éternelle ; haine de peuples à rois, car les rois sont des vainqueurs dont les vaincus sont les peuples ; haine réci- proque, et sans autre issue qu’un duel.

Duel entre deux nations ? Non. La France et l’Allemagne sont sœurs ; mais duel entre deux principes, la république et l’empire.

La question est posée : d’un côté la monarchie germanique, de l’autre, les États- Unis d’Europe ; la rencontre des deux principes est inévitable ; et dès à présent on distingue dans le profond avenir les deux fronts de bataille, d’un côté tous les royaumes, de l’autre toutes les patries.

Ce duel terrible, puisse-t-il être longtemps retardé ! Puisse une autre solution se faire jour ! Si la grande bataille se livre, ce qu’il y aura des deux côtés, hélas, ce sera des hommes. Conflit lamentable ! Quelle extrémité pour le genre humain ! La France ne peut attaquer un peuple sans être fratricide ; un peuple ne peut attaquer la France sans être parricide. Inexprimable serrement de cœur !

Nous, préparateurs des faits futurs, nous eussions désiré une autre issue ; mais les événements ne nous écoutent pas ; ils vont au même but que nous, mais par d’autres moyens. Où nous emploierions la paix, ils emploient la guerre. Pour des motifs inconnus, ils préfèrent les solutions de haute lutte. Ce que nous ferions à l’amiable, ils le font par effraction. La providence a de ces brusqueries.

Mais il est impossible que le philosophe n’en soit pas profondément attristé.

Ce qu’il constate douloureusement, ce qu’il ne peut nier, c’est l’enchaînement des faits, c’est leur nécessité, c’est leur fatalité. II y a une algèbre dans les désastres.

Ces faits, je les résume en quelques mots.

La France a été diminuée. A cette heure, elle a une double plaie, plaie au terri- toire, plaie à l’honneur. Elle ne peut en rester là. On ne garde pas Sedan. On ne se rendort pas là-dessus.

Pas plus qu’on ne se rendort sur l’arrachement de Metz et de Strasbourg.

La guerre de 1870 a débuté par un guet-apens et s’est terminée par une voie de fait. Ceux qui ont fait le coup n’ont pas vu le contre-coup. Ce sont là des fautes d’hommes d’état. On se perd par l’éblouissement de sa victoire. Qui voit trop la force est aveugle au droit. Or la France a droit à l’Alsace et à la Lorraine. Pourquoi ? parce que l’Alsace et la Lorraine ont droit à la France. Parce que les peuples ont droit à la lumière et non à la nuit. Tout verse en ce moment du côté de l’Allemagne. Grave désordre. Cette rupture d’équilibre doit cesser. Tous les peuples le sentent et s’en inquiètent. De là un malaise universel. Comme je l’ai dit à Bordeaux, à partir du traité de Paris, l’insomnie du monde a commencé.

Le monde ne peut accepter la diminution de la France. La solidarité des peuples, qui eût fait la paix, fera la guerre. La France est une sorte de propriété humaine. Elle appartient à tous, comme autrefois Rome, comme autrefois Athènes. On ne saurait trop insister sur ces réalités. Voyez comme la solidarité éclate. Le jour où la France a dû payer cinq milliards, le monde lui en a offert quarante-cinq. Ce fait est plus qu’un fait de crédit, c’est un fait de civilisation. Après les cinq milliards payés, Berlin n’est pas plus riche et Paris n’est pas plus pauvre. Pourquoi ? Parce que Paris est nécessaire et que Berlin ne l’est pas. Celui-là seul est riche qui est utile.

En écrivant ceci, je ne me sens pas français, je me sens homme.

Voyons sans illusion comme sans colère la situation telle qu’elle est. On a dit : Delenda Carthago ; il faut dire : Servanda Gallia.

Quand une plaie est faite à la France, c’est la civilisation qui saigne. La France diminuée, c’est la lumière amoindrie. Un crime contre la France a été commis ; les rois ont fait subir à la France toute la quantité de meurtre possible contre un peuple. Cette mauvaise action des rois, il faut que les rois l’expient, et c’est de là que sortira la guerre ; et il faut que les peuples la réparent, et c’est de là que sortira la fraternité. La réparation, ce sera la fédération. Le dénoûment, le voici : États- Unis d’Europe. La fin sera au peuple, c’est-à-dire à la Liberté, et à Dieu, c’est-à-dire à la Paix.

Espérons.

Chers concitoyens de la patrie universelle, recevez mon salut cordial. VICTOR HUGO.

XX OBSÈQUES DE MADAME PAUL MEURICE
On lit dans le Rappel du 16 novembre 1874 :

« Une foule considérable a conduit, hier, Mme Paul Meurice, à sa dernière de- meure. Derrière le char funèbre marchaient, d’abord celui qui reste seul, et à sa droite Victor Hugo, puis des députés, des journalistes, des littérateurs, des ar- tistes, en trop grand nombre pour que nous puissions les nommer, puis des mil- liers d’amis inconnus, car on aura beau faire, on n’empêchera jamais ce généreux peuple de Paris d’aimer ceux qui l’aiment, et de le leur témoigner.

« On est allé directement de la maison mortuaire au Père-Lachaise.

« Quand le corps a été descendu dans le caveau, Victor Hugo a prononcé les paroles suivantes :

La femme à laquelle nous venons faire la salutation suprême a honoré son sexe ; elle a été vaillante et douce ; elle a eu toutes les grâces pour aimer, elle a eu toutes les forces pour souffrir. Elle laisse derrière elle le compagnon de sa vie, Paul Meu-
rice, un esprit lumineux et fier, un des plus nobles hommes de notre temps. Inclinons- nous devant cette tombe vénérable.

J’ai été témoin de leur mariage. Ainsi s’en vont les jours. Je les ai vus tous les deux, jeunes, elle si belle, lui si rayonnant, associer, devant la loi humaine et de- vant la loi divine, leur avenir, et se donner la main dans l’espérance et dans l’au- rore. J’ai vu cette entrée de deux âmes dans l’amour qui est la vraie entrée dans la vie. Aujourd’hui, est-ce la sortie que nous voyons ? Non. Car le cœur qui reste continue d’aimer et l’âme qui s’envole continue de vivre. La mort est une autre entrée. Non dans plus d’amour, car l’amour dès ici-bas est complet, mais dans plus de lumière.

Depuis cette heure radieuse du commencement jusqu’à l’heure sévère où nous sommes, ces deux belles âmes se sont appuyées l’une sur l’autre. La vie, quelle qu’elle soit, est bonne, traversée ainsi. Elle, cette admirable femme, peintre, musi- cienne, artiste, avait reçu tous les dons et était faite pour tous les orgueils, mais elle était surtout fière du reflet de sa renommée à lui ; elle prenait sa part de ses suc- cès ; elle se sentait félicitée par les applaudissements qui le saluaient ; elle assistait souriante à ces splendides fêtes du théâtre où le nom de Meurice éclatait parmi les acclamations et les enthousiasmes ; elle avait le doux orgueil de voir éclore pour l’avenir et triompher devant la foule cette série d’œuvres exquises et fortes qui au- ront dans la littérature de notre siècle une place de gloire et de lumière. Puis sont venus les temps d’épreuve ; elle les a accueillis stoïquement. De nos jours, l’écri- vain doit être au besoin un combattant ; malheur au talent à travers lequel on ne voit pas une conscience ! Une poésie doit être une vertu. Paul Meurice est une de ces âmes transparentes au fond desquelles on voit le devoir. Paul Meurice veut la liberté, le progrès, la vérité et la justice ; et il en subit les conséquences. C’est pour- quoi, un jour, il est allé en prison. Sa femme a compris cette nouvelle gloire, et, à partir de ce jour, elle qui jusque-là n’avait encore été que bonne, elle est devenue grande.

Aussi plus tard, quand les désastres sont arrivés, quand l’épreuve a pris les pro- portions d’une calamité publique, a-t-elle été prête à toutes les abnégations et à tous les dévouements.

L’histoire de ce siècle a des jours inoubliables. Par moments, dans l’humanité, une certaine sublimité de la femme apparaît ; aux heures où l’histoire devient terrible, on dirait que l’âme de la femme saisit l’occasion et veut donner l’exemple à l’âme de l’homme. L’antiquité a eu la femme romaine ; l’âge moderne aura la femme française. Le siége de Paris nous a montré tout ce que peut être la femme : dignité, fermeté, acceptation des privations et des misères, gaîté dans les angoisses. Le fond de l’âme de la femme française, c’est un mélange héroïque de famille et de patrie.

La généreuse femme qui est dans cette tombe a eu toutes ces grandeurs-là. J’ai été son hôte dans ces jours tragiques ; je l’ai vue. Pendant que son vaillant mari faisait sa double et rude tâche d’écrivain et de soldat, elle aussi se levait avant l’aube. Elle allait dans la nuit, sous la pluie, sous le givre, les pieds dans la neige, attendre pendant de longues heures, comme les autres nobles femmes du peuple, à la porte des bouchers et des boulangers, et elle nous rapportait du pain et de la joie. Car la plus vraie de toutes les joies, c’est le devoir accompli. Il y a un idéal de la femme dans Isaïe, il y en a un autre dans Juvénal, les femmes de Paris ont réalisé ces deux idéals. Elles ont eu le courage qui est plus que la bravoure, et la patience qui est plus que le courage. Elles ont eu devant le péril de l’intrépidité et de la douceur. Elles donnaient aux combattants désespérés l’encouragement du sourire. Rien n’a pu les vaincre. Comme leurs maris, comme leurs enfants, elles ont voulu lutter jusqu’à la dernière heure, et, en face d’un ennemi sauvage, sous l’obus et sous la mitraille, sous la bise acharnée d’un hiver de cinq mois, elles ont refusé, même à la Seine charriant des glaçons, même à la faim, même à la mort, la reddition de leur ville. Ah ! vénérons ce Paris qui a produit de telles femmes et de tels hommes. Soyons à genoux devant la cité sacrée. Paris, par sa prodigieuse résistance, a sauvé la France que le déshonneur de Paris eût tuée, et l’Europe que la mort de la France eût déshonorée.

Quoique l’ennemi ait pu faire, il y a peut-être un mystérieux rétablissement d’équilibre dans ce fait : la France moindre, mais Paris plus grand.

Que la belle âme, envolée, mais présente, qui m’écoute en ce moment, soit fière ; toutes les vénérations entourent son cercueil. Du haut de la sérénité incon- nue, elle peut voir autour d’elle tous ces cœurs pleins d’elle, ces amis respectueux qui la glorifient, cet admirable mari qui la pleure. Son souvenir, à la fois doulou- reux et charmant, ne s’effacera pas. Il éclairera notre crépuscule. Une mémoire est un rayonnement.

Que l’âme éternelle accueille dans la haute demeure cette âme immortelle ! La vie, c’est le problème, la mort c’est la solution. Je le répète, et c’est par là que je veux terminer cet adieu plein d’espérance, le tombeau n’est ni ténébreux, ni vide. C’est là qu’est la grande lueur. Qu’il soit permis à l’homme qui parle en ce moment de se tourner vers cette clarté. Celui qui n’existe plus pour ainsi dire ici-bas, celui dont toutes les ambitions sont dans la mort, a le droit de saluer au fond de l’infini, dans le sinistre et sublime éblouissement du sépulcre, l’astre immense, Dieu.

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