Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

V

Quel est le but de ce double récit ? le voici : mettre en regard deux façons diffé- rentes d’agir, résultant de deux éducations différentes.

Voilà deux foules, l’une qui envahit la maison n° 6 de la place Royale, à Paris ; l’autre qui assiége la maison n° 3 de la place des Barricades, à Bruxelles ; laquelle de ces deux foules est la populace ?

De ces deux multitudes, laquelle est la vile ? Examinons-les.
L’une est en guenilles ; elle est sordide, poudreuse, délabrée, hagarde ; elle sort d’on ne sait quels logis qui, si l’on pense aux bêtes craintives, font songer aux ta- nières, et, si l’on pense aux bêtes féroces, font songer aux repaires ; c’est la houle de la tempête humaine ; c’est le reflux trouble et indistinct du bas-fond populaire ; c’est la tragique apparition des faces livides ; cela apporte l’inconnu. Ces hommes sont ceux qui ont froid et qui ont faim. Quand ils travaillent, ils vivent à peu près ; quand ils chôment, ils meurent presque ; quand l’ouvrage manque, ils rêvent ac- croupis dans des trous avec ce que Joseph de Maistre appelle leurs femelles et leurs petits, ils entendent des voix faibles et douces crier : Père, du pain ! ils ha- bitent une ombre peu distincte de l’ombre pénale ; quand leur fourmillement, aux heures fatales comme juin 1845, se répand hors de cette ombre, un éclair, le sombre éclair social, sort de leur cohue ; ayant tous les besoins, ils ont presque droit à tous les appétits ; ayant toutes les souffrances, ils ont presque droit à toutes les colères. Bras nus, pieds nus. C’est le tas des misérables.

L’autre multitude, vue de près, est élégante et opulente ; c’est minuit, heure d’amusement ; ces hommes sortent des salons où l’on chante, des cafés où l’on soupe, des théâtres où l’on rit ; ils sont bien nés, à ce qu’il paraît, et bien mis ; quelques-uns ont à leurs bras de charmantes femmes, curieuses de voir des ex- ploits. Ils sont parés comme pour une fête ; ils ont tous les nécessaires, c’est-à- dire toutes les joies, et tous les superflus, c’est-à-dire toutes les vanités ; l’été ils chassent, l’hiver ils dansent ; ils sont jeunes et, grâce à ce bel âge, ils n’ont pas en- core ce commencement d’ennui qui est l’achèvement des plaisirs. Tout les flatte, tout les caresse, tout leur sourit ; rien ne leur manque. C’est le groupe des heureux.

En quoi, à l’heure où nous les observons, ces deux foules, les misérables et les heureux, se ressemblent-elles ? en ce qu’elles sont l’une et l’autre pleines de colère.

Les misérables ont en eux la sourde rancune sociale ; les souffrants finissent par être les indignés ; ils ont toutes les privations, les autres ont toutes les jouissances. Les souffrants ont sur eux toutes ces sangsues, les parasitismes ; cette succion les épuise. La misère est une fièvre ; de là ces aveugles accès de fureur qui, en haine de la loi passagère, blessent le droit éternel. Une heure vient où ceux qui ont raison peuvent se donner tort. Ces affamés, ces déguenillés, ces déshérités deviennent brusquement tumultueux. Ils crient : Guerre ! ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main, le fusil, la hache, la pique ; ils se jettent sur ce qui est devant eux, sur l’obstacle, quel qu’il soit ; c’est la république, tant pis ! ils sont éperdus ; ils réclament leur droit au travail, déterminés à vivre et résolus à mourir. Ils sont exaspérés et désespérés, et ils ont en eux l’outrance farouche de la bataille. Une maison se présente ; ils l’envahissent ; c’est la maison d’un homme que la violente langue du moment appelle « un aristocrate ». C’est la maison d’un homme qui en cet instant-là même leur résiste et leur tient tête ; ils sont les maîtres ; que vont-ils faire ? saccager la maison de cet homme ? Une voix leur crie : Cet homme fait son devoir ! Ils s’arrêtent, se taisent, se découvrent, et passent.

Après l’émeute des pauvres, voici l’émeute des riches. Ceux-ci aussi sont fu- rieux ! Contre un ennemi ? non. Contre un combattant ? non. Ils sont furieux contre une bonne action ; action toute simple sans aucun doute, mais évidemment juste et honnête. Tellement simple cependant que, sans leur colère, ce ne serait pas la peine d’en parler. Cette chose juste a été commise le matin même. Un homme a osé être fraternel ; dans un moment qui fait songer aux autodafés et aux dragon- nades, il a pensé à l’évangile du bon samaritain ; dans un instant où l’on semble ne se souvenir que de Torquemada, il a osé se souvenir de Jésus-Christ ; il a élevé la voix pour dire une chose clémente et humaine ; il a entre-bâillé une porte de refuge à côté de la porte toute grande ouverte du sépulcre, une porte blanche à côté de la porte noire ; il n’a pas voulu qu’il fût dit que pas un cœur n’était misé- ricordieux pour ceux qui saignent, que pas un foyer n’était hospitalier pour ceux qui tombent ; à l’heure où l’on achève les mourants, il s’est fait ramasseur de bles- sés ; cet homme de 1871, qui est le même que l’homme de 1848, pense qu’il faut combattre les insurrections debout et les amnistier tombées ; c’est pourquoi il a commis ce crime, ouvrir sa maison aux vaincus, offrir un asile aux fugitifs. De là l’exaspération des vainqueurs. Qui défend les malheureux indigne les heureux. Ce forfait doit être châtié. Et sur l’humble maison solitaire, où il y a deux berceaux, une foule s’est ruée, criant tous les cris du meurtre, et ayant l’ignorance dans le cerveau, la haine au cœur, et aux mains des pierres, de la boue et des gants blancs.

L’assaut a manqué, point par la faute des assiégeants. Si la porte n’a pas été enfoncée, c’est que la poutre est arrivée trop tard ; si un enfant n’a pas été tué, c’est que la pierre n’a point passé assez près ; si l’homme n’a pas été massacré, c’est que le soleil s’est levé.

Le soleil a été le trouble-fête. Concluons.
Laquelle de ces deux foules est la populace ? Entre ces deux multitudes, les mi- sérables de Paris et les heureux de Bruxelles, quels sont les misérables ?

Ce sont les heureux.

Et l’homme de la place des Barricades avait raison de leur jeter ce mot mépri- sant au moment où l’assaut commençait.

Maintenant, entre ces deux sortes d’hommes, ceux de Paris et ceux de Bruxelles, quelle différence y a-t-il ?

Une seule. L’éducation.
Les hommes sont égaux au berceau. A un certain point de vue intellectuel, il y a des exceptions, mais des exceptions qui confirment la règle. Hors de là, un enfant vaut un enfant. Ce qui, de tous ces enfants égaux, fait plus tard des hommes différents, c’est la nourriture. Il y a deux nourritures ; la première, qui est bonne, c’est le lait de la mère ; la deuxième, qui peut être mauvaise, c’est l’enseignement du maître.

De là, la nécessité de surveiller cet enseignement.

VI
On pourrait dire que dans notre siècle il y a deux écoles. Ces deux écoles condensent et résument en elles les deux courants contraires qui entraînent la civilisation en sens inverse, l’un vers l’avenir, l’autre vers le passé ; la première de ces deux écoles s’appelle Paris, l’autre s’appelle Rome. Chacune de ces deux écoles a son livre ; le livre de Paris, c’est la Déclaration des Droits de l’Homme ; le livre de Rome, c’est le Syllabus. Ces deux livres donnent la réplique au Progrès. Le premier lui dit Oui ; le second lui dit Non.

Le progrès, c’est le pas de Dieu.

Les révolutions, bien qu’elles aient parfois l’allure de l’ouragan, sont voulues d’en haut.

Aucun vent ne souffle que de la bouche divine.

Paris, c’est Montaigne, Rabelais, Pascal, Corneille, Molière, Montesquieu, Dide- rot, Rousseau, Voltaire, Mirabeau, Danton.

Rome, c’est Innocent III, Pie V, Alexandre VI, Urbain VIII, Arbuez, Cisneros, Lai- nez, Grillandus, Ignace.

Nous venons d’indiquer les écoles. A présent voyons les élèves. Confrontons.

Regardez ces hommes ; ils sont, j’y insiste, ceux qui n’ont rien ; ils portent tout le poids de la société humaine ; un jour ils perdent patience, sombre révolte des cariatides ; ils s’insurgent, ils se tordent sous le fardeau, ils livrent bataille. Tout à coup, dans la fauve ivresse du combat, une occasion d’être injustes se présente ; ils s’arrêtent court. Ils ont en eux ce grand instinct, la révolution, et cette grande lumière, la vérité ; ils ne savent pas être en colère au delà de l’équité ; et ils donnent au monde civilisé ce spectacle sublime qu’étant les accablés, ils sont les modérés, et qu’étant les malheureux, ils sont les bons.

Regardez ces autres hommes ; ils sont ceux qui ont tout. Les autres sont en bas, eux ils sont en haut. Une occasion se présente d’être lâches et féroces ; ils s’y pré- cipitent. Leur chef est le fils d’un ministre ; leur autre chef est le fils d’un sénateur ; il y a un prince parmi eux. Ils s’engagent dans un crime, et ils y vont aussi avant que la brièveté de la nuit le leur permet. Ce n’est pas leur faute s’ils ne réussissent qu’à être des bandits, ayant rêvé d’être des assassins. Qui a fait les premiers ? Paris.

Qui a fait les seconds ? Rome.

Et, je le répète, avant l’enseignement, ils se valaient. Enfants riches et enfants pauvres, ils étaient dans l’aurore les mêmes têtes blondes et roses ; ils avaient le même bon sourire ; ils étaient cette chose sacrée, les enfants ; par la faiblesse presque aussi petits que la mouche, par l’innocence presque aussi grands que Dieu.

Et les voilà changés, maintenant qu’ils sont hommes ; les uns sont doux, les autres sont barbares. Pourquoi ? c’est que leur âme s’est ouverte, c’est que leur es- prit s’est saturé d’influences dans des milieux différents ; les uns ont respiré Paris, les autres ont respiré Rome.

L’air qu’on respire, tout est là. C’est de cela que l’homme dépend. L’enfant de Paris, même inconscient, même ignorant, car, jusqu’au jour où l’instruction obli- gatoire existera, il a sur lui une ignorance voulue d’en haut, l’enfant de Paris res- pire, sans s’en douter et sans s’en apercevoir, une atmosphère qui le fait probe et équitable. Dans cette atmosphère il y a toute notre histoire ; les dates mémo- rables, les belles actions et les belles œuvres, les héros, les poëtes, les orateurs, le Cid , Tartuffe , le Dictionnaire philosophique , l’Encyclopédie , la tolérance, la fra- ternité, la logique, l’idéal littéraire, l’idéal social, la grande âme de la France. Dans l’atmosphère de Rome il y a l’inquisition, l’index, la censure, la torture, l’infailli- bilité d’un homme substituée à la droiture de Dieu, la science niée, l’enfer éternel affirmé, la fumée des encensoirs compliquée de la cendre des bûchers. Ce que Pa- ris fait, c’est le peuple ; ce que Rome fait, c’est la populace. Le jour où le fanatisme réussirait à rendre Rome respirable à la civilisation, tout serait perdu ; l’humanité entrerait dans de l’ombre.

C’est Rome qu’on respire à Bruxelles. Les hommes qu’on vient de voir travailler place des Barricades sont des disciples du Quirinal ; ils sont tellement catholiques qu’ils ne sont plus chrétiens. Ils sont très forts ; ils sont devenus merveilleusement reptiles et tortueux ; ils savent le double itinéraire de Mandrin et d’Escobar ; ils ont étudié toutes les choses nocturnes, les procédés du banditisme et les doctrines de l’encyclique ; ce serait des chauffeurs si ce n’était des jésuites ; ils attaquent avec perfection une maison endormie ; ils utilisent ce talent au service de la religion ; ils défendent la société à la façon des voleurs de grand chemin ; ils complètent l’oraison jaculatoire par l’effraction et l’escalade ; ils glissent du bigotisme au bri- gandage ; et ils démontrent combien il est aisé aux élèves de Loyola d’être les pla- giaires de Schinderhannes.

Ici une question.

Est-ce que ces hommes sont méchants ? Non.
Que sont-ils donc ? Imbéciles.
Être féroce n’est point difficile ; pour cela l’imbécillité suffit. Sont-ils donc nés imbéciles ?
Point.

On les a faits ; nous venons de le dire. Abrutir est un art.
Les prêtres des divers cultes appellent cet art Liberté d’enseignement.

Ils n’y mettent aucune mauvaise intention, ayant eux-mêmes été soumis à la mutilation d’intelligence qu’ils voudraient pratiquer après l’avoir subie.

Le castrat faisant l’eunuque, cela s’appelle l’Enseignement libre.

Cette opération serait tentée sur nos enfants, s’il était donné suite à la loi d’ailleurs peu viable qu’a votée l’assemblée défunte.

Le double récit qu’on vient de lire est une simple note en marge de cette loi. VII
Qui dit éducation dit gouvernement ; enseigner, c’est régner ; le cerveau humain est une sorte de cire terrible qui prend l’empreinte du bien ou du mal selon qu’un idéal le touche ou qu’une griffe le saisit.

L’éducation par le clergé, c’est le gouvernement par le clergé. Ce genre de gou- vernement est jugé. C’est lui qui sur la cime auguste de la glorieuse Espagne a mis cet effroyable autel de Moloch, le quemadero de Séville. C’est lui qui a superposé à la Rome romaine la Rome papale, monstrueux étouffement de Caton sous Borgia.

La dialectique a une double loi, voir de haut et serrer de près. Les gouvernements- prêtres ne résistent à aucune de ces deux formes du raisonnement ; de près, on voit leurs défauts ; de haut, on voit leurs crimes.

La griffe est sur l’homme et la patte est sur l’enfant. L’histoire faite par Torque- mada est racontée par Loriquet.

Sommet, le despotisme ; base, l’ignorance.

VIII
Rome a beaucoup de bras. C’est l’antique hécatonchire. On a cru cette bête fa- buleuse jusqu’au jour où la pieuvre est apparue dans l’océan et la papauté dans le moyen âge. La papauté s’est d’abord appelée Grégoire VII, et elle a fait esclaves les rois ; puis elle s’est appelée Pie V, et elle a fait prisonniers les peuples. La révo- lution française lui a fait lâcher prise ; la grande épée républicaine a coupé toutes ces ligatures vivantes enroulées autour de l’âme humaine, et a délivré le monde de ces nœuds malsains, arctis nodis relligionum , dit Lucrèce ; mais les tentacules ont repoussé, et aujourd’hui voilà que de nouveau les cent bras de Rome sortent des profondeurs et s’allongent vers les agrès frissonnants du navire en marche, saisissement redoutable qui pourrait faire sombrer la civilisation.

A cette heure, Rome tient la Belgique ; mais qui n’a pas la France n’a rien. Rome voudrait tenir la France. Nous assistons à ce sinistre effort.

Paris et Rome sont aux prises.

Rome nous veut.

Les ténèbres gonflent toutes leurs forces autour de nous. C’est l’épouvantable rut de l’abîme.
IX

Autour de nous se dresse toute la puissance multiple qui peut sortir du passé, l’esprit de monarchie, l’esprit de superstition, l’esprit de caserne et de couvent, l’habileté des menteurs, et l’effarement de ceux qui ne comprennent pas. Nous avons contre nous la témérité, la hardiesse, l’effronterie, l’audace et la peur.

Nous n’avons pour nous que la lumière. C’est pourquoi nous vaincrons.
Si étrange que semble le moment présent, quelque mauvaise apparence qu’il ait, aucune âme sérieuse ne doit désespérer. Les surfaces sont ce qu’elles sont, mais il y a une loi morale dans la destinée, et les courants sous-marins existent. Pendant que le flot s’agite, eux, ils travaillent. On ne les voit pas, mais ce qu’ils font finit toujours par sortir tout à coup de l’ombre, l’inaperçu construit l’imprévu. Sachons comprendre l’inattendu de l’histoire. C’est au moment où le mal croit triompher qu’il s’effondre ; son entassement fait son écroulement.

Tous les événements récents, dans leurs grands comme dans leurs petits détails, sont pleins de ces surprises. En veut-on un exemple ? en voici un :

Si c’est une digression, qu’on nous la permette ; car elle va au but.

X
Les Assemblées ont un meuble qu’on appelle la tribune. Quand les Assemblées seront ce qu’elles doivent être, la tribune sera en marbre blanc, comme il sied au trépied de la pensée et à l’autel de la conscience, et il y aura des Phidias et des Michel-Ange pour la sculpter. En attendant que la tribune soit en marbre, elle est en bois, et, en attendant qu’elle soit un trépied et un autel, elle est, nous venons de le dire, un meuble. C’est moins encombrant pour les coups d’état ; un meuble, cela se met au grenier. Cela en sort aussi. La tribune actuelle du sénat a eu cette aventure.

Elle est en bois ; pas même en chêne ; en acajou, avec pilastres et cuivres dorés, à la mode du directoire, et au lieu de Michel-Ange et de Phidias elle a eu pour sculp- teur Ravrio. Elle est vieille, quoiqu’elle semble neuve. Elle n’est pas vierge. Elle a été la tribune du conseil des anciens, et elle a vu l’entrée factieuse des grenadiers de Bonaparte. Puis, elle a été la tribune du sénat de l’empire. Elle l’a été deux fois ; d’abord après le 18 Brumaire, ensuite après le 2 Décembre. Elle a subi le défilé des éloquences des deux empires ; elle a vu se dresser au-dessus d’elle ces hautes et inflexibles consciences, d’abord l’inaccessible Cambacérès, puis l’infranchissable Troplong ; elle a vu succéder la chasteté de Baroche à la pudeur de Fouché ; elle a été le lieu où l’on a pu, à cinquante ans d’intervalle, comparer à ces fiers sénateurs, les Sieyès et les Fontanes, ces autres sénateurs non moins altiers, les Mérimée et les Sainte-Beuve. Sur elle ont rayonné Suin, Fould, Delangle, Espinasse, M. Nisard.

Elle a eu devant elle un banc d’évêques dont aurait pu être Talleyrand, et un banc de généraux dont a été Bazaine. Elle a vu le premier empire commencer par l’illusion d’Austerlitz, et le deuxième empire s’achever par le réveil du démem- brement. Elle a possédé Fialin, Vieillard, Pélissier, Saint-Arnaud, Dupin. Aucune illustration ne lui a été épargnée. Elle a assisté à des glorifications inouïes, à la célébration de Puebla, à l’hosanna de Sadowa, à l’apothéose de Mentana. Elle a entendu des personnages compétents affirmer qu’on sauvait la société, la famille et la religion en mitraillant les promeneurs sur le boulevard. Elle a eu tel homme que la légion d’honneur n’a plus. Elle a, pour nous borner au dernier empire, été, pendant dix-neuf ans, illuminée par la pléiade de toutes les hontes ; elle a entendu une sorte de long cantique, psalmodié par les dévots athées aussi bien que par les dévots catholiques, en l’honneur du parjure, du guet-apens et de la trahison ; pas une lâcheté ne lui a manqué ; pas une platitude ne lui a fait défaut ; elle a eu l’in- violabilité officielle ; elle a été si parfaitement auguste qu’elle en a profité pour être complètement immonde ; elle a entendu on ne sait qui confier l’épée de la France à un aventurier pour on ne sait quoi, qui était Sedan ; cette tribune a eu un tres- saillement de gloire et de joie à l’approche des catastrophes ; ce morceau de bois d’acajou a été quelque chose comme le proche parent du trône impérial, qui du reste, on le sait, et l’on a l’aveu de Napoléon, n’était que sapin ; les autres tribunes sont faites pour parler, celle-ci avait été faite pour être muette ; car c’est être muet que de taire au peuple le devoir, le droit, l’honneur, l’équité. Eh bien ! un jour est venu où cette tribune a brusquement pris la parole, pour dire quoi ? La réalité.

Oui, et c’est là une de ces surprises que nous fait la logique profonde des évé- nements, un jour on s’est aperçu que cette tribune, successivement occupée par toutes les corruptions adorant l’iniquité et par toutes les complicités soutenant le crime, était faite pour que la justice montât dessus ; à une certaine heure, le 22 mai 1876, un passant, le premier venu, n’importe qui,-mais n’importe qui, c’est l’histoire,-a mis le pied sur cette chose qui n’avait encore servi qu’à l’empire, et ce passant a délié la langue des faits ; il a employé ce sommet de la gloire impériale à pilorier César ; sur la tribune même où avait été chanté le Tedeum pour le crime, il a donné à ce Tedeum le démenti de la conscience humaine, et, insistons-y, c’est là l’inattendu de l’histoire, du haut de ce piédestal du mensonge, la vérité a parlé.

Les deux empires avaient pourtant triomphé bien longtemps. Et quant au der- nier, il s’était déclaré providentiel, qui est l’à peu près d’éternel.

Que ceci fasse réfléchir les conspirateurs actuels du despotisme. Quand César est mort, Pierre est malade.

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