Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

XXIV AU CONGRÈS DE LA PAIX
Victor Hugo, invité en septembre 1875 à adhérer au Congrès de la paix, a ré- pondu :

Le Congrès de la paix veut bien se souvenir de moi et me faire appel. J’en suis profondément touché.

Je ne puis que redire à mes concitoyens d’Europe ce que je leur ai dit déjà plu- sieurs fois depuis l’année 1871, si fatale pour l’univers entier. Mes espérances ne sont pas ébranlées, mais sont ajournées.

Il y a actuellement deux efforts dans la civilisation ; l’un pour, l’autre contre ; l’effort de la France et l’effort de l’Allemagne. Chacune veut créer un monde. Ce que l’Allemagne veut faire, c’est l’Allemagne ; ce que la France veut faire, c’est l’Eu- rope.

Faire l’Allemagne, c’est construire l’empire, c’est-à-dire la nuit ; faire l’Europe, c’est enfanter la démocratie, c’est-à-dire la lumière.

N’en doutez pas, entre les deux mondes, l’un ténébreux, l’autre radieux, l’un faux, l’autre vrai, le choix de l’avenir est fait.

L’avenir départagera l’Allemagne et la France ; il rendra à l’une sa part du Da- nube, à l’autre sa part du Rhin, et il fera à toutes deux ce don magnifique, l’Europe, c’est-à-dire la grande république fédérale du continent.

Les rois s’allient pour se combattre et font entre eux des traités de paix qui abou- tissent à des cas de guerre ; de là ces monstrueuses ententes des forces monar- chiques contre tous les progrès sociaux, contre la Révolution française, contre la liberté des peuples. De là Wellington et Blucher, Pitt et Cobourg ; de là ce crime, dit la Sainte-Alliance ; qui dit alliance de rois dit alliance de vautours. Cette fraternité fratricide finira ; et à l’Europe des Rois-Coalisés succédera l’Europe des Peuples- Unis.

Aujourd’hui ? non. Demain ? oui.

Donc, ayons foi et attendons l’avenir.

Pas de paix jusque-là. Je le dis avec douleur, mais avec fermeté.

La France démembrée est une calamité humaine. La France n’est pas à la France, elle est au monde ; pour que la croissance humaine soit normale, il faut que la France soit entière ; une province qui manque à la France, c’est une force qui manque au progrès, c’est un organe qui manque au genre humain ; c’est pourquoi la France ne peut rien concéder de la France. Sa mutilation mutile la civilisation.

D’ailleurs il y a des fractures partout, et en ce moment vous en entendez une crier, l’Herzégovine. Hélas ! aucun sommeil n’est possible avec des plaies comme celles-ci : la Pologne, la Crète, Metz et Strasbourg, et après des affronts comme ceux-ci : l’empire germanique rétabli en plein dix-neuvième siècle, Paris violé par Berlin, la ville de Frédéric II insultant la ville de Voltaire, la sainteté de la force et l’équité de la violence proclamées, le progrès souffleté sur la joue de la France. On ne met point la paix là-dessus. Pour pacifier, il faut apaiser ; pour apaiser, il faut satisfaire. La fraternité n’est pas un fait de surface. La paix n’est pas une superpo- sition.

La paix est une résultante. On ne décrète pas plus la paix qu’on ne décrète l’aurore. Quand la conscience humaine se sent en équilibre avec la réalité so- ciale ; quand le morcellement des peuples a fait place à l’unité des continents ; quand l’empiétement appelé conquête et l’usurpation appelée royauté ont dis- paru ; quand aucune morsure n’est faite, soit à un individu, soit à une nationalité, par aucun voisinage ; quand le pauvre comprend la nécessité du travail et quand le riche en comprend la majesté ; quand le côté matière de l’homme se subordonne au côté esprit ; quand l’appétit se laisse museler par la raison ; quand à la vieille loi, prendre, succède la nouvelle loi, comprendre ; quand la fraternité entre les âmes s’appuie sur l’harmonie entre les sexes ; quand le père est respecté par l’enfant et quand l’enfant est vénéré par le père ; quand il n’y a plus d’autre autorité que l’auteur ; quand aucun homme ne peut dire à aucun homme : Tu es mon bétail ; quand le pasteur fait place au docteur, et la bergerie (qui dit bergerie dit bouche- rie) à l’école ; quand il y a identité entre l’honnêteté politique et l’honnêteté so- ciale ; quand un Bonaparte n’est pas plus possible en haut qu’un Troppmann en bas ; quand le prêtre se sent juge et quand le juge se sent prêtre, c’est-à-dire quand la religion est intègre et quand la justice est vraie ; quand les frontières s’effacent entre une nation et une nation, et se rétablissent entre le bien et le mal ; quand chaque homme se fait de sa propre probité une sorte de patrie intérieure ; alors, de la même façon que le jour se fait, la paix se fait ; le jour par le lever de l’astre, la paix par l’ascension du droit.

Tel est l’avenir. Je le salue. VICTOR HUGO.
Paris, 9 septembre 1875.

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