Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo


Qu’attends-tu ?-Je réponds : J’attends l’aube ; j’attends que tous disent :-Frappons !
Levons-nous ! et donnons à Sedan pour réplique L’Europe en liberté !-J’attends la république ! J’attends l’emportement de tout le genre humain ! Tant qu’à ce siècle auguste on barre le chemin, Tant que la Prusse tient prisonnière la France, Penser est un affront, vivre est une souffrance.

Je sens, comme Isaïe insurgé pour Sion, Gronder le profond vers de l’indigna- tion, Et la colère en moi n’est pas plus épuisable Que le flot dans la mer immense et que le sable Dans l’orageux désert remué par les vents.

Ce que j’attends ? J’attends que les os soient vivants ! Je suis spectre, et je rêve, et la cendre me couvre, Et j’écoute ; et j’attends que le sépulcre s’ouvre. J’attends que dans les coeurs il s’élève des voix, Que sous les conquérants s’écroulent les pavois, Et qu’à l’extrémité du malheur, du désastre, De l’ombre et de la honte, on voie un lever d’astre !

Jusqu’à cet instant-là, gardons superbement, O peuple, la fureur de notre abais- sement, Et que tout l’alimente et que tout l’exaspère. Étant petit, j’ai vu quelqu’un de grand, mon père. Je m’en souviens ; c’était un soldat, rien de plus, Mais il avait mêlé son âme aux fiers reflux, Aux revanches, aux cris de guerre, aux nobles fêtes, Et l’éclair de son sabre était dans nos tempêtes. Oh ! je ne vous veux pas dissimu- ler l’ennui, A vous, fameux hier, d’être obscurs aujourd’hui, O nos soldats, lutteurs infortunés, phalange Qu’illumina jadis la gloire sans mélange ; L’étranger à cette heure, hélas ! héros trahis, Marche sur votre histoire et sur votre pays ; Oui, vous avez laissé ces reîtres aux mains viles Voler nos champs, voler nos murs, voler nos villes, Et compléter leur gloire avec nos sacs d’écus ; Oui, vous fûtes captifs ; oui, vous êtes vaincus ; Vous êtes dans le puits des chutes insondables. Mais c’est votre destin d’en sortir formidables, Mais vous vous dresserez, mais vous vous lèverez, Mais vous serez ainsi que la faulx dans les prés ; L’hercule celte en vous, la hache sur l’épaule, Revivra, vous rendrez sa frontière à la Gaule, Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila, Schinderhanne et Bismarck, et j’attends ce jour-là !

Oui, les hommes d’Eylau vous diront : Camarades !

Et jusque-là soyez pensifs loin des parades, Loin des vaines rumeurs, loin des faux cliquetis, Et regardez grandir nos fils encor petits.


Je vis désormais, l’oeil fixé sur nos deux villes.

Non, je ne pense pas que les rois soient tranquilles ; Je n’ai plus qu’une joie au monde, leur souci. Rois, vous avez vaincu, Vous avez réussi, Vous bâtissez, avec toutes sortes de crimes, Un édifice infâme au haut des monts sublimes ; Vous avez entre l’homme et vous construit un mur, Soit ; un palais énorme, éblouissant, obs- cur, D’où sort l’éclair, où pas une lumière n’entre, Et c’est un temple, à moins que ce ne soit un antre. Pourtant, eût-on pour soi l’armée et le sénat, Ne point laisser de trace après l’assassinat, Rajuster son exploit, bien laver la victoire, Nettoyer le côté malpropre de la gloire, Est prudent. Le sort a des retours tortueux, Songez-y.- J’en conviens, vous êtes monstrueux ; Vous et vos chanceliers, vous et vos conné- tables, Vous êtes satisfaits, vous êtes redoutables ; Vous avez, joyeux, forts, servis par ce qui nuit, Entrepris le recul du monde vers la nuit ; Vous faites chaque jour faire un progrès à l’ombre ; Vous avez, sous le ciel d’heure en heure plus sombre, Princes, de tels succès à nous faire envier Que vous pouvez railler le vingt et un janvier, Le quatorze juillet, le dix août, ces journées Tragiques, d’où sortaient les grandes destinées ; Que vous pouvez penser que le Rhin, ce ruisseau, Suffit pour arrêter Jourdan, Brune et Marceau, Et que vous pouvez rire en vos banquets so- nores De tous nos ouragans, de toutes nos aurores, Et des vastes efforts des titans endormis. Tout est bien ; vous vivez, vous êtes bons amis, Rois, et vous n’êtes point de notre or économes ; Vous en êtes venus à vous donner les hommes ; Vous vous faites cadeau d’un peuple après souper ; L’aigle est fait pour planer et l’homme pour ramper ; L’Europe est le reptile et vous êtes les aigles ; Vos caprices, voilà nos lois, nos droits, nos règles ; La terre encor n’a vu sous le bleu firmament Rien qui puisse égaler votre assouvissement ; Et le destin pour vous s’épuise en politesses ; Devant vos majestés et devant vos altesses Les prêtres mettent Dieu stupéfait à genoux ; Jamais rien n’a semblé plus éternel que vous ; Votre toute-puissance au- jourd’hui seule existe. Mais, rois, tout cela tremble, et votre gloire triste Devine le refus profond de l’avenir ; Car sur tous ces bonheurs que vous croyez tenir, Sur vos arcs triomphaux, sur vos splendeurs hautaines, Sur tout ce qui compose, ô rois, ô capitaines, L’amas prodigieux de vos prospérités, Sur ce que vous rêvez, sur ce que vous tentez, Sur votre ambition et sur votre espérance, On voit la grande main sanglante de la France.

16 septembre 1873.

XVII MORT DE FRANÇOIS-VICTOR HUGO 26 DÉCEMBRE 1873

On lit dans le Rappel du 27 décembre 1873 :

« Nous avons la profonde douleur d’annoncer à nos lecteurs la mort de notre bien cher François-Victor Hugo. Il a succombé, hier à midi, à la maladie dont il souffrait depuis seize mois. Nous le conduirons demain où nous avons conduit son frère il y a deux ans.

« Ceux qui l’ont connu comprendront ce que nous éprouvons. Ils savent quelle brave et douce nature c’était. Pour ses lecteurs, c’était un écrivain d’une gravité presque sévère, historien plus encore que journaliste ; pour ses amis, c’était une âme charmante, un être affectueux et bon, l’amabilité et la grâce mêmes. Per- sonne n’avait son égalité d’humeur, ni son sourire. Et il avait plus de mérite qu’un autre à être tel, ayant subi des épreuves d’où plus d’un serait sorti amer et hostile.

« Tout jeune, il avait eu une maladie de poitrine, qui n’avait cédé qu’à son éner- gie et à sa volonté de vivre ; mais il y avait perdu un poumon, et il s’en ressentait toujours. Puis, à peine avait-il eu âge d’homme, qu’un article de journal où il de- mandait que la France restât hospitalière aux proscrits, lui avait valu neuf mois de Conciergerie. Quand il était sorti de prison, le coup d’état l’avait jeté en exil. Il y était resté dix-huit ans.

« Il sortit de France à vingt-quatre ans, il y rentra à quarante-deux. Ces dix-huit années, toute la jeunesse, le meilleur de la vie, les années qui ont droit au bonheur, il les passa hors de France, loin de ses habitudes et de ses goûts, dans un pays froid aux étrangers, plus froid aux vaincus. Il lui fallut pour cela un grand courage, car il adorait Paris ; mais il s’était dit qu’il ne reviendrait pas tant que l’empire dure- rait, et il serait mort avant de se manquer de parole. Il employa généreusement ces dures années à son admirable traduction de Shakespeare, et rien n’était plus touchant que de le voir à cette œuvre, où l’Angleterre était mêlée à la France, et qui était en même temps le payement de l’hospitalité et le don de l’expatrié à la patrie.

« Le 4 septembre le ramena. Alors, Paris était menacé, les prussiens arrivaient, beaucoup s’en allaient à l’étranger ; lui, il vint de l’étranger. Il vint prendre sa part du péril, du froid, de la faim, du bombardement. Il s’engagea dans l’artillerie de la garde nationale. Il eut la douleur commune de nos désastres et la douleur person- nelle de la mort de son frère.

« On aurait pu croire que c’était suffisant, et qu’après la prison, après l’exil, après le deuil patriotique, après le deuil fraternel, il était assez puni d’avoir été bon, hon- nête et vaillant toute sa vie. On aurait pu croire qu’il avait bien gagné un peu de joie, de bien-être et de santé. La France ressuscitait peu à peu, et il aurait pu être heureux quelque temps sans remords. Alors la maladie l’a saisi, et l’a cloué dans son lit pendant un an avant de le clouer pour toujours dans le cercueil.

« Son frère est mort foudroyé ; lui, il a expiré lentement. La mort a plusieurs façons de frapper les pères. Pendant plus d’un an, son lit a été sa première tombe, la tombe d’un vivant, car il a eu, jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière heure, toute sa lucidité d’esprit. Il s’intéressait à tout, lisait les journaux ; seulement, il lui était impossible d’écrire une ligne ; son intelligence si droite, sa raison si ferme, ses longues études d’histoire, son talent si sérieux et si fort, à quoi bon maintenant ? Ce supplice de l’impuissance intelligente, de la volonté prisonnière, de la vie dans la mort, il l’a subi seize mois. Et puis, une pulmonie s’est déclarée et l’a emporté dans l’inconnu.

« La mort, soit. Mais cette longue agonie, pourquoi ? Un jour, il était mieux, et nous le croyions déjà guéri ; puis il retombait, pour remonter, et pour retomber encore. Pourquoi ces sursis successifs, puisqu’il était condamné à mort ? Pourquoi la destinée, puisqu’elle avait décidé de le tuer, n’en a-t-elle pas fini tout de suite, et qui donc prend plaisir à prolonger ainsi notre exécution, et à nous faire mourir tant de fois ?

« Pauvre cher Victor ! que j’ai vu si enfant, et que j’allais chercher, le dimanche, à sa pension !

« Et son père ! Ses ennemis eux-mêmes diront que c’est trop. D’abord, ç’a été sa fille,-et toi, mon Charles ! Puis, il y a deux ans, ç’a été son fils aîné. Et maintenant, c’est le dernier. Quel bonheur pour leur mère d’être morte ! C’est là que les génies ne sont plus que des pères. Tous s’en sont allés, l’un après l’autre, le laissant seul. Lui si père ! Oh ! ses chers petits enfants des Feuilles d’automne ! On lui dira qu’il a d’autres enfants, nous tous, ses fils intellectuels, tous ceux qui sont nés de lui, et tous ceux qui en naîtront, et que ceux-là ne lui manqueront ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, et que la mort aura beau faire, ils seront plus nombreux d’âge en âge. D’autres lui diront cela ; mais moi, j’étais le frère de celui qui est mort, et je ne puis que pleurer.

AUGUSTE VACQUERIE. »

—-

OBSÈQUES DE FRANÇOIS-VICTOR HUGO

Bien avant l’heure indiquée, la foule était déjà telle dans la rue Drouot, qu’il était difficile d’arriver à la maison mortuaire. Un registre ouvert dans une petite cour recevait les noms de ceux qui voulaient témoigner leur douloureuse sympathie au père si cruellement frappé.

Un peu après midi, on a descendu le corps. Ç’a été une chose bien triste à voir, le père au bas de l’escalier regardant descendre la bière de son dernier fils.

Un autre moment navrant, ç’a été quand Mme Charles Hugo a passé, prête à s’évanouir à chaque instant et si faible qu’on la portait plus qu’on ne la soutenait. Il y a deux ans, elle enterrait son mari ; hier, son beau-frère. Avec quel tendre dé- vouement et quelle admirable persévérance elle a soigné ce frère pendant cette longue maladie, passant les nuits, lui sacrifiant tout, ne vivant que pour lui, c’est ce que n’oublieront jamais le père ni les amis du mort. Elle a voulu absolument l’accompagner jusqu’au bout, et ne l’a quitté que lorsqu’on l’a arrachée de la tombe.

L’enterrement était au cimetière de l’Est. Le convoi a suivi les grands boule- vards, puis le boulevard Voltaire.

Derrière le corbillard, marchait le père désolé. Lui aussi, ses amis auraient voulu qu’il s’épargnât ce supplice, rude à tous les âges. Mais Victor Hugo accepte virile- ment toutes les épreuves, il n’a pas voulu fuir celle-là, et c’était aussi beau que triste de voir derrière ce corbillard cette tête blanche que le sort a frappée tant de fois sans parvenir à la courber.

Derrière le père, venaient MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher, oncle du mort, et Léopold Hugo, son cousin. Puis le docteur Allix et M. Armand Gouzien, qui avaient bien le droit de se dire de la famille, après les soins fraternels qu’ils ont prodigués au malade.

Puis, les amis et les admirateurs du père, tous ceux, députés, journalistes, litté- rateurs, artistes, ouvriers, qui avaient voulu s’associer à ce grand deuil : MM. Gam- betta, Crémieux, Eugène Pelletan, Arago, Spuller, Lockroy, Jules Simon, Alexandre Dumas, Flaubert, Nefftzer, Martin Bernard … mais il faudrait citer tout ce qui a un nom. Ce cortège innombrable passait entre deux haies épaisses qui couvraient les deux trottoirs du boulevard et qui n’ont pas cessé jusqu’au cimetière.

A mesure que le convoi avançait, une partie de la haie se détachait pour s’ajou- ter au cortège, qui grossissait de moment en moment et que la chaussée avait peine à contenir. Et quand cet énorme cortège est arrivé au cimetière, il l’a trouvé déjà plein d’une foule également innombrable, et ce n’est pas sans difficulté qu’on a pu faire ouvrir passage même au cercueil.

Le tombeau de famille de Victor Hugo n’ayant plus de place, hélas, on a déposé le corps dans un caveau provisoire. Quand il y a été descendu, il s’est fait un grand silence, et Louis Blanc a dit les belles et touchantes paroles qui suivent :

Messieurs,

Des deux fils de Victor Hugo, le plus jeune va rejoindre l’aîné. Il y a trois ans, ils étaient tous les deux pleins de vie. La mort, qui les avait séparés depuis, vient les réunir.

Lorsque leur père écrivait :

Aujourd’hui, je n’ai plus de tout ce que j’avais Qu’un fils et qu’une fille,
Me voilà presque seul ! Dans cette ombre où je vais, Dieu m’ôte la famille !

Lorsque ce cri d’angoisse sortait de son grand cœur déchiré : Oh ! demeurez, vous deux qui me restez ! ,
prévoyait-il que, pour lui, la nature serait à ce point inexorable ? Prévoyait-il que la maison sans enfants allait être la sienne ?-Comme si la destinée avait voulu, proportionnant sa part de souffrance à sa gloire, lui faire un malheur égal à son génie !

Ah ! ceux-là seuls comprendront l’étendue de ce deuil, qui ont connu l’être aimé que nous confions à la terre. Il était si affectueux, si attentif au bonheur des autres ! Et ce qui donnait à sa bonté je ne sais quel charme attendrissant, c’était le fond de tristesse dont témoignaient ses habitudes de réserve, ses manières toujours graves, son sourire toujours pensif. Rien qu’à le voir, on sentait qu’il avait souffert, et la douceur de son commerce n’en était que plus pénétrante.

Dans les relations ordinaires de la vie, il apportait un calme que son âge ren- dait tout à fait caractéristique. On aurait pu croire qu’en cela il était différent de son frère, nature ardente et passionnée ; mais ce calme cachait un pouvoir singu- lier d’émotion et d’indignation, qui se révélait toutes les fois qu’il y avait le mal à combattre, l’iniquité à flétrir, la vérité et le peuple à venger. ( Applaudissements .)

Il était alors éloquent et d’une éloquence qui partait des entrailles. Rien de plus véhément, rien de plus pathétique, que les articles publiés par lui dans le Rappel sur l’impunité des coupables d’en haut comparée à la rigueur dont on a coutume de s’armer contre les coupables d’en bas. ( Profonde émotion. )

L’amour de la justice, voilà ce qui remuait dans ses plus intimes profondeurs cette âme généreuse, vaillante et tendre.

Il est des hommes à qui l’occasion manque pour montrer dans ce qu’ils ont fait ce qu’ils ont été. Cela ne peut pas se dire de François-Victor Hugo. Ses actes le définissent. Une invocation généreuse au génie hospitalier de la France lui valut neuf mois de prison avant le 2 décembre ; après le 2 décembre, il a eu dix-huit années d’exil, et, dans sa dernière partie, d’exil volontaire….

Volontaire ? je me trompe !

Danton disait : « On n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers. »Mais c’est parce qu’on l’emporte au fond de son cœur que l’exil a tant d’amertume. Oh ! non, il n’y a pas d’exil volontaire. L’exil est toujours forcé ; il l’est surtout quand il est prescrit par la seule autorité qui ait un droit absolu de commandement sur les âmes fières, c’est-à-dire la conscience. ( Applaudissements. )

François-Victor aimait la France, comme son père ; comme son père, il l’a quit- tée le jour où elle cessa d’être libre, et, comme lui, ce fut en la servant qu’il acquit la force de vivre loin d’elle. Je dis en la servant, parce que, suivant une belle remarque de Victor Hugo, traduire un poëte étranger, c’est accroître la poésie nationale. Et quel poëte que celui que François-Victor Hugo entreprit de faire connaître à la France !

Pour y réussir pleinement, il fallait pouvoir transporter dans notre langue, sans offenser la pruderie de notre goût, tout ce que le style de Shakespeare a de hardi dans sa vigueur, d’étrange dans sa sublimité ; il fallait pouvoir découvrir et dévoi- ler les procédés de ce merveilleux esprit, montrer l’étonnante originalité de ses imitations, indiquer les sources où il puisa tant de choses devenues si complè- tement siennes ; étudier, comparer, juger ses nombreux commentateurs ; en un mot, il fallait pouvoir prendre la mesure de ce génie universel. Eh bien, c’est cet effrayant labeur que François-Victor Hugo, que le fils de notre Shakespeare à nous … ( applaudissements ) aborda et sut terminer à un âge où la plupart des hommes, dans sa situation, ne s’occupent que de leurs plaisirs. Les trente-six introductions aux trente-six drames de Shakespeare suffiraient pour lui donner une place parmi les hommes littéraires les plus distingués de notre temps.

Elles disent assez, à part même le mérite de sa traduction, la meilleure qui existe, quelle perte le monde des lettres et le monde de la science ont faite en le perdant.

Et la république ! Elle a aussi le droit de porter son deuil. Car ce fut au signal donné par elle qu’il accourut avec son père et son frère,-d’autant plus impatients de venir s’enfermer dans la capitale, qu’il y avait là, en ce moment, d’affreuses privations à subir et le péril à braver. On sait avec quelle fermeté ils traversèrent les horreurs d’un siége qui sera l’éternelle gloire de ce grand peuple de Paris.

Mais d’autres épreuves les attendaient. Bientôt, l’auteur de l’ Année terrible eut à pleurer la mort d’un de ses fils et à trembler pour la vie de l’autre. Pendant seize mois, François-Victor Hugo a été torturé par la maladie qui nous l’enlève. Entouré par l’affection paternelle de soins assidus, disputé à la mort chaque jour, à chaque heure, par un ange de dévouement, la veuve de son frère, son énergie secondait si bien leurs efforts, qu’il aurait été sauvé s’il avait pu l’être.

Sa tranquillité était si constante, sa sérénité avait quelque chose de si indomp- table, que, malgré l’empreinte de la mort, depuis longtemps marquée sur son vi- sage, nous nous prenions quelquefois à espérer….

Espérait-il lui-même, lorsqu’il nous parlait de l’avenir, et qu’il s’efforçait de sou- rire ? Ou bien voulait-il, par une inspiration digne de son âme, nous donner des illusions qu’il n’avait pas, et tromper nos inquiétudes ? Ce qui est certain, c’est que, pendant toute une année, il a, selon le mot de Montaigne, « vécu de la mort »,

jusqu’au moment où, toujours calme, il s’est endormi pour la dernière fois, lais- sant après lui ce qui ne meurt pas, le souvenir et l’exemple du devoir accompli.

Quant au vieillard illustre que tant de malheurs accablent, il lui reste, pour l’ai- der à porter jusqu’à la fin le poids des jours, la conviction qu’il a si bien formulée dans ces beaux vers :

C’est un prolongement sublime que la tombe. On y monte, étonné d’avoir cru qu’on y tombe.

Dans la dernière lettre que j’ai reçue de lui, qui fut la dernière écrite par lui, Barbès me disait : « Je vais mourir, et toi tu vas avoir de moins un ami sur la terre. Je voudrais que le système de Reynaud fût vrai, pour qu’il nous fût donné de nous revoir ailleurs. »

Nous revoir ailleurs ! De l’espoir que ces mots expriment venait la foi de Barbès dans la permanence de l’être, dans la continuité de son développement progressif. Il n’admettait pas l’idée des séparations absolues, définitives. Victor Hugo ne l’ad- met pas, lui non plus, cette idée redoutable. Il croit à Dieu éternel, il croit à l’âme immortelle. C’est là ce qui le rendra capable, tout meurtri qu’il est, de vivre pour son autre famille, celle à qui appartient la vie des grands hommes, l’humanité. ( Applaudissements prolongés. )

Après ce discours, d’une éloquence si forte et si émue, et qui a profondément touché toute cette grande foule, Victor Hugo a embrassé Louis Blanc ; puis ses amis l’ont enlevé de la fosse. Alors ç’a été à qui se précipiterait vers lui et lui pren- drait la main. Amis connus ou inconnus, hommes, femmes, tous se pressaient sur son passage ; on voyait là quel cœur est celui de ce peuple de Paris, si reconnais- sant à ceux qui l’aiment ; les femmes pleuraient ; et tout à coup le sentiment de tous a éclaté dans l’explosion de ce cri prolongé et répété : Vive Victor Hugo ! Vive la république !

Victor Hugo a pu enfin monter en voiture, avec Louis Blanc. Mais pendant long- temps encore la voiture n’a pu aller qu’au pas, à cause de la foule, et les mains continuaient à se tendre par la portière. Louis Blanc avait sa part de ces touchantes manifestations.

Et, en revenant, nous nous redisions la strophe des Feuilles d’automne :

Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j’aime, Mes parents, mes amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur, l’été sans fleurs vermeilles, La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants !

Dieu n’a pas exaucé le poëte. Les oiseaux sont envolés, la maison est vide. Mais Louis Blanc a raison, il reste au malheureux père encore une famille. Il l’a vue aujourd’hui, elle l’a accompagné et soutenu, elle a pleuré avec lui. Et, s’il n’y a pas de consolations à de telles douleurs, c’est un adoucissement pourtant que de sentir autour de soi tant de respect affectueux et cette admiration universelle.

Malgré l’énormité de la foule, il n’y a pas eu le moindre désordre, ni le moindre accident. Cette manifestation imposante s’est faite avec une gravité et une tran- quillité profondes.

Il est impossible d’énumérer tous les noms connus des écrivains, des hommes politiques, des artistes qui se pressaient dans la foule.

Les anciens collègues de Victor Hugo à l’Assemblée nationale étaient venus en grand nombre. Citons parmi eux MM. Louis Blanc, Gambetta, Crémieux, Emma- nuel Arago, Jules Simon, Victor Schoelcher, Peyrat, Edmond Adam, Eugène Pelle- tan, Lepère, Laurent Pichat, Henri de Lacretelle, Noël Parfait, Alfred Naquet, Ti- rard, Henri Martin, Georges Périn, Jules Ferry, Germain Casse, Henri Brisson, Ar- naud (de l’Ariége), Millaud, Martin-Bernard, Ordinaire, Melvil-Bloncourt, Eugène Farcy, Bamberger, Charles Rolland, Escarguel, Caduc, Daumas, Jules Barni, Le- fèvre, Corbon, Simiot, Greppo, Lafon de Fongaufier, etc., etc.

Nommons ensuite, au hasard, MM. Alexandre Dumas fils, Gustave Flaubert, Fé- licien David, Charles Blanc, Louis Ulbach, Monselet, Théodore de Banville ; Léon Valade, Philippe Burty, Nefftzer, docteur Sée, Émile Perrin, Ritt, Larochelle, Du- quesnel, Aimé Millet, Edouard Manet, Bracquemond, Jacquemart, André Gill, Car- jat, Nadar, Henri Roger de Beauvoir, les frères Lionnet, Delaunay, Dumaine, Taillade, Pierre Berton, André Lefèvre, Mario Proth, E. Tarbé, Frédéric Thomas, docteur Mandl, Ernest Hamel, Pierre Véron, Édouard Plouvier, Alfred Quidant, Pradilla Para, consul de Colombie, Étienne Arago, Lecanu, Mario Uchard, Hippolyte Lu- cas, Amédée Pommier, Mme Blanchecotte, Kaempfen, Lechevalier, Hetzel, Michel

Lévy frères, Émile de la Bédollière, Robert Mitchell, Catalan, professeur à l’uni- versité de Liège, E. Deschanel, Jules Claretie, Eugène Manuel, duc de Bellune, Édouard Laferrière, Paul Arène, docteur Faivre, Léon Dierx, Catulle Mendès, Émile Daclin, Victor Cochinat, Mayrargue, Louis Leroy, Maurice Bixio, Adolphe Michel, Michaelis, Antonin Proust, Louis Asseline, A. de la Fizelière, Maracinéano de Bu- charest, Louis Lacombe, Armand Lapointe, Denis de la Garde, Louis Ratisbonne, Léon Cladel, Tony Révillon, Charles Chassin, Emmanuel Gonzalès, Louis Koch, Agricol Perdiguier, André Roussel, Ferdinand Dugué, Schiller, P. Deloir, Dommar- tin, Habeneck, Ginesta, Lepelletier, Rollinat, Richard Lesclide, Coedès, Busnach, Edg. Hément, Yves Guyot, Valbrègue, Elzéar Bornier, Pothay, Barbieux, Montro- sier, Lacroix, Adrien Huart, George Richard, Rey (de l’Odéon), Balitout, Allain- Targé, Spuller, Nadaud, Ollive, Perrinelle, conseiller général de la Seine, J.-A. La- font, Gabriel Guillemot, etc., etc.

Le Rappel était là tout entier : MM. Auguste Vacquerie, Paul Meurice, Édouard Lockroy, Frédéric Morin, Gaulier, Camille Pelletan, C. Quentin, Victor Meunier, Er- nest Lefèvre ; Ernest Blum, d’Hervilly, Émile Blémont, L. Constant, Barberet, Le- may, Luthereau, Féron, Pelleport, Destrem, Am. Blondeau, etc., les compositeurs et imprimeurs du Rappel .

(Le Rappel du 30 décembre 1873.)

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer