Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

Le 27 mai paraît la lettre suivante :

A M. LE RÉDACTEUR DE L’ Indépendance belge. Bruxelles, 20 mai 1871.
Monsieur,

Je proteste contre la déclaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, ces vaincus sont des hommes poli- tiques.

Je n’étais pas avec eux.

J’accepte le principe de la Commune, je n’accepte pas les hommes.

J’ai protesté contre leurs actes, loi des otages, représailles, arrestations arbi- traires, violation des libertés, suppression des journaux, spoliations, confiscations, démolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple.

Leurs violences m’ont indigné comme m’indigneraient aujourd’hui les violences du parti contraire.

La destruction de la Colonne est un acte de lèse-nation. La destruction du Louvre eût été un crime de lèse-civilisation.

Mais des actes sauvages, étant inconscients, ne sont point des actes scélérats. La démence est une maladie et non un forfait. L’ignorance n’est pas le crime des ignorants.

La Colonne détruite a été pour la France une heure triste ; le Louvre détruit eût été pour tous les peuples un deuil éternel.

Mais la Colonne sera relevée, et le Louvre est sauvé.

Aujourd’hui Paris est repris. L’Assemblée a vaincu la Commune : Qui a fait le 18 mars ? De l’Assemblée ou de la Commune, laquelle est la vraie coupable ? L’his- toire le dira.

L’incendie de Paris est un fait monstrueux, mais n’y a-t-il pas deux incendiaires ?
Attendons pour juger.

Je n’ai jamais compris Billioray, et Rigault m’a étonné jusqu’à l’indignation ; mais fusiller Billioray est un crime, mais fusiller Rigault est un crime.

Ceux de la Commune, Johannard et ses soldats qui font fusiller un enfant de quinze ans sont des criminels ; ceux de l’Assemblée, qui font fusiller Jules Vallès, Bosquet, Parisel, Amouroux, Lefrançais, Brunet et Dombrowski, sont des crimi- nels.

Ne faisons pas verser l’indignation d’un seul côté. Ici le crime est aussi bien dans les agents de l’Assemblée que dans ceux de la Commune, et le crime est évident.

Premièrement, pour tous les hommes civilisés, la peine de mort est abomi- nable ; deuxièmement, l’exécution sans jugement est infâme. L’une n’est plus dans le droit, l’autre n’y a jamais été.

Jugez d’abord, puis condamnez, puis exécutez. Je pourrai blâmer, mais je ne flétrirai pas. Vous êtes dans la loi.

Si vous tuez sans jugement, vous assassinez. Je reviens au gouvernement belge.
Il a tort de refuser l’asile.

La loi lui permet ce refus, le droit le lui défend.

Moi qui vous écris ces lignes, j’ai une maxime : Pro jure contra legem. L’asile est un vieux droit. C’est le droit sacré des malheureux.
Au moyen âge, l’église accordait l’asile même aux parricides. Quant à moi, je déclare ceci :
Cet asile, que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l’offre. Où ? en Belgique.
Je fais à la Belgique cet honneur.

J’offre l’asile à Bruxelles.

J’offre l’asile place des Barricades, n° 4.

Qu’un vaincu de Paris, qu’un homme de la réunion dite Commune, que Paris a fort peu élue et que, pour ma part, je n’ai jamais approuvée, qu’un de ces hommes, fût-il mon ennemi personnel, surtout s’il est mon ennemi personnel, frappe à ma porte, j’ouvre. Il est dans ma maison ; il est inviolable.

Est-ce que, par hasard, je serais un étranger en Belgique ? je ne le crois pas. Je me sens le frère de tous les hommes et l’hôte de tous les peuples.

Dans tous les cas, un fugitif de la Commune chez moi, ce sera un vaincu chez un proscrit ; le vaincu d’aujourd’hui chez le proscrit d’hier.

Je n’hésite pas à le dire, deux choses vénérables. Une faiblesse protégeant l’autre.
Si un homme est hors la loi, qu’il entre dans ma maison. Je défie qui que ce soit de l’en arracher.

Je parle ici des hommes politiques.

Si l’on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai. Je partagerai sa sellette. Et, pour la défense du droit, on verra, à côté de l’homme de la Commune, qui est le vaincu de l’Assemblée de Versailles, l’homme de la République, qui a été le proscrit de Bonaparte.

Je ferai mon devoir. Avant tout les principes. Un mot encore.
Ce qu’on peut affirmer, c’est que l’Angleterre ne livrera pas les réfugiés de la Commune.

Pourquoi mettre la Belgique au-dessous de l’Angleterre ?

La gloire de la Belgique c’est d’être un asile. Ne lui ôtons pas cette gloire.

En défendant la France, je défends la Belgique.

Le gouvernement belge sera contre moi, mais le peuple belge sera avec moi. Dans tous les cas, j’aurai ma conscience.
Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués. VICTOR HUGO.
§2

A la suite de cette lettre, s’est produit un fait nocturne dont voici les détails, que l’ Indépendance belge a publiés et que la presse a reproduits :

« Monsieur le Rédacteur,

« Il a été publié plusieurs récits inexacts des faits qui se sont passés place des Barricades, n° 4, dans la nuit du 27 au 28 mai.

« Je crois nécessaire de préciser ces faits dans leur réalité absolue.

« Dans cette nuit de samedi à dimanche, M. Victor Hugo, après avoir travaillé et écrit, venait de se coucher. La chambre qu’il occupe est située au premier étage et sur le devant de la maison. Elle n’a qu’une seule fenêtre, qui donne sur la place. M. Victor Hugo, s’éveillant et travaillant de bonne heure, a pour habitude de ne point baisser les persiennes de la fenêtre.

« Il était minuit un quart, il venait de souffler sa bougie et il allait s’endormir. Tout à coup un coup de sonnette se fait entendre. M. Victor Hugo, réveillé à demi, écoute, croit à une erreur d’un passant et se recouche. Nouveau coup de sonnette, plus fort que le premier. M. Victor Hugo se lève, passe une robe de chambre, va à la fenêtre, l’ouvre et demande : Qui est là ? Une voix répond : Dombrowski. M. Victor Hugo, encore presque endormi, et ne distinguant rien dans les ténèbres, songe à l’asile offert par lui le matin même aux fugitifs, pense qu’il est possible que Dom- browski n’ait pas été fusillé et vienne en effet lui demander un asile, et se retourne pour descendre et ouvrir sa porte. En ce moment, une grosse pierre, assez mal di- rigée, vient frapper la muraille à côté de la fenêtre. M. Victor Hugo comprend alors, se penche à la fenêtre ouverte, et aperçoit une foule d’hommes, une cinquantaine au moins, rangés devant sa maison et adossés à la grille du square. Il élève la voix et dit à cette foule : Vous êtes des misérables ! Puis il referme la fenêtre. Au mo- ment où il la refermait, un fragment de pavé, qui est encore aujourd’hui dans sa chambre, crève la vitre à un pouce au-dessus de sa tête, y fait un large trou et roule à ses pieds en le couvrant d’éclats de verre, qui, par un hasard étrange, ne l’ont pas blessé. En même temps, dans la bande groupée au-dessous de la fenêtre, ces cris éclatent : A mort Victor Hugo ! A bas Victor Hugo ! A bas Jean Valjean ! A bas lord Clancharlie ! A bas le brigand !

« Cette explosion violente avait réveillé la maison. Deux femmes sorties pré- cipitamment de leurs lits, l’une, la maîtresse de la maison, M’me veuve Charles Hugo, l’autre la bonne des deux petits enfants, Mariette Léclanche, entrent dans la chambre.- Père, qu’y a-t-il ? demande M’me Charles Hugo. Qu’est-ce que cela ?
M. Victor Hugo répond : Ce n’est rien ; cela me fait l’effet d’être des assassins. Puis il ajoute : Soyez tranquilles, rentrez dans vos chambres, il est impossible que d’ici à quelques instants une ronde de police ne passe pas, et cette bande prendra la fuite. Et il rentre lui-même, accompagné de M’me Charles Hugo, et suivi de Ma- riette, dans la nursery, chambre d’enfants contiguë à la sienne, mais située sur l’arrière de la maison, et ayant vue sur le jardin.

« Mariette, cependant, venait de rentrer dans la chambre de son maître, afin de voir ce qui se passait. Elle s’approcha de la fenêtre, fut aperçue, et immédiatement une troisième pierre, dirigée sur cette femme, creva la vitre et arracha les rideaux.

« A partir de ce moment, une grêle de projectiles tomba furieusement sur la fe- nêtre et sur la façade de la maison. On entendait distinctement les cris : A mort Victor Hugo ! A la potence ! A la lanterne le brigand ! D’autres cris moins intelli- gibles se faisaient entendre : A Cayenne ! A Mazas ! Toutes ces clameurs étaient dominées par celle-ci : Enfonçons la porte ! M. Victor Hugo, en rentrant chez lui, avait simplement repoussé la porte qui n’était fermée qu’au loquet. On entendait distinctement des efforts pour crocheter ce loquet. Mariette descendit et ferma la porte au verrou.

« Ceci avait duré environ vingt-cinq minutes. Tout à coup le silence se fit, les pierres cessèrent de pleuvoir et les clameurs se turent. On se hasarda à regarder dans la place ; on n’y vit plus personne. M. Victor Hugo dit alors à M’me Charles Hugo : C’est fini ; ils auront vu quelque patrouille arriver, et les voilà partis. Couchez- vous tranquillement.

« Il alla se recoucher lui-même, quand la vitre brisée éclata de nouveau et vint tomber jusque sur son lit, avec une grosse pierre que l’agent de police venu plus tard y a vue. L’assaut venait de recommencer. Les cris : A mort ! étaient plus fu- rieux que jamais. De l’étage supérieur on regarda dans la place, et l’on vit une quinzaine d’hommes, vingt tout au plus, dont quelques-uns portaient des seaux probablement remplis de pierres. La pluie de pierres sur la façade de la maison ne discontinuait plus, et la fenêtre en était criblée. Nul moyen de rester dans la chambre. Des coups violents retentissaient contre la porte. Il est probable qu’un essai fut tenté pour arracher la grille de fer du soupirail qui est au-dessus de la porte. Un pavé lancé contre cette grille ne réussit qu’à briser la vitre.

« Les deux petits enfants, âgés l’un de deux ans et demi, l’autre de vingt mois, venaient de s’éveiller et poussaient des cris. Les deux autres servantes de la mai- son s’étaient levées et l’on songea au moyen de fuir. Cela était impossible. La mai- son de M. Victor Hugo n’a qu’une issue, la porte sur la place. Mme Charles Hugo monta, au péril de sa vie, sur le châssis de la serre du jardin, et, tandis que les vitres se cassaient sous ses pieds, parvint, en s’accrochant au mur, à proximité d’une fenêtre de la maison voisine. Elle cria au secours et les trois femmes épou- vantées crièrent avec elle : Au secours ! au feu ! M. Victor Hugo gardait le silence. Les enfants pleuraient. La petite fille Jeanne est malade. L’assaut frénétique conti- nuait. Aucune fenêtre ne s’ouvrit, personne dans la place n’entendit ou ne parut entendre ces cris de femmes désespérées. Cela s’est expliqué plus tard par l’épou- vante qui, à ce qu’il paraît, était générale. Tout à coup on entendit le cri : Enfon- çons la porte ! et, chose qui parut en ce moment singulière, le silence se fit :

« M. Victor Hugo pensa de nouveau que tout était fini, engagea M’me Charles Hugo à se calmer, et pendant que deux des servantes se mettaient en prière, il prit sa petite-fille malade dans ses bras. Et comme dix minutes de silence environ s’étaient écoulées, il crut pouvoir rentrer dans sa chambre. En ce moment-là un caillou aigu et tranchant, lancé avec force, s’abattit dans la chambre, et passa près de la tête de l’enfant. L’assaut recommençait pour la troisième fois. Le troisième effort fut le plus forcené de tous. Un essai d’escalade parvint presque à réussir. Des mains s’efforcèrent d’arracher les volets du salon au rez-de-chaussée. Ces vo- lets revêtus de fer à l’extérieur, et barrés de fer à l’intérieur, résistèrent. Les traces de cette escalade sont visibles sur la muraille et ont été constatées par la police. Les cris : A la potence ! A la lanterne Victor Hugo ! étaient poussés avec plus de rage que jamais. Un moment, en voyant la porte battue et les volets escaladés, le vieillard qui était dans la maison avec quatre femmes et deux petits enfants et sans armes, put croire que le danger, si la maison était forcée, pourrait s’étendre jusqu’à eux. Cependant la porte avait résisté, les volets restaient inébranlables, on n’avait pas d’échelles, et le jour parut. Le jour sauva cette maison. La bande com- prit sans doute que des actes de ce genre sont essentiellement nocturnes, et, de- vant la clarté qui allait se faire, elle s’en alla. Il était deux heures un quart du matin. L’assaut, commencé à minuit et demi, interrompu par deux intervalles d’environ dix minutes chacun, avait duré près de deux heures.

« Le jour vint et la bande ne revint pas.

« Deux ouvriers,-disons deux braves ouvriers, car eux seuls ont secouru cette maison,-qui passaient sur la place, et se rendaient à leur ouvrage vers deux heures et demie, au petit jour, furent appelés par une fenêtre du second étage de la mai- son attaquée et allèrent chercher la police. Ils revinrent à trois heures un quart avec un inspecteur de police qui constata les faits.

« L’absence de tout secours fut expliquée par ce hasard que la ronde de police spécialement chargée de la place des Barricades aurait été cette nuit-là occupée à une arrestation importante. Le garde de ville emporta un fragment de vitre et une pierre, et s’en alla faire son rapport à ses chefs. Le commissaire de police de la quatrième division, M. Cremers, est venu dans la matinée, et l’enquête paraît avoir été commencée.

« Cependant, je dois dire qu’aujourd’hui 30 mai, le procureur du roi n’a pas en- core paru place des Barricades.

« L’enquête, outre les faits que nous venons de raconter, aura à éclaircir l’inci- dent mystérieux d’une poutre portée par deux hommes en blouse, à destination inconnue, et saisie rue Pachéco par deux agents de police, au moment même où le troisième assaut avait lieu et où le cri : Enfonçons la porte ! se faisait entendre devant la maison de M. Victor Hugo ; des deux porteurs de la poutre, l’un avait réussi à s’échapper ; l’autre, arrêté, a été délivré violemment et arraché des mains des agents par sept ou huit hommes apostés au coin d’une rue voisine de la place des Barricades. Cette poutre a été déposée, le dimanche 28 mai, au commissariat de police, 4° section, rue des Comédiens, 44.

« Tels sont les faits.

« Je m’abstiens de toute réflexion. Les lecteurs jugeront.

« Je pense que la libre presse de Belgique s’empressera de publier cette lettre.

« Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

« FRANÇOIS-VICTOR HUGO.

Bruxelles, 30 mai 1871. »

§3

En présence de ce fait, qui constitue un crime qualifié, attaque à main armée la nuit d’une maison habitée, que fit le gouvernement belge ? Il prit la résolution suivante : (N° 110,555.)

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer