Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

Chapitre 4

I. UN CRI
M. Victor Hugo, retenu à Bruxelles par ses devoirs d’aïeul et de tuteur de deux orphelins, suivait du regard avec anxiété la lutte entre Paris et Versailles. Il éleva la voix contre la guerre civile.

Quand finira ceci ? Quoi ! ne sentent-ils pas Que ce grand pays croule à chacun de leurs pas ? Châtier qui ? Paris ? Paris veut être libre. Ici le monde, et là Paris ; c’est l’équilibre ; Et Paris est l’abime où couve l’avenir. Pas plus que l’océan on ne peut le punir, Car dans sa profondeur et sous sa transparence On voit l’immense Eu- rope ayant pour coeur la France. Combattants ! combattants ! qu’est-ce que vous voulez ? Vous êtes comme un feu qui dévore les blés, Et vous tuez l’honneur, la rai- son, l’espérance ! Quoi ! d’un côté la France et de l’autre la France ! Arrêtez ! c’est le deuil qui sort de vos succès. Chaque coup de canon de français à français Jette,-car l’attentat à sa source remonte,- Devant lui le trépas, derrière lui la honte. Verser, mêler, après septembre et février, Le sang du paysan, le sang de l’ouvrier, Sans plus s’en soucier que de l’eau des fontaines ! Les latins contre Rome et les grecs contre Athènes ! Qui donc a décrété ce sombre égorgement ? Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment ! Mais quel vent souffle donc ? Quoi ! pas d’instants lucides ? Se retrouver héros pour être fratricides ?

Horreur !

Mais voyez donc, dans le ciel, sur vos fronts, Flotter l’abaissement, l’opprobre, les affronts ! Mais voyez donc là-haut ce drapeau d’ossuaire, Noir comme le lin- ceul, blanc comme le suaire ; Pour votre propre chute ayez donc un coup d’oeil ; C’est le drapeau de Prusse et le drapeau du deuil ! Ce haillon insolent, il vous a sous sa garde. Vous ne le voyez pas ; lui, sombre, il vous regarde ; Il est comme l’Egypte au-dessus des hébreux, Lourd, sinistre, et sa gloire est d’être ténébreux. Il est chez vous. Il règne. Ah ! la guerre civile. Triste après Austerlitz, après Sedan est vile !

Aventure, hideuse ! ils se sont décidés A jouer la patrie et l’avenir aux dés ! In- sensés ! n’est-il pas de choses plus instantes Que d’épaissir autour de ce rempart vos tentes ! Recommencer la guerre ayant encore au flanc, O Paris, ô lion blessé, l’épieu sanglant ! Quoi ! se faire une plaie avant de guérir l’autre ! Mais ce pays meurtri de vos coups, c’est le vôtre ! Cette mère qui saigne est votre mère ! Et puis, Les misères, la femme et l’enfant sans appuis, Le travailleur sans pain, tout l’amas des problèmes Est là terrible, et vous, acharnés sur vous-mêmes, Vous venez, toi rhéteur, toi soldat, toi tribun, Les envenimer tous sans en résoudre aucun !

Vous recreusez le gouffre au lieu d’y mettre un phare ! Des deux côtés la même exécrable fanfare, Le même cri : Mort ! Guerre !-A qui ? réponds, Caïn ! Qu’est-ce que ces soldats une épée à la main, Courbés devant la Prusse, altiers contre la France ? Gardez donc votre sang pour votre délivrance ! Quoi ! pas de remords ! quoi ! le désespoir complet ! Mais qui donc sont-ils ceux à qui la honte plaît ? O cieux profonds ! opprobre aux hommes, quels qu’ils soient, Qui sur ce pavois d’ombre et de meurtre s’assoient, Qui du malheur public se font un piédestal, Qui soufflent, acharnés à ce duel fatal, Sur le peuple indigné, sur le reitre servile. Et sur les deux tisons de la guerre civile ; Qui remettent la ville éternelle en prison, Rebâtissent
le mur de haine à l’horizon, Méditent on ne sait quelle victoire infâme, Les droits brisés, la France assassinant son âme, Paris mort, l’astre éteint, et qui n’ont pas frémi Devant l’éclat de rire affreux de l’ennemi !

Bruxelles, 15 avril 1871.

II PAS DE REPRÉSAILLES
Cependant les hommes qui dominaient la Commune, la précipitent, sous pré- texte de talion, dans l’arbitraire et dans la tyrannie. Tous les principes sont violés. Victor Hugo s’indigne, et sa protestation est reproduite par toute la presse libre de l’Europe. La voici :

Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois, Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits. On ne va point au vrai par une route oblique. Sois juste ; c’est ainsi qu’on sert la république ; Le devoir envers elle et l’équité pour tous ; Pas de colère ; et nul n’est juste s’il n’est doux. La Révolution est une souveraine ; Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied ; Soit. Mais je ne connais, dans l’ombre qui me sied, Pas d’autre majesté que toi, ma conscience. J’ai la foi. Ma candeur sort de l’expérience. Ceux que j’ai terrassés, je ne les brise pas. Mon cercle c’est mon droit, leur droit est mon com- pas ; Qu’entre mes ennemis et moi tout s’équilibre ; Si je les vois liés, je ne me sens pas libre. A demander pardon j’userais mes genoux Si je versais sur eux ce qu’ils jetaient sur nous. Jamais je ne dirai :-Citoyens, le principe Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ; Honorons la droiture en la congédiant ; La probité s’ac- couple avec l’expédient.- Je n’irai point cueillir, tant je craindrais les suites, Ma logique à la lèvre impure des jésuites ; Jamais je ne dirai :-Voilons la vérité ! Jamais je ne dirai :-Ce traître a mérité, Parce qu’il fut pervers, que, moi, je sois inique ; Je succède à sa lèpre ; il me la communique ; Et je fais, devenant le même homme que lui, De son forfait d’hier ma vertu d’aujourd’hui. Il était mon tyran, il sera ma victime.- Le talion n’est pas un reflux légitime. Ce que j’étais hier, je veux l’être demain. Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main En me disant :-Ce crime était leur projectile ; Je le trouvais infâme et je le trouve utile ; Je m’en sers ; et je frappe, ayant été frappé.- Non, l’espoir de me voir petit sera trompé. Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète ! Mon triomphe ne peut renier ma défaite ; J’en- tends rester le même, ayant beaucoup vécu, Et qu’en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.

Non, je n’ai pas besoin, Dieu, que tu m’avertisses ; Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ; Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté Et la nôtre, ô, vain- queur, c’est la même clarté. En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres. Je veux, si je ne puis après tant de désastres Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.

La chimère est aux rois, le peuple a l’idéal.

Quoi ! bannir celui-ci ! jeter l’autre aux bastilles ! Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles, Les barreaux, les geôliers et l’exil ténébreux, Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux ! Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne. Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne ;-On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ; J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère D’opposer aux fureurs un refus solitaire Et de fermer mon âme aux aveugles courroux, Si je vois les cachots sinistres, les verrous, Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime, Et je donne un asile à mon proscripteur même ; Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit. Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ. Je ne prendrai jamais ma part d’une vengeance. Trop de punition pousse à trop d’indulgence, Et je m’attendrirais sur Caïn torturé. Non, je n’op- prime pas ! jamais je ne tuerai ! Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise, On ne te verra faire un signe de surprise. Peuple, pour te servir en ce siècle fatal, Je veux bien renoncer à tout, au sol natal, A ma maison d’enfance, à mon nid, à mes tombes, A ce bleu ciel de France où volent des colombes, A Paris, champ sublime où j’étais moissonneur, A la patrie, au toit paternel, au bonheur ; Mais j’entends rester pur, sans tache et sans puissance. Je n’abdiquerai pas mon droit à l’innocence.

Bruxelles, 2l avril.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer