Actes et paroles – Depuis l’exil de Victor Hugo

A MM. COUVREUR, DEFUISSEAUX, DEMEUR, GUILLERY, JOTTRAND, repré-
sentants du peuple belge.

Luxembourg, 2 juin 1871. Messieurs,
Je tiens à vous remercier publiquement ; non pas en mon nom, car que suis-je dans de si grandes questions ? mais au nom du droit, que vous avez voulu main- tenir, et au nom de la vérité, que vous avez voulu éclaircir. Vous avez agi comme des hommes justes.

L’offre d’asile qu’a bien voulu me faire, en nobles et magnifiques paroles, l’élo- quent promoteur de l’interpellation, M. Defuisseaux, m’a profondément touché. Je n’en ai point usé. Dans le cas où les pluies de pierre s’obstineraient à me suivre, je ne voudrais pas les attirer sur sa maison.

J’ai quitté la Belgique. Tout est bien.

Quant au fait en lui-même, il est des plus simples.

Après avoir flétri les crimes de la Commune, j’avais cru de mon devoir de flétrir les crimes de la réaction. Cette égalité de balance a déplu.

Rien de plus obscur que les questions politiques compliquées de questions so- ciales. Cette obscurité, qui appelle l’enquête et qui quelquefois embarrasse l’his- toire, est acquise aux vaincus de tous les partis, quels qu’ils soient ; elle les couvre en ce sens qu’elle veut l’examen. Toute cause vaincue est un procès à instruire. Je pensais cela. Examinons avant de juger, et surtout avant de condamner, et surtout avant d’exécuter. Je ne croyais pas ce principe douteux. Il paraît que tuer tout de suite vaut mieux.

Dans la situation où est la France, j’avais pensé que le gouvernement belge de- vait laisser sa frontière ouverte, se réserver le droit d’examen inhérent au droit d’asile, et ne pas livrer indistinctement les fugitifs à la réaction française, qui les fusille indistinctement.

Et j’avais joint l’exemple au précepte en déclarant que, quant à moi, je mainte- nais mon droit d’asile dans ma maison, et que, si mon ennemi suppliant s’y pré- sentait, je lui ouvrirais ma porte. Cela m’a valu d’abord l’attaque nocturne du 27 mai, ensuite l’expulsion en règle. Ces deux faits sont désormais connexes. L’un complète l’autre ; le second protège le premier. L’avenir jugera.

Ce ne sont pas là des douleurs, et je m’y résigne aisément. Peut-être est-il bon qu’il y ait toujours un peu d’exil dans ma vie.

Du reste, je persiste à ne pas confondre le peuple belge avec le gouvernement belge, et, honoré d’une longue hospitalité en Belgique, je pardonne au gouverne- ment et je remercie le peuple. VICTOR HUGO.

§8

En présence des falsifications catholiques et doctrinaires, M. Victor Hugo a adressé cette dernière lettre à l’ Indépendance belge :

Luxembourg, 6 juin 1871. Monsieur,
Permettez-moi de rétablir les faits.

Le 25 mai, au nom du gouvernement belge. M. d’Anethan dit :

« Je puis donner à la Chambre l’assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermeté et avec la plus grande vigilance ; il usera des pouvoirs dont il est armé pour empêcher l’invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui méritent à peine le nom d’hommes et qui devraient être mis au ban de toutes les nations civilisées. (Vive approbation sur tous les bancs.

« Ce ne sont pas des réfugiés politiques ; nous ne devons pas les considérer comme tels. »

C’est la frontière fermée. C’est le refus d’examen.

C’est contre cela que j’ai protesté, déclarant qu’il fallait attendre avant de juger
, et que, quant à moi, si le gouvernement supprimait le droit d’asile en Belgique, je le maintenais dans ma maison.

J’ai écrit ma protestation le 26, elle a été publiée le 27 ; le 27, dans la nuit, ma maison était attaquée ; le 30 j’étais expulsé.

Le 31, M. d’Anethan a dit :

« Chaque cas spécial sera examiné, et lorsque les faits ne rentreront pas dans le cadre de la loi, la loi ne sera pas appliquée. Le gouvernement ne veut que l’exécution de la loi. »

Ceci, c’est la frontière ouverte. C’est l’examen admis. C’est ce que je demandais. Qui a changé de langage ? est-ce moi ? Non, c’est le ministère belge.

Le 25 il ferme la frontière, le 27 je proteste, le 31 il la rouvre. Il m’a expulsé, mais il m’a obéi.
L’asile auquel ont droit en Belgique les vaincus politiques, je l’ai perdu pour moi, mais gagné pour eux.

Cela me satisfait.

Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués. VICTOR HUGO.
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Depuis le départ de M. Victor Hugo, les journaux libéraux belges ont déclaré, en mettant le gouvernement belge au défi de démentir le fait, qu’un des chefs de la bande nocturne de la place des Barricades était M. Kervyn de Lettenhove, fils du ministre de l’intérieur.

Ce fait n’a pas été démenti.

En outre, ils ont annoncé que M. Anspach, le bourgmestre de Bruxelles, venait d’être nommé par le gouvernement français commandeur de la Légion d’honneur.

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Dénoûment de l’incident belge. (Voir les notes.)

VI VIANDEN
Quand M. Victor Hugo, expulsé de Belgique, est arrivé dans le Luxembourg, à Vianden, la société chantante des travailleurs de Vianden, qui se nomme la Lyre ouvrière , lui a donné une sérénade. M. Victor Hugo a remercié en ces termes :

Mes amis de Vianden,

Vous dérangez un peu une idée que je m’étais faite. Cette année où nous sommes avait commencé pour moi par une ovation, et elle venait de finir par tout le contraire. Cela ne me déplaisait pas ; la huée est le correctif de l’applaudissement, la Bel- gique m’avait rendu ce petit service ; et, au point de vue philosophique où tout homme de mon âge doit se placer, je trouvais bon que l’acclamation de Paris eût pour contre-poids la lapidation de Bruxelles. Vous avez troublé cet équilibre, vous renouvelez autour de moi, non ce qu’a fait Bruxelles, mais ce qu’a fait Paris ; et cela ne ressemble pas du tout à une huée. L’année va donc finir pour moi comme elle a commencé, par une effusion de bienvenue populaire.

Eh bien, décidément je ne m’en plains pas.

Je vois à votre tête une noble intelligence, M. Paüly Strasser, votre bourgmestre. C’est un artiste en même temps qu’un homme politique. Vianden vit en lui ;, dé- puté et bourgmestre, il en est l’incarnation. Dans cette ville il est plus que le ma- gistrat, il est l’âme.

Je vous félicite en lui et je le félicite en vous. Oui, votre cordiale bienvenue m’est douce.
Vous êtes des hommes des champs, et parmi vous il y a des hommes d’étude, car j’aperçois plusieurs maîtres d’école. C’est là un beau mélange. Cette réunion est un échantillon du vrai groupe humain qui se compose de l’ouvrier matériel et de l’ouvrier moral, et qui résume toute la civilisation dans l’embrassement du travail et de la pensée.

J’aime ce pays ; c’est la cinquième fois que j’y viens. Les autres années, j’y étais attiré par ma propre rêverie et par la pente que j’ai en moi vers les beaux lieux qui sont des lieux sauvages. Aujourd’hui j’y suis chassé par un coup de vent ; ce coup de vent, je le remercie.

Il me replace au milieu de vous.

Agriculteurs et travailleurs, je vous ressemble ; votre société s’appelle la Lyre ou- vrière , quel nom touchant et cordial ! Au fond, vous et moi, nous faisons la même chose. Je creuse aussi moi un sillon, et vous dites un hymne aussi vous. Vous chan- tez comme moi, et comme vous je laboure. Mon sillon, c’est la dure glèbe hu- maine ; ma charrue, c’est mon esprit.

Vous venez de chanter des choses très belles. De nobles et charmantes femmes sont ici présentes, j’ai vu des larmes dans leurs yeux. Ne vous étonnez pas si, en vous remerciant, il y a un peu de tremblement dans ma voix. Depuis quelque temps je suis plus accoutumé aux cris de colère qu’aux chants du cœur, et ce que les colères ne peuvent faire, la sympathie le fait. Elle m’émeut.

Oui, j’aime ce pays de Vianden. Cette petite ville est une vraie figure du pro- grès ; c’est un raccourci de toute l’histoire. La nature a commencé par la doter ; elle a donné au hameau naissant un climat sain, une rivière vivifiante, une bonne terre, des coteaux pour la vigne, des montagnes pour la forêt. Puis, ce que la na- ture avait donné, la féodalité l’a pris. La féodalité a pris la montagne et y a mis un donjon, elle a pris la forêt et y a mis des bandits, elle a pris la rivière et l’a barrée d’une chaîne, elle a pris la terre et a mangé la moisson, elle a pris la vigne et a bu le vin. Alors la révolution de France est venue ; car, vous savez, c’est de France que viennent les clartés, c’est de France que viennent les délivrances. (Oui ! oui !) La révolution française a délivré Vianden. Comment ? en tuant le donjon. Tant que le château a vécu, la ville a été morte. Le jour où le donjon est mort, le peuple est né. Aujourd’hui, dans son paysage splendide que viendra visiter un jour toute l’Eu- rope, Vianden se compose de deux choses également consolantes et magnifiques, l’une sinistre, une ruine, l’autre riante, un peuple.

Tout à l’heure, amis, pendant qu’autour de moi vous chantiez, j’écoutais. Un de vos chants m’a saisi. Il m’a remué entre tous, je crois l’entendre encore. Laissez- moi vous le raconter à vous-mêmes.

L’orchestre se taisait. Il n’y avait pas d’instruments. La voix humaine avait seule la parole.

Un de vous, que j’aperçois et que je salue de la main, était debout à part et comme en dehors du groupe ; mais dans la nuit et sous les arbres on le distinguait à peine. On l’entendait.

Qui entendait-on ? on ne savait. C’était solennel et grand.

Une voix grave parlait dans l’ombre, puis s’interrompait, et les autres voix ré- pondaient. Toutes les voix qui étaient ensemble étaient basses, et la voix qui était seule était haute. Rien de plus pathétique. On eût dit un esprit enseignant une foule.

La mélopée était majestueuse. Les paroles étaient en allemand ; je ne compre- nais pas les paroles, mais je comprenais le chant. Il me semblait que j’en avais une traduction dans l’âme. J’écoutais ce grand dialogue d’un archange avec une mul- titude ; ce respectueux chuchotement des peuples répondant aux divines explica- tions d’un génie. Il y avait comme un frémissement d’ailes dans la vibration au- guste de la voix solitaire. C’était plus qu’un verbe humain. C’était comme une voix de la forêt, de la nature et de la nuit donnant à l’homme, à tous les hommes, hélas ! épuisés de fatigue, accablés de rancunes et de vengeances, saturés de guerre et de haine, les grands conseils de la sérénité éternelle.

Et au-dessus de tous les fronts inclinés, au milieu de tous nos deuils, de toutes nos plaies, de toutes nos inimitiés, cela venait du ciel, et c’était l’immense re- proche de l’amour.

Amis, la musique est une sorte de rêve. Elle propose à la pensée on ne sait quel problème mystérieux. Vous êtes venus à moi chantant ; ce que vous avez chanté je le parle. Vous m’avez apporté cette énigme, l’Harmonie, et je vous en donne le mot : Fraternité.

Mes amis, emplissons nos verres. Au-dessus des empereurs et des rois, je bois à l’harmonie des peuples et à la fraternité des hommes.

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