C’était ainsi…

Chapitre 4

 

Le soir, on se cogna ferme dans plusieurscabarets du village. Presque partout les mouchards écopèrent, maisBerzeel et Justin-la-Craque, qui toute la nuit firent le tour desestaminets, eux aussi, eurent amplement leur compte.

Le lendemain matin, la fabrique offrait unspectacle inusité. La moitié des presses était sans servants, et,vers neuf heures, lorsque M. de Beule vint faire satournée habituelle, il faillit suffoquer de fureur.

Frémissant, il demanda à Free et Poeteken cequi se passait, et pourquoi Pierken, Berzeel, Léo et Feelkenn’étaient pas à leur poste ; mais ni l’un ni l’autre ne putdonner d’explication.

Poeteken, envoyé aux informations, revint aubout d’une heure. Il avait rencontré Pierken et Léo, qui luiavaient dit qu’ils se considéraient comme renvoyés, puisqueM. de Beule leur avait fait savoir d’avance, parl’intermédiaire de Sefietje, que ceux qui assisteraient à laréunion seraient mis à la porte. Ensuite il avait trouvé chez luiFikandouss, qui s’était obstinément refusé à fournir la moindreexplication. Il se tenait acagnardé dans un coin près du feu,entouré de ses sœurs dans les gémissements et les larmes, et toutce que Poeteken avait pu tirer de lui, c’était qu’il neretournerait pas à la fabrique. Quant à Berzeel, il persévérait, encompagnie de Justin-la-Craque, à faire en titubant la tournée descabarets : ils avaient eu une nouvelle rencontre avec lesmouchards, qui leur avaient administré une sérieuse frottée.

Justin-la-Craque avait ses vêtements enlambeaux et Berzeel exhibait une tête ensanglantée.

A ce rapport, M. de Beulebrusquement se mit à « partir » comme un fou sur tout cequi l’entourait. Et, inconséquent comme toujours en ses éclatsdémesurés, il fit arrêter sur-le-champ la machine à vapeur etcongédia tous les ouvriers de la fabrique, y compris lesfemmes.

Peureusement, la plupart obéirent sansprotester ; mais Bruun, le chauffeur, s’avançant vers lepatron, lui demanda, pâle et tremblant de colèreconcentrée :

– Mais, monsieur, je voudrais bien savoirquelle est notre faute à nous dans cette affaire ?

– Est-ce vous qui êtes le maître ici, ou estce moi ? hurla M. de Beule pour toute réponse.

– Eh bien… eh bien… si j’avais su… j’y seraisaussi allé, au meeting ! s’écria Bruun hors de lui.

Et, avec un violent juron, il flanqua contrele mur un lourd marteau qu’il tenait à la main et sortit furieux dela fabrique. Miel… cette « espèce de veau ! » suivitson père, sans comprendre au juste ce qui se passait ; etPoeteken, Free, Ollewaert l’accompagnèrent. Du côté des femmes, cefut la fuite d’une troupe d’oies effarées, Mietje, toute jauned’angoisse, et la vieille Natse pleurant à en perdre haleine.

Seuls, les charretiers pouvaient rester. Acause des chevaux, M. de Beule n’osait les renvoyer.Jusque dans l’explosion de sa rage, il ne perdait pas de vue tout àfait ses intérêts vitaux.

Toute la journée, la fabrique restasilencieuse et close, comme une maison morte. M. de Beuleallait et venait, pareil à un Jupiter tonnant, et M. Triphonse tenait prudemment à distance, accompagné de Kaboul, qui furetaitaprès les taupes dans le jardin. Lorsque Sefietje vint vers sixheures porter la goutte du soir à Pol et au « PouletFroid », ceux-ci remarquèrent qu’elle devait avoir beaucouppleuré. Ses yeux, naturellement petits, étaient presque entièrementfermés. Mais Sefietje, dressée pendant de longues années à lacrainte servile et au respect de M. de Beule, ne mettaitjamais les torts du côté de son maître, pas même cette fois-ci.

A la façon dont elle sut tourner les choses,c’était tout de même la faute des ouvriers. Il y avait eu desscènes terribles à la maison, dit-elle, et M. de Beuleparlait de vendre sa fabrique.

A sept heures, comme la nuit tombait, unedéputation d’ouvrières se présenta à la maison deM. de Beule. C’étaient « La Blanche » avecMietje Compostello, accompagnées des femmes de Free et d’Ollewaertet de la sœur aînée de Fikandouss-Fikandouss, en un petit groupesombre et pitoyable ; toutes pleuraient. Ce futMme de Beule qui les reçut d’abord dans un petit parloir.Mietje Compostello, qui était la plus âgée et la plus sérieuse,prit la parole ; elle venait supplier au nom de toutes, ycompris les absentes, de pouvoir rentrer à la fabrique.

M. de Beule, qui les avait entenduesdu fond de son bureau, ouvrit la porte du petit parloir et parutsur le seuil. Il était cramoisi et gonflé de colère. Mietje répétasa prière d’une voix tremblante.

– Je ne veux plus rien avoir à faire aveccette sale clique ! gronda M. de Beule. Une foispour toutes, c’est fini ! Plus de socialistes à lafabrique !

– Vous avez bien raison, monsieur. Je vousapprouve mille fois ! répondit Mietje de sa voix grave. Mais,nous n’en sommes pas, monsieur, de ce sale monde, vous le savezpourtant bien !

Légèrement interloqué, M. de Beuleeut un instant de silence hésitant.

Mme de Beule se hâta d’en profiterpour dire quelques paroles conciliantes.

– Non, non, Mietje, vous êtes toutes de trèsbraves filles ; nous le savons bien. Tatata… Il ne faut paspleurer… Vous allez voir… ça va s’arranger.

– Ils ont affolé notre Free, avec toutes leurshistoires ; on ne peut plus vivre avec lui ! s’écriabrusquement la sœur de Fikandouss, dans une crise de larmes.

Prise de syncope, elle s’affaissa sur unechaise ; inquiète, Mme de Beule appela à l’aideSefietje et Eleken. On donna un verre d’eau à la malheureuse quireprit ses sens. M. de Beule était assez ému. Sitôt safureur tombée, il devenait facilement un cœur sensible et mêmepitoyable. Il était là comme un gros homme sanguin, trop biennourri, au milieu de toutes ces malheureuses que sa seule présenceterrorisait ; un vague sentiment de honte s’emparait delui.

– Eh bien, dit-il enfin, avec effort, pourcette fois-ci, je veux bien pardonner. Mais, si jamais on oserecommencer, alors c’est bien fini, aussi vrai que vous me voyez ence moment, je ferme boutique et vous serez tous à la rue.

Il crut de son devoir de se fâcherencore ; le coup de poing qu’il asséna sur la table fitsursauter les femmes avec un cri d’effroi, et, en matière deconclusion, il proclama :

– Ce n’est vraiment pas à moi à me gêner pourmes ouvriers ! Si ça ne leur plaît plus, ils n’ont qu’à s’enaller ! Ce n’est pas moi qui me serrerai le ventre !

– Vous avez bien raison, monsieur ; vousavez bien raison ! répétait d’un ton triste et sourd le chœurdes femmes.

Et elles s’en allèrent comme un troupeauapeuré, après avoir humblement remercié M. etMme de Beule pour leur grande miséricorde et leurgénéreuse bonté.

Le lendemain, la machine à vapeur se remettaità tourner et les six pilons rebondissaient avec leur vacarmeassourdissant, comme si rien ne s’était passé.

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