C’était ainsi…

Chapitre 5

 

C’était pendant cette petite demi-heure bénie,ensoleillée et libre, court répit qui coupait si agréablement lagrise monotonie du travail forcé dans les « fosses »lugubres, que Pierken, malgré la défense formelle deM. de Beule, faisait part en cachette aux autresouvriers, de la sagesse sociale qu’il puisait chaque matin dans sonpetit journal.

Il ne tarissait pas ; il savait raconterdes choses, toujours nouvelles, toujours autres ; peu à peuses paroles s’infiltraient en eux et déposaient un ferment dedouleur et de tristesse dans leur esprit ignorant. C’était biendommage que Pierken reprît toujours la même antienne, car labienheureuse demi-heure en était plus d’une fois gâtée.

Et, pourtant, ils l’écoutaient volontiers pourdire à leur tour ce qu’ils en pensaient, car tout cela lescaptivait et les troublait profondément.

Ils étaient rares, ceux qui partageaientcomplètement les idées de Pierken et qui avaient sa foi robuste enl’avenir. La vieille Natse, qui avait tant vu et souffert dans savie, hochait la tête en silence, ou disait que c’était trop tristeet que ça la ferait pleurer ; et Mietje Compostello opposaitun argument qu’elle répétait en une obstination farouche :

– Il y a toujours eu des pauvres et des richesen ce monde et il y en aura toujours. C’est le Petit Homme deLà-Haut qui le veut.

– Des bêtises ! rétorquait vivementPierken en se montant. Pourquoi donc, dis-moi, devrait-il y avoirtoujours des pauvres et des riches sur terre ? Et pourquoifaudrait-il que ce soit toujours au tour des mêmes à être riches etau tour des mêmes à rester des pauvres ? Ou est-ceécrit ? Où voyez-vous ça, que votre bon Dieu ait dit deschoses pareilles !

– C’est tout de même vrai, répondait Mietjetêtue. Léo regardait devant lui d’un air sombre et parfois avait ungrincement de dents.

– Ce n’est pas juste, mais qui peut rien ychanger ? demandait-il d’un ton pessimiste.

– Nous… ! nous changerons tout ça !affirmait Pierken en se frappant la poitrine.

– Fikandouss ! Fikandouss ! ricanaitFeelken.

Tous partaient à rire un instant ; maisPierken reprenait :

– Nous ferons la révolution sociale… par lemonde entier. Les rôles seront retournés. Les riches deviendrontpauvres et les pauvres seront riches !

– Comme au ciel ! plaisantaitOllewaert.

– Vous ne lisez pas comme moi lesjournaux ! poursuivait Pierken en s’animant. Vous ne savez pastout se qui s’y trouve ! Oh ! j’ai pitié de vous… vousêtes tellement ignorants !

– Est-ce qu’on ne parle pas de faire baisserle prix de la gniole dans ton journal ! demandait Free d’unair narquois.

– Fikandouss ! Fikandouss ! criaitFeelken.

– On ne peut pas parler avec vous autres,répondait Pierken, haussant les épaules d’un air découragé.

La conversation prenait un autre tour ;on entamait des sujets moins graves. Mais quelque chose des parolesdites et des rêves évoqués demeurait en eux et les accompagnaitdans la « fosse » lugubre où ils reprenaient leur travailmonotone et esquintant. Obscurément ils continuaient à ruminertoutes ces questions, et leurs conceptions rudimentaires leségaraient dans un dédale et ils n’en sortaient plus.

Souvent, après ces déclarations troublantes dePierken, régnait dans la fabrique un grand silence concentré. Ilspensaient à des choses… Les femmes ne chantaient plus et les hommesaccomplissaient machinalement leur besogne, dans la dansetapageuse, effrénée des pilons ; dans les « fosses »pesait une impression de mélancolie.

Il fallait l’arrivée de Sefietje avec sabouteille pour rasséréner les fronts. Ceci au moins était uneréalité, une chose palpable qui vous consolait et ranimait sansdétours. Ils dégustaient la goutte, et Berzeel, ou Free, ouOllewaert, parfois traduisait leur rêve à presque tous :

– Ah ! si on vous donnait deux petitsverres au lieu d’un, ça ne serait pas déjà si mal !

Encore un peu d’alcool : ce désir lesbrûlait. C’était parfois une tentation et un supplice, cet uniquepetit verre, surtout lorsque Pierken avait ravivé en eux cestroublantes et irréalisables chimères d’avenir. Ils en étaientmalades ; ils en avaient la gorge sèche ; ça faisait mal.Aussi, lorsque M. de Beule ou M. Triphon ne rôdaientpas par là, il leur arrivait de se cotiser et à l’un d’eux, –c’était d’ordinaire Fikandouss-Fikandouss, – de quitter un instantson travail pour se glisser en douce vers le Petit Sabot,l’estaminet du coin, à l’entrée de la fabrique.

Les femmes, de leur « fosse », levoyaient s’esquiver et savaient ce que cela voulait dire. Ellesdésapprouvaient les hommes, mais, au fond, elles en étaient plutôtjalouses. « Vous n’en êtes pas ? » jetait Fikandoussen passant. Elles secouaient la tête ; non, elles n’en étaientpas, mais si, en revenant avec la bouteille plaine, il leur enoffrait une larme, elles acceptaient sans se faire prier.

Alors, pour le restant de la journée, la bonnehumeur était revenue dans la fabrique. Les yeux étaient des lueurs,les joues se coloraient.

Berzeel sortait de son habituel mutisme pourhurler, dans le fracas des pilons, de longues histoires ; et,pour la plus futile question, Léo lâchait un « Oooo… uuu…iiii… » tonitruant, qui allait peut-être bien traverser lesmurs de la « fosse » et le jardin, jusqu’aux oreilles deM. de Beule, pour le faire sursauter à son bureau. Lesfemmes, dans leur « fosse », l’entendaient aussi,évidemment, et, quand elles n’avaient pas été régalées en passant,elles proclamaient que c’était une honte et que, bien sûr,M. de Beule y mettrait bon ordre un jour ou l’autre.

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