C’était ainsi…

Chapitre 6

 

M. de Beule tint parole avec unentêtement farouche. Il alla lui-même fermer à clef toutes lesportes de la fabrique, se rendit compte que Justin-la-Craque et sonaide Komèl s’occupaient des chevaux ; et lorsque Vloaksken, leseul ouvrier qui eût consenti à venir travailler à la fabrique, seprésenta au cours de la matinée, il le renvoya sans façons, en luidéclarant d’une voix rageuse qu’il fermait boutique et n’avait pasl’intention de la rouvrir de sitôt.

Quelques jours se passèrent.M. de Beule, avec sa colère froide et concentrée, allaitet venait, sans but. M. Triphon, qui à présent n’avait plusrien du tout à faire, déambulait de même, mettant tous ses soins àéviter le nez à nez avec son père ; et Mme de Beulene cessait de gémir, se lamenter, cependant qu’à la cuisine régnaitun silence de mort. Seule, Eleken persistait à courir en tous sens,l’air affairé.

Cela agaçait M. de Beule à tel pointqu’un jour il l’arrêta et lui demanda avec véhémence :

– Mais, sacredieu ! qu’est-ce que tu as àtoujours courir ainsi ?

– Mais… pour mon ouvrage… monsieur, réponditla servante, blême d’effroi.

– Fais donc ton ouvrage un peu plustranquillement, nom d’un tonnerre, ragea M. de Beule.

Eleken ne dit plus rien et partit dans unenvol de jupes plus sourd, mais, pendant tout le reste de lajournée, on lui vit les yeux pleins de larmes. Et le soir,Sefietje, les pommettes en feu, vint annoncer àMme de Beule que, très probablement, Eleken quitteraitson service à la fin du mois.

Des bruits divers circulaient touchant lesouvriers et leurs dispositions. Selon les uns, ils étaientfermement décidés à maintenir leurs revendications jusqu’au bout.Selon d’autres, les femmes des grévistes se montraient beaucoupmoins enthousiastes qu’eux ; elles commençaient à récrimineret insistaient pour que leurs hommes reprissent le travail.

On les voyait assez souvent, la pipe au bec,les mains dans les poches, par les rues du village, et passervolontiers, comme en manière de protestation et de provocation,devant la demeure des de Beule. Certains d’entre eux tenaient à lamain le petit journal socialiste et le lisaientostensiblement : on pouvait les voir de la maison du patron.Il y avait déjà eu un ou deux articles sur la grève de la fabriquede Beule ; naturellement, on y prenait parti pour lesouvriers, et M. de Beule, dont le nom prêtait auxallusions faciles par le son qu’il avait en flamand, M. leBourreau, y était traité de négrier. Régulièrement, le patrontrouvait ces numéros du journal dans sa boîte aux lettres.

C’était Pierken qui menait la bande et,parfois, il faisait en pleine rue quelque allocution brève etviolente, Victorine marchait à son côté, le plus souvent la seulefemme dans le groupe, parfois accompagnée de Lotje ou de Zulma,Free, Poeteken, Léo, Fikandouss-Fikandouss, Bruun, le chauffeur,Pol et le « Poulet Froid », Pee, le meunier et Miel,cette espèce de veau, suivaient, tous l’air plus ou moins perdu etahuri ; ils trouvaient le temps long, déconcertés par cesjournées à ne rien faire, auxquels ils n’étaient pas habitués, dansl’attente continuelle d’une solution qu’ils avaient escomptée trèsrapide et qui semblait s’éterniser. Quant à Berzeel, il demeuraitinvisible. On le disait retourné à son village, mais personne nesavait au juste. Les gens, au passage des grévistes, venaientregarder curieusement sur le seuil de leur porte ; et tout levillage était soudain retombé à un calme et un silenceextraordinaires, depuis qu’on n’y voyait plus fumer la hautecheminée de la fabrique, et n’entendait plus le tonnerre incessantdes pilons.

Parfois Justin-la-Craque et Komèl faisaient unbout de conduite aux chômeurs. La première fois queM. de Beule les vit, ce fut un drame. Il bondit de fureuret voulut incontinent leur interdire l’accès de l’écurie. Lessupplications de sa femme, et surtout l’idée assez peu réjouissanted’avoir à soigner lui-même les chevaux, modérèrent sa fougue. Ilrésolut d’avoir une explication avec les deux forgerons. Il serendit à l’écurie vers l’heure où il était sûr de les y trouver,et, maîtrisant à grand peine la colère et l’indignation quibouillonnaient en lui :

– Justin, je t’ai vu ce matin en compagnie desgouapes !

– Oui, m’sieu, dit Justin comprenant aussitôtde quoi s’agissait et admettant l’ignominieuse épithète ; oui,m’sieu, j’ai été avec eux et je voudrais bien que ça finisse, cetteblague-là.

– Pour moi ça peut durer dix ans !fanfaronna M de Beule avec hauteur.

– Pour moi pas, m’sieu, pour moi pas !répondit Justin avec force. Quand la fabrique ne marche pas, moinon plus je n’ai pas grand’chose à faire. Je voudrais que vous vousentendiez avec eux, m’sieu.

Justin-la-Craque, avec ses bêtises quand ilavait bu un verre de trop et qu’il « opépitait », faisaitparfois preuve, à jeun, d’un jugement assez sensé, de même qu’ilétait un excellent ouvrier quand il voulait bien s’en donner lapeine. En outre aucune timidité ne le retenait et, lorsque saconviction était faite, nulle crainte ne l’arrêtait de l’exprimeravec grande franchise. Il regarda M. de Beule bien enface et poursuivit :

– J’ai causé avec tous, m’sieu, et il y en ades bons et des mauvais parmi eux. Pierken demande trop et c’estlui qui excite les autres, Victorine va naturellement de son côtéet Fikandouss aussi. Je ne leur ai pas mâché la vérité. Je leur aidit qu’ils demandaient trop et qu’ils avaient tort. Mais lesautres, m’sieu, si les autres obtenaient quelque satisfaction, sipeu que ce soit, ils seraient contents et reprendraient letravail.

– Rien ; pas un centime ! crachaM. de Beule.

– Vous avez tort, m’sieu. Vous avez grandementtort, dit posément Justin.

– Le « Poulet Froid » a laissé meschevaux sans manger ni boire ! cria M. de Beule,rouge de colère.

– Il le regrette, m’sieu, il ne le feraitplus, affirma Justin.

Et Komèl répéta d’un ton convaincu :

– Non… non… il ne le ferait plus.

– Si vous leur accordiez quelque chose,insista Justin. Par exemple, chaque fois deux gouttes au lieud’une ; et le soir, s’ils pouvaient finir à sept heures etdemie au lieu de huit heures. Je crois que tous, ou à peu près,seraient contents. Je réponds de Free, de Pee, d’Ollewaert et deBerzeel. Et je suis presque certain que les autres suivraient.

– Oui… oui…, deux gouttes au lieu d’une,répéta Komèl en écho.

Et son grand nez bougea dans sa face de suie,comme s’il dégustait déjà le royal cadeau.

– Rien, rien ! réitéra durementM. de Beule.

Et il quitta l’écurie pour en rester là.

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