C’était ainsi…

Chapitre 21

 

A la fabrique, c’était singulier de voircomment la nouvelle fut accueillie. M. Triphon s’était attenduau pire certainement, à des ricanements mauvais, à peine déguisés,peut-être à de l’hostilité ouverte, brutale. Il n’en fut rien, Léo,il est vrai, ne manquait pas de lancer son formidable « Oooo…uuuu… iiii… » dès qu’il l’apercevait, de même que Feelken« fikandoussait » sans se gêner, mais cela n’atteignaitpas les proportions d’une offense et ne durait jamais longtemps. Aucontraire. Ils le faisaient plutôt par habitude, et M. Triphonremarqua même chez eux une sorte de déférence respectueuse àlaquelle il n’était pas du tout habitué. Il était surtout frappé del’attitude de Pierken, qui, nourri de son journal socialiste, nepouvait voir en M. Triphon, aussi bien qu’enM. de Beule et tous les autres patrons, que les suppôtsde l’odieux Capitalisme. Il y avait parfois une réellebienveillance dans le regard que Pierken dirigeait vers le fils dupatron. Et un jour, au repos de quatre heures, M. Triphonsurprit un bout de conversation qui roulait sur lui etl’intéressait au plus haut point.

Accroupis en ligne contre le mur dans la cour,les ouvriers mastiquaient leur tartine, lorsque M. Triphon, ensortant de l’huilerie, entendit prononcer son nom. Du coup ils’arrêta et se tint caché derrière une porte. On parlait de lafameuse histoire et Pierken disait, d’un ton tranchant etdoctoral :

– Je trouve ça bien. Je trouve bien qu’ilcontinue à s’occuper de Sidonie. Il pourrait faire mieux, sansdoute. Son devoir serait de l’épouser. Mais ce qu’il fait pourl’instant est tout de même bien et, en tout cas, mieux que ce quej’aurais attendu de lui. C’est un commencement de justice sociale.M. Triphon et ses parents ont vécu toute leur vie du travailde leurs ouvriers et, aujourd’hui, il restitue en la personne deSidonie une faible partie de l’argent volé à la classe ouvrière. Ill’entretient, elle et sa famille, autant qu’il peut ; et, trèsprobablement, il continuera à l’entretenir, car il ne peut pas s’endécoller. Bon ça ! Comme revanche, c’est tapé.

Les ouvriers n’étaient pas tous de cet avis.Il y eut quelque rumeur dans le groupe et Free déclara aveccynisme :

– Eh ben, moi, à sa place, je ne le feraispas. Je m’en ficherais.

– Vous seriez une franche fripouille !s’indigna Victorine, la bonne amie de Pierken.

– Fripouille ou pas, je m’en ficherais !reprit Free avec conviction.

Pierken se fâcha tout rouge.

– Les individus de ta sorte sont les piresennemis de la classe ouvrière, gronda-t-il.

Free eut un sourire et demeura très calme.

– Et toi, Ollewaert, tu le ferais ?demanda-t-il en se tournant vers le petit bossu.

Ollewaert se gratta l’oreille et regarda safille, dont la présence semblait le gêner pour dire exactement cequ’il pensait.

– Faut voir, dit-il enfin. C’est aux femmes àfaire attention.

– Vous voyez bien ! s’écria Freetriomphant.

– Naturellement les hommes se soutiennententre eux. Ils se valent ! dit une ouvrière.

Les hommes protestèrent avec véhémence ;mais il semblait bien qu’une vérité venait d’être dite, car aucund’eux, sauf Pierken, ne s’éleva contre l’opinion de Free.

Le cœur de M. Triphon battait à grandscoups. Il était en proie aux sentiments les plus contradictoires,et volontiers il en eût appris d’avantage. Mais à cet endroit onpouvait le surprendre à chaque instant et il avait beaucoup depeine à retenir Kaboul, qui s’impatientait. Il le lâcha enfin et lepetit chien fut d’un bond dans la cour, où aussitôt des« sst » avertisseurs se firent entendre. Du coup, laconversation tomba. M. Triphon allait suivre son compagnonlorsque, en franchissant le seuil et tournant machinalement latête, qu’aperçut-il…. Bruun qui l’épiait de loin, par la porteentr’ouverte de la chambre des machines !…« Sacredieu ! » gronda M. Triphon d’une voixsourde. Le rouge de la honte lui monta aux joues, et il eut unmouvement instinctif pour sauter sur le mouchard. Mais déjà Bruunavait tout doucement refermé la porte.

Dans la cour les ouvriers s’étaient levés,prêts à retourner au travail.

Les femmes se dirigeaient, les jambes raides,vers leur « fosse » ; et sous la porte charretièreapparut Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait unebarre de fer. Justin était visiblement dans les vignes.

Il se dirigea tout droit vers M. Triphon,qu’il n’avait pas vu depuis l’histoire, et se mit à fredonner enmineur, les yeux fixés sur le jeune homme, ses yeux aqueuxd’ivrogne :

– Ooooooooooo…

– Pépita… Pépita…, dit Léo en riant.

– Ooooooooooo… répéta Justin avec entêtementen se tournant vers Léo.

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss !glapit Feelken.

– Ooooooooooo… persista Justin en se tournant,cette fois, vers Feelken.

Et, tout à coup d’une voix de tête,suraiguë :

– Peeeeee… pepepepeeeee…pépitapépitapépita !

Les hommes se tordaient et là-bas les femmess’étaient arrêtées, immobiles, devant leur « fosse »,pour ne rien perdre de la comédie.

Avec un beau geste de ses deux mains noiresétendues, Justin-la-Craque refaisait face à M. Triphon.

– Oooo… monsieur Triphon, pourquoi n’avez-vouspas suivi mon conseil ? grogna-t-il.

– Suivi votre conseil ? Quelconseil ? demanda M. Triphon étonné.

– Ooooooooo… réitéra Justin d’un airsombre.

Puis, brusquement, changeant complètement deton, avec une familiarité d’ivrogne :

– Dites donc, monsieur Triphon, payez-nous unverre. Un jour comme aujourd’hui, ça en vaut la peine.

Toute l’équipe partit d’un énorme éclat derire et M. Triphon, très gêné, ne savait que répondre, quandsoudain Muche parut dans la cour, immédiatement suivi deM. de Beule, comme un tonnerre tombant au beau milieu dela joie. Il ne s’enquit même pas de ce qui se passait ; ilétait cramoisi de fureur et se mit à « partir » de touscôtés, comme un dément. Les hommes se précipitèrent dans l’huilerieet les femmes dans leur « fosse ». Écumant,M. de Beule se tourna vers Justin-la-Craque et Komèl,avec un coup de gueule :

– Justin, si je t’attrape encore une fois àamuser les ouvriers pendant les heures de travail, je te flanque àla porte et tu ne remettras plus les pieds ici !

– Mais m’sieu, mais m’sieu ! Je viensrapporter cette barre de fer qui était à réparer, dit Justindéconfit et du coup dégrisé.

– Tu m’as compris, hein ? clamaM. de Beule trépignant de rage.

– Mais oui, m’sieu, mais oui, répétaithumblement Justin. Mais voilà, m’sieu, la réparation est faite.

Et, comme preuve, il désignait la barre defer, que portait Komèl.

M. de Beule ne daigna point ajouterun mot. Passant, tout bouillant, devant M. Triphon, ildisparut dans la « fosse aux huiliers ». On l’entendithurler quelque chose dans le vacarme trépidant des pilons. Il enressortit, les épaules gonflées, traversa la cour, fonça sur laporte de la « fosse aux femmes », où les malheureusestremblaient, penchées sur leur ouvrage. L’une après l’autre il lesregarda, les yeux flamboyants, prêt à éclater : mais pas moyende trouver le motif. Elles en avaient la respiration presquecoupée, comme anéanties. La vieille Natse était tellementbouleversée qu’elle ne pleurait même pas. Il souffla fort etrepartit en faisant claquer la porte. Il faillit se heurter àM. Triphon, qui se dirigeait vers la remise. Avec un regard enéclair, bref et fulminant, sur son fils, il passa sans rien dire.Kaboul et Muche s’entreflairèrent un instant comme des étrangers,puis chacun d’eux suivit son maître. Au bout de quelques instantss’éleva de la « fosse aux huiliers » un « Oooo…uuuu… iiiii » mugissant et prolongé ; M. Triphoncomprit que son père était retourné à la maison.

D’un pas hésitant, il rentra dans l’huilerie.Il y régnait une atmosphère d’émeute. Les pilons dansaient,bondissaient et, dans l’infernal tumulte, les ouvriers échangeaientà tue-tête des colloques saccadés. Feelken« fikandoussait », Léo rugissait, Berzeel et Poeteken setordaient à cause de Justin-la-Craque, qui malgré tout s’étaitrisqué dans l’huilerie et fredonnait en mineur un O Pépitaobstiné devant ce veau de Miel, immobile et bouche bée àl’écouter ; tandis que, par la porte entr’ouverte de lachambre des machines, Bruun, son père, était aux aguets. Il valaitmieux ne pas trop s’attarder ici en ce moment, se ditM. Triphon, et il comprit aussi que le prestige de son pèreétait tombé à zéro. Il soufflait un véritable esprit de révolte.Pierken, en apparence le plus calme de tous, lui cria néanmoins enpassant, d’une voix où tremblait la colère, que les ouvriers enavaient assez : ils étaient las de se voir insulter et menercomme un vil bétail.

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