C’était ainsi…

Chapitre 11

 

Après tout, son escapade nocturne lui avaitlaissé une impression bienfaisante. Il éprouvait presque lasatisfaction d’avoir accompli une bonne action ; et cettepensée consolante le soutint, pendant plusieurs jours. Il sesentait réconcilié avec lui-même, grandi dans sa propre estime. Ily songeait, il en rêvait la nuit, il y trouvait une sorte d’appuimoral, tout en ayant peur à l’idée de recommencer l’entreprise.

Il vécut ainsi toute une semaine, tiraillé ensens contraires. Alors le désir, le mécontentement, l’inquiétude lereprirent plus fort. Si désespérément vide et morne était sa vie,si totalement insignifiant et insipide son travail à la fabrique etau bureau – le peu que la mauvaise volonté rancunière de son pèrelui laissait faire – si mortellement ennuyeuses les interminablessoirées d’hiver, qu’il aurait fait n’importe quoi pour y échapper.Il lutta jusqu’à l’extrême limite de ses forces.

Il passa des jours et des nuits comme enterrévivant dans un sépulcre.

Puis tout d’un coup il n’y tint plus, ladémence le secouait. Un soir enfin il repartit, ivre d’amour et dedouleur, prêt à tout, prêt à la catastrophe et à la mort.

Kaboul l’accompagnait et il n’essaya même pasde le renvoyer. Il allait, il allait, tout droit devant lui àperdre haleine ; il courbait la tête contre le vent, ses piedsmouillés faisaient gicler les flaques de boue avec un bruit dechoses qui éclatent, ses dents claquaient. Mais il ne sentait rien,ne voyait rien ; il n’avait qu’une vision, une hantise :être auprès d’elle, la revoir, la serrer entre ses bras….

De loin, il vit clignoter les lumières desmaisonnettes et il entendit le ronflement de l’écoussoir dans lapetite grange du voisin. Il vit l’homme, pareil à un fantochegrisâtre, gambader sur ses planches à bascule et perçut lefredonnement de sa chanson, comme l’autre soir qu’il avait passépar là. Il s’arrêta, la respiration coupée ; et, devant lui,s’arrêta aussi Kaboul, noir et immobile dans la clarté vague de lalampe à huile, comme un petit chien de boîte à jouets. Et, de mêmeque la première fois, M. Triphon eut une hésitation avantd’aller plus loin.

Là tout semblait si digne, si tranquille, siprobe. Personne n’y paraissait songer à mal ; tout y parlaitde bon travail et de devoir ; lui seul venait s’y glissercomme un rôdeur, un malfaiteur. Une sorte d’envie le mordit aucœur. Il jalousait cette pauvreté, cet humble bonheur dans ledevoir accompli, ce dur labeur du bon petit teilleur de lin, quitrouvait encore assez de charme dans son existence pour fredonnerune chanson. Que fallait-il de plus au monde que lecontentement ! Ce petit bonhomme-là n’était-il pas mille foisplus heureux que lui qui, matériellement, vivait dans l’abondanceet ne travaillait que lorsqu’il en avait envie ? Sa vie à luine serait-elle pas bien plus heureuse s’il réparait le mal qu’ilavait fait à la pauvre Sidonie, s’il l’épousait et allait vivreavec elle humblement ? M. Triphon était dans desdispositions sentimentales, tous ces temps-là ; le remords,quelquefois, lui montait par bouffées à la gorge. Ses yeux seremplirent de larmes d’attendrissement et il n’hésita plus. D’unpas ferme, il passa devant la petite grange, vit, entr’ouverte, lagrille du verger de Sidonie, la poussa, suivit la sente vers lamaison et s’arrêta devant la porte. Dans l’obscurité il avança lamain pour lever le loquet. Il ne le trouva pas tout de suite. Sesdoigts tâtonnaient sur le, bois rugueux ; et il se sentait làcomme un voleur, qui va s’introduire par effraction. A l’intérieur,derrière la porte fermée, il entendait le clapotement monotone desbobines retombant sur le carton glacé des coussins de dentellière.Il percevait aussi un bruit de sabots qui marchaient avec lenteursur les dalles et la résonance d’un tisonnier avec lequel onattisait le feu. N’arriverait-il donc pas à empoigner ce sacréloquet ! Soudain il eut un sursaut. Quelque chose deblanchâtre lui passait entre les jambes en soufflant, suivi d’uneombre noire, qui jappait. « Kaboul !… nom deDieu ! » cria-t-il, d’une voix sourde. C’était Kabouldonnant la chasse au chat de la maison. Il y eut une vive escaladeaprès un tronc de pommier, contre lequel le chien s’arc-bouta deses pattes de devant. Cependant, à l’intérieur de la maisonnette,c’était tout à coup le silence complet. Le tisonnier ne tisonnaitplus, les bobines cessèrent de clapoter sur le carton glacé, lessabots étaient muets. Alors une voix s’éleva, une voix de femme quidemandait d’un ton troublé :

– Qui est là ?

– C’est moi, la patronne, n’ayez pas peur,répondit-il machinalement, la gorge serrée d’émotion.

– Qui, vous ? répéta la voix, pluspressante.

– Moi, la patronne, M. Triphon,murmura-t-il d’une voix étranglée, au trou de la serrure.

Il y eut une vague rumeur. Il lui semblaentendre des cris d’effarement étouffés ; puis, pendantquelques secondes, de nouveau un silence de mort régna. Derrièrelui, dans l’obscurité, il entendait le chat sur le pommier crachersa colère et le glapissement aigu de Kaboul, qui pleurait du nez.Lentement les sabots s’avancèrent vers la porte, qui s’ouvrit avecprudence.

– Puis-je entrer ? demanda-t-il, haletantet presque suppliant.

Il avait en face de lui la mère de Sidonie.C’était une femme d’une cinquantaine d’années, maigre, avec degrands yeux clairs. Elle devait avoir été jolie dans sa jeunesse,comme sa fille. « Tiens, c’est vous, Monsieur Triphon »,dit-elle simplement, en le faisant entrer. Kaboul se faufila entreleurs jambes et elle ferma doucement la porte.

Une sorte de paravent en planches masquait àmoitié la cuisine ; il s’arrêta sur le seuil, avança la têteet demanda d’une voix timide, comme il eût fait dans n’importequelle maison étrangère : « Je ne vous dérangepas ? » En même temps il entra. Trois jeunes fillesétaient assises autour d’une table basse près de la fenêtre à menuscarreaux, avec leur coussin de dentellière sur les genoux. Unelampe les éclairait, dont trois bocaux remplis d’eau grossissaientles rayons clairs sur la finesse délicate et compliquée de leurouvrage.

– Bonsoir, tout le monde, dit M. Triphond’une voix qui tremblait.

Six beaux yeux clairs s’étaient levés ;quatre restèrent fixés sur lui avec persistance, deux se baissèrentaussitôt, regardant, mouillés, le métier à dentelle. Et deux voixdouces répondirent timidement : « Bonsoir, MonsieurTriphon », tandis que la troisième gardait le silence.C’étaient Sidonie et ses deux jeunes sœurs. Une vive rougeur avaitcoloré ses joues, qui lentement s’atténuait. De ses doigtstremblants elle agita ses bobines et se remit machinalement autravail. Les deux petites sœurs ne bougeaient pas, muettes decuriosité et d’émotion angoissée.

La mère jeta quelques brindilles sur le feu,qui crépita, et dit dans son trouble :

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, quelleaffaire !

– Je suis venu…, commença M. Triphond’une voix sourde.

Mais aussitôt il s’arrêta, suffoqué, netrouvant plus les mots. Tout son corps tremblait. Maintenant qu’ilétait là, il ne savait plus que faire ni que dire. Il était venupour la revoir, dans un élan de tendresse et de remordsirrésistible et il n’avait pas une parole, pas un geste, pourexprimer le tumulte de ses sentiments. Il considérait Sidonie, quigardait un mutisme farouche, et ses lèvres frémissaient, sansarticuler un son. Enfin, d’un effort violent, il putbégayer :

– Sidonie… puis-je encore venir tevoir ?

Elle ne dit rien, les bobines tambourinaientsur le carton glacé, mais elle inclina la tête, comme en signed’acquiescement. La mère se tenait droite et figée devant lefeu ; les petites sœurs demeuraient immobiles, leurs beauxyeux clairs fixés sur lui.

– Sidonie…, reprit-il avec angoisse, je nepeux plus vivre ainsi, il me faut te revoir.

De nouveau elle inclina la tête, sansrépondre. Elle aussi semblait incapable de parler. Elle releva sesyeux mouillés de larmes, les tint longuement fixés sur lui. Il seprécipita, lui prit les mains, les serra convulsivement. Un sanglotbrusque s’échappa de sa gorge. La mère vint vers lui, avança unechaise et dit :

– Asseyez-vous, monsieur Triphon.

Il s’assit…. Il s’assit tout près de Sidonieet la regarda avec tendresse. Sa respiration était oppressée ethaletante. La sueur perlait sur son front. La présence importunedes deux petites sœurs ébahies et curieuses le gênait. Il lesregardait avec impatience, comme pour les faire partir. Intimidées,elles baissèrent la tête et se remirent machinalement au travail.Les bobines tapotaient doucement. Peut-être, si elles n’avaient pasété là, les mots qu’il fallait dire lui seraient-ils venus.Maintenant, il ne trouvait que cette banalité, qui sonnait,discordante, à ses propres oreilles :

– Comment vas-tu, Sidonie ?

Elle se remit à pleurer. Aussi, cettequestion ! Il n’aurait rien pu lui demander de plus maladroitni de plus stupide : il le sentait.

– Comment voulez-vous que j’aille !répondit-elle enfin, profondément navrée.

Il la regarda à la dérobée. Ses joues tendresavaient conservé de leur fraîcheur et le profil était resté fin etpur, un peu aminci sous les beaux cheveux bruns ondulés. La tailles’alourdissait…. Il essaya de se ressaisir, mais son espritdemeurait agité et troublé. Il sentait des lacunes dans soncerveau. Que venait-il faire ? Quel était son but ? Ill’ignorait lui-même. Les choses ne se précisaient pas en lui.Venait-il la consoler et la réconforter d’une promesse solennellede l’épouser ?

Il s’effraya à cette idée, qui le glaçait.Mais, quoi alors ? Pourquoi restait-il là à ne riendire ? Que devaient-ils penser ?

Qu’attendaient-ils de lui ? Il luifallait s’expliquer – dire, faire quelque chose !

Dans sa détresse, il ouvrit son veston etsortit son portefeuille. Il avait de l’argent sur lui et dépliad’une main tremblante trois billets.

Timidement, il fit signe à la mère et luiremit l’argent. « Voilà, dit-il, c’est pour vous… c’est pourvous autres, pour vous aider ».

Il baissa la tête, s’attendant à de dursreproches.

A la vue d’une telle somme la mère eut presquepeur et le regarda bouche bée, avec de grands yeux. Elle en oubliade le remercier et ne sut rien dire. Les petites sœurs, les jouesen feu, se remirent nerveusement à remuer leurs bobines. Les traitsde Sidonie se contractèrent en une douloureuse amertume et soudainses larmes coulèrent. Son émotion fut aussitôt contagieuse. La mèreà son tour se prit à pleurer ; de même les jeunes sœurs, quise levèrent et quittèrent la pièce. M. Triphon lui-même étaitsi profondément bouleversé qu’il enlaça Sidonie en gémissant et latint longuement embrassée. Inquiété par la scène, Kaboul se mit àaboyer.

Cette voix les ramena au sens de la réalité. MTriphon lança un coup de botte à Kaboul, et Sidonie, séchant seslarmes, appela le petit chien auprès d’elle pour le caresser. Il lareconnut bien dès qu’il entendit sa voix, lui lécha la main etremua la queue.

– C’est une bonne petite bête fidèle, monsieurTriphon, dit la mère en passant son tablier sur ses joues.

– Oui, mais il fait trop de bruit, réponditM. Triphon.

Ce banal colloque suffit à dégagerl’atmosphère, alourdie de peine et de contrainte. Le tragique de lasituation cédait à une appréciation plus saine et plus modérée. Aquoi bon se désoler en pure perte ! Les choses étaient cequ’elles étaient et les larmes n’y changeraient rien. La mère nefit entendre nul reproche et les beaux sentiments généreux dontM. Triphon était tout gonflé refluèrent vers les profondeursde son âme impressionnable. Comme d’un accord mutuel et tacite, ilsne parlèrent plus du passé ; et M. Triphon se sentit unmoment à l’aise, tel un simple ami venu faire une cordiale visitede politesse. Les sœurs rentrèrent et furent s’asseoir devant leurouvrage que toutes les trois reprirent, comme si rien n’étaitarrivé. Les petites bobines clapotantes voletaient affairées,abeilles diligentes, au-dessus du carton glacé des coussins.

– Comment ça va-t-il à la fabrique ?demanda Sidonie au bout d’un instant, d’une voix blanche.

– Oh ! il y fait bien tranquille…, bientriste…, bien ennuyeux, répondit-il sur le même ton.

Son air désenchanté semblait dire que pour luitout charme en avait disparu depuis qu’elle ne s’y trouvait plus.Nouveau silence. Les bobines tambourinaient ; la mèrepréparait le repas du soir près de l’âtre.

– Est-ce vrai que vous allez vous marier avecmademoiselle Dufour ? demanda Sidonie tout à coup.

Il sursauta violemment et un afflux de sanglui monta aux joues.

– Des mensonges ! des mensonges !des mensonges ! s’écria-t-il avec force. Qui vous a ditça ?

Elle sourit, surprise et contente. Ses beauxyeux le remercièrent d’un long regard pour sa violente explosion defranchise. Mais lui se sentait humilié, mécontent. L’évocationbrusque de l’avanie subie le mordait amèrement au cœur et, durantquelques instants, il éprouva un regret aigu d’être revenu versSidonie. Il mesura l’abîme social qui les séparait : ilressentit une déchéance morale, vit l’impossibilité de se relever.Il avait lui-même fixé son sort ; un recul n’était pluspossible.

Les jeunes sœurs, qui d’émotion avaient laisséchoir leurs bobines, les relevèrent et recommencèrent doucement àtambouriner ; la mère, qui avait prêté la plus vive attentionà sa réponse, se remettait lentement à tourner avec une grossecuiller de bois la soupe au lait qui mijotait dans le grandchaudron pendu sur l’âtre. Agacé, M. Triphon haussa lesépaules comme pour chasser une pensée importune. Tant pis ; ill’avait dit ; le sort en était jeté. Il prit sa pipe et labourra.

– Marie, une allumette ! commanda la mèreà l’une des petites.

Marie se leva, courut à la cheminée, frottaune allumette et vint la présenter à M. Triphon.

– S’il vous plaît, monsieur Triphon, dit-ellehumblement, avec un joli sourire.

M. Triphon alluma sa pipe, en regardantla petite avec aménité. C’était une jolie enfant de seize ans,bientôt jeune fille, fraîche, avec des yeux bleus très tendres.Elle deviendrait, à sa façon, une aussi belle fille que sa sœur,pensa M. Triphon. Il en éprouva comme une sensation de vanitéet de bien-être. Il tira quelques bouffées gourmandes de sa pipe etsourit voluptueusement, comme un pacha dans son harem.

Dehors, devant la porte, il y eut tout à coupun bruit de sabots qu’on secoue. Troublé dans sa béatitude,M. Triphon leva des yeux inquiets.

– Oh ! ce n’est rien, dit la mère d’unton rassurant. C’est le père et Maurice qui reviennent.

M. Triphon devint tout pâle. Le père etle frère ! Il n’y avait plus du tout pensé. Il se sentitenvahir comme d’une coulée froide. Qu’allait-il se passer ? Lepère outragé ne lui montrerait-il pas la porte en un gested’indignation ? Est-ce que le fils ne le prendrait pas à lagorge pour le flanquer dehors ? Machinalement, comme pour semettre en état de défense, il s’était levé.

– N’ayez pas peur ; restez assis,monsieur Triphon, lui dit la mère avec conviction.

Et, à leur tour, les filles hochèrent la têteen signe de tranquillité.

La porte s’ouvrit et les deux hommesentrèrent. Un moment ébahi, le père regarda fixement le visiteurinattendu. Durant une seconde, il y eut comme un éclair de colèreet de menace dans ses yeux. Mais il ne dit rien, regarda sa femmed’un œil rond, puis M. Triphon, toucha le bord de sacasquette, murmura « bonsoir », d’une voix à peineperceptible, et, le pas pesant, s’avança vers l’âtre. Le filsaussi, un long garçon dégingandé, s’arrêta un moment, interdit,toucha le bord de sa casquette, murmura « bonsoir », etse dirigea, les bras ballants, vers l’âtre.

– Père Neyrinck…, commença M. Triphond’une voix étranglée. Mais il ne put continuer ; il s’arrêta,suffoqué, les traits contractés et d’une pâleur livide. « PèreNeyrinck… », reprit-il au bout d’un instant, raidi et presquetragique, « père Neyrinck, je suis ici… et vous pouvez memettre à la porte, si vous voulez… mais je suis ici… je suis ici…parce que je veux revoir Sidonie… parce que je ne veux pas lalaisser seule… dans le malheur. »

Il s’arrêta encore et dut reprendre haleine.Un sanglot s’étouffa dans sa gorge. Il n’en pouvait plus. Sidonieavait baissé la tête et pleurait ; et les deux jeunes sœurs,rouges et immobiles d’émotion, regardaient tour à tourM. Triphon et leur père. Le père avait l’air plutôt gêné queméchant. Le fils considérait fixement le feu, comme si la chose nele concernait pas. La mère, un peu nerveuse, se baissa vers sonmari et lui dit à mi-voix, d’un ton confidentiel :

– Il a été bon pour nous. Il m’a donnébeaucoup d’argent.

Le père hocha la tête ; il ne dit rien.Il était là comme un étranger dans sa propre maison. Visiblement,il ne se rendait pas un compte exact de la portée d’un telévénement ; et il regardait sa femme d’un œil interrogateur,comme pour lire sur ses traits ce qu’il devrait bien répondre.C’était un homme d’une cinquantaine d’années, au visage affable quiavait la couleur uniforme et terreuse de ses vêtements de travail.Il paraissait fatigué et jetait machinalement des regards obliquesvers le chaudron fumant, comme si là se trouvait pour le moment cequi l’intéressait le plus. Maurice continuait à garder le silence,l’air hypnotisé par la flamme crépitante du foyer.

– Il ne faut pas partir à cause de moi,monsieur Triphon, dit enfin le père avec effort, tout en regardantsa fille aînée.

D’un geste ému, M. Triphon exprima sagratitude pour ces paroles conciliantes. La gêne devenait moinspesante ; un certain rapprochement semblait vouloir s’établir.Il tâta dans sa poche, prit son étui à cigares et l’ouvrit.

– Un cigare, père Neyrinck ? demanda-t-ilen s’approchant de lui.

– Oh ! ça n’est pas nécessaire, monsieurTriphon, répondit le père avec un sourire de convoitise versl’étui.

– Si fait, si, si, insista M. Triphon,qui lui donna trois beaux cigares.

– Je vous remercie beaucoup, monsieurTriphon ; j’en fumerai un après que j’aurai mangé, dit lepère.

Et il prit le cadeau avec précaution, entreses gros doigts tremblants.

M. Triphon se tourna vers Maurice, quisourit en rougissant légèrement.

En recevant, lui aussi trois cigares ilregarda ses sœurs, d’un air presque triomphant. Tout de suite il enalluma un.

– Est-ce qu’on mange bientôt ? demandadoucement le père à sa femme.

– C’est prêt ; dans cinq minutes,répondit-elle.

Elle défit le lourd chaudron de son crochetau-dessus de l’âtre et versa le contenu dans une large terrine degrès rouge. Une bonne odeur de soupe au lait de beurre se répanditdans la cuisine. Les jeunes filles rangeaient leurs coussins.M. Triphon se leva pour partir. Kaboul, qui en avait enviedepuis longtemps, d’impatience fit entendre un long bâillementsonore et sautilla en dansant vers les genoux de son maître.

– Kaboul, un bout de susucre ? ditMaurice en caressant le petit chien.

M. Triphon tendit la main àSidonie :

– Eh bien, Sidonie, à un de ces jours,n’est-ce pas ?

– Vous reviendrez ? demanda-t-elle en leregardant avec des yeux tendres.

Les deux petites sœurs, muettes et immobilesd’émotion attentive, ne perdaient pas un geste des adieux.

– C’est permis ? sourit-il.

– Vous savez bien que oui, dit-elle enbaissant les yeux et rougissant.

– Merci, dit-il, en lui serrant encore lesmains avec ferveur.

– Quand viendrez-vous ? insista-t-elle,malgré tout vaguement méfiante.

Il hésita une seconde. La conséquenceinéluctable de son premier pas déjà s’imposait, impérieusement.

– Dès que je pourrai ; après-demain, jepense, promit-il.

– Bien vrai ? Vous ne l’oublierezpas ?

– Soyez tranquille.

Sur un rapide bonsoir à toute la famille, quile lui rendit avec politesse, il quitta la maisonnette et se trouvadehors, dans la nuit froide.

Le sentiment de la réalité reprit possessionde lui. Il vit au passage le petit teilleur se mouvoir comme unpantin désarticulé sur ses planches à bascule et l’entenditfredonner sa chanson dans l’ébrouement de la roue tournoyante. Ileut à nouveau l’impression de quelque chose d’honnête et de digne,très au-dessus des préoccupations égoïstes qui l’avaient amené là.Il se sentait allégé d’un grand poids et néanmoins il n’était pascontent de lui. Il ne savait pas encore clairement ce qu’ilvoulait. Il craignait le désenchantement pour soi-même et pour lesautres. Son esprit demeurait trouble et un vague remords continuaitde lui ronger l’âme. Il avait bien agi, certes ; oui et non.Il venait d’oser un acte d’honnêteté et de franchise ; maistout à l’heure, en rentrant, il allait encore simuler, mentir. Ilentrevoyait la lutte inévitable et longue qui l’attendait.

Par un détour il rentra au village et passadevant la demeure cossue des trois demoiselles Dufour. Il songea àl’existence de ces trois vierges revêches qui, elles aussi,menaient une existence incolore et ratée.

Elles étaient là, demeuraient là, isolées dansla monotonie mortelle du milieu villageois. Que diraient-elles demoi si elles savaient d’où je viens ? pensa-t-il. Enimagination, il voyait les lèvres prudes se contracter, et le rougede la pudeur offensée se répandre sur leurs joues pâles.N’avaient-elles donc jamais une révolte des sens ?

N’éprouvaient-elles jamais le besoin éperdud’enlacer un homme, de lui plaquer les lèvres sur la bouche, commeil faisait avec Sidonie ? Il resta planté un moment, immobile,les yeux fixés sur la belle maison.

Les murs blancs se teintaient vaguement d’uneclarté lunaire entre le noir des sapins environnants et, derrièreles stores baissés de deux fenêtres, se dessinaient dans la nuitdeux rectangles de lumière. M. Triphon se dit que, sans doute,elles se tenaient là, réunies toutes les trois autour d’une table.A quoi faire ? Lire ? Coudre ? Bavarder ? Ilsentait avec une intensité cuisante l’inutilité totale de ces troisexistences dévoyées autant que la sienne. Pourquoi ses parentsn’avaient-ils jamais fait une tentative pour le rapprocher de cesjeunes filles ? N’étaient-ils pas faits pour se comprendre,dans leur isolement réciproque ? Si ses parents s’y étaientpris à temps, la regrettable aventure avec Sidonie ne seraitprobablement jamais arrivée. A présent c’était trop tard. Ellessavaient tout et elles le méprisaient. Elles avaient horreur delui.

Découragé, M. Triphon poursuivit sa routedans le silence de la rue déserte. Dans la fabrique, tassée commeune bête sombre, les lourds pilons dansaient et bombardaient ;la machine à vapeur faisait entendre des gémissements et dessoupirs. M. Triphon baissait la tête. C’était comme si tout cebruit et toute cette tristesse lui retombaient sur le cœur. Lasilhouette noire de Kaboul, qui le précédait, dessinait sa taillede gnome à la lueur de la lanterne dans la haute remise ; etle petit chien s’arrêta une seconde, tourné vers son maître, pourvoir s’il entrerait dans la « fosse aux femmes ». Elles ychantaient, derrière les vitres troubles, avec des voixnasillardes, de mélancoliques chansons flamandes. M. Triphonn’eut pas la moindre envie d’entrer. Il passa devant l’atelier,sans même y jeter un regard et s’arrêta près de l’écurie, où ilentendait le bruit d’une querelle entre Pol et le « PouletFroid ». Pol était pris de boisson, selon son habitude ;et, sur un ton menaçant, il rabrouait le « PouletFroid », qui ne répondait que par monosyllabes, en jetant dela paille fraîche sous les pieds des chevaux.

M. Triphon passa. Ils n’avaient qu’à sedébrouiller. Il entra dans le vacarme de la « fosse auxhuiliers », où les six hommes, luisants d’huile, se démenaientdevant les pilons trépidants. Ils s’amusaient de Feelken, quifaisait « Fikandouss-Fikandouss ! » et de Léo,poussant tout à coup son rugissement féroce, son terrible« Oooo… uuuu… iiii… », qui faisait tant enragerM. de Beule, lorsqu’il l’entendait du fond de la maison.La joue gauche d’Ollewaert était bossuée par une chiqueénorme ; et Pee et Miel s’en vinrent en souriant, d’un pastraînant, vers les huiliers : Pee tout blanc de farine commeun saint Nicolas couvert de neige, et Miel, l’air plus bête quenature avec ses cheveux épais bas sur le front, ses petits yeuxtrop rapprochés et bigles. Free le considéra une seconde d’un œilfixe, puis lui cria à la face un « espèce deveau ! » qui fit rire les autres à se tordre. Berzeel,qui s’était encore battu le dimanche précédent, portait au mentonune cicatrice noirâtre, plaquée là comme une sangsue ; etPierken se tenait près de lui, lèvres closes et sourcils froncés,absorbé comme toujours dans les questions sociales et ses idéesnourries par son petit journal.

M. Triphon s’empressa de filer par uneporte de communication intérieure. Il y surprit Bruun, lechauffeur, qui espionnait par une fente ; mais, sans faireautrement attention à l’incorrigible mouchard, il passa et, par lejardin sombre, rentra à la maison. Lorsqu’il ouvrit la porte duvestibule il entendit les pilons se ralentir et la machine à vapeurexpirer dans un dernier soupir.

Le souper était prêt. M. de Beule,l’air maussade, déjà se dirigeait vers la salle à manger, suivi desa femme, qui l’observait d’un air inquiet. Eleken vint servir etils prirent leur repas en échangeant de rares paroles.

Encore un jour qui s’achevait, semblable àtant d’autres jours en leur invariable monotonie.

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